« D’orgasme en orgasme, Dieu nait.»
Entre­tien avec le physi­cien et l’écrivain Basarab Nicolescu,
auteur des Théorèmes poé­tiques, Curtea Veche Pub­lish­ing, 2013.

 

Née d’un « orgasme cos­mique », l’humanité prend-elle la mesure de sa haute dig­nité ? Pourquoi les recherch­es trans­dis­ci­plinaires prophé­tisent un monde futur encore viv­able ?… Et bien d’autres réflex­ions inquié­tantes et ras­sur­antes à la fois ryth­ment le dia­logue avec le physi­cien et l’écrivain Basarab Nico­les­cu, l’un des penseurs les plus com­plex­es de notre temps. A deux pas du Cen­tQua­tre, dans son apparte­ment per­ché au six­ième niveau d’une tour tran­quille du XIXe arrondisse­ment de Paris, l’amphitryon allume sa pipe et étale devant moi 12 car­nets à cou­ver­ture orange : le man­u­scrit des Théorèmes poé­tiques. Une écri­t­ure presque sans rature et des cen­taines de sen­tences, en français. Pour­tant ce n’est pas sa langue natale.

Né en 1942 à Ploiesti, Basarab Nico­les­cu fuit la Roumanie com­mu­niste en 1968 pour s’établir en France. Il devient physi­cien théoricien au Cen­tre nation­al de la recherche sci­en­tifique (CNRS) et  fonde en  1987 le Cen­tre inter­na­tion­al de recherch­es et études trans­dis­ci­plinaires (CIRET). Il est notam­ment l’auteur de Nous, la par­tic­ule et le monde (Le Rocher, 2002), Le tiers secrète­ment inclus (Babel Édi­teur, 2003), La trans­dis­ci­pli­nar­ité, man­i­feste (Le Rocher, 1996), L’homme et le sens de l’U­nivers — Essai sur Jakob Böhme, (Le Félin — Philippe Lebaud, 1988, 2e édi­tion 1995).

Ses écrits témoignent d’une démarche trans­dis­ci­plinaire struc­turée, cen­sée penser le monde à tra­vers le regard croisé du sci­en­tifique, du philosophe et du poète, à l’instar de ses Théorèmes poé­tiques (Le Rocher, 1994), œuvre inclass­able. Les « vérités » qui ont tra­ver­sé l’auteur se sont nouées dans un pla­cen­ta de sens et de cor­re­spon­dances qui, tout en gar­dant intact le pro­fond mys­tère de la trans-mis­sion, se sont déployés dans des frag­ments lit­téraires limpi­des. Portés par un souf­fle poé­tique sac­cadé, les pos­tu­lats ren­voient à la mécanique incan­ta­toire des psaumes, des sourates ou des versets.

A l’occasion de la paru­tion en 2013 d’une nou­velle édi­tion bib­lio­phile et bilingue, illus­trée par le graphiste Mir­cia Dumitres­cu, chez Curtea Veche Pub­lish­ing, Basarab Nico­les­cu revient sur la genèse mys­térieuse de ce recueil atyp­ique ain­si que sur les fron­tières tenaces qui ren­dent opaque la con­nais­sance de l’humain. « L’œuvre d’un métapoète » (Michel Camus), les Théorèmes poé­tiques livrent dans un lan­gage axioma­tique les lois inef­fa­bles qui régis­sent l’univers et l’humain, la nature et la con­science, la physique quan­tique et la poésie. A portée de main, le fin fond des choses est trans­par­ent et pour­tant l’éclat reste impéné­tra­ble, comme la pro­fondeur loin­taine des ondes trop claires. (Cristi­na Hermeziu)

 

Cristi­na Her­mez­iu : Com­ment est-il pos­si­ble d’écrire, de con­tin­uer à créer, après avoir créé pré­cisé­ment « Les Théorèmes poé­tiques », un opus com­plexe qui sem­ble dire Tout ? Avez-vous le sen­ti­ment que ce livre est votre destin ?

Basarab Nico­les­cu : Il fait par­tie de mon des­tin mais j’espère que mon des­tin soit encore plus riche. Il est vrai que ce livre est fon­da­men­tal  dans mon itinéraire d’écriture. Mais cela dépend de ce qu’on entend par le mot « tout »…

CH : Cela veut dire que le livre est un pla­cen­ta de sens, un con­cen­tré de sig­ni­fi­ca­tions, exprimé d’une façon défini­tive. Com­ment l’avez-vous écrit ?

BN : C’est une expéri­ence d’écriture et aus­si de trans­mis­sion. Les vannes de l’imaginaire, les vannes du sen­ti­ment et les vannes du non-dit se sont ouvertes. Je crois qu’il y a beau­coup de non-dit dans ce livre et aus­si beau­coup d’humour, moi-même j’en ai été éton­né. J’ai écrit pas mal de livres mais celui-là reste unique parce que c’est apparu tout d’un coup, pen­dant une très courte péri­ode de deux mois, presque dic­té, comme si j’avais essen­tielle­ment  une fonc­tion de scribe. Les mod­i­fi­ca­tions on été min­imes, mal­gré le fait que la langue française n’est pas ma langue mater­nelle et j’avais très peur qu’il puisse s’immiscer des erreurs. En ‘92-’93, quand le man­u­scrit a été prêt,  mon pre­mier juge a été Michel Camus, mon grand ami, philosophe, édi­teur et poète. Il m’a dit : « C’est une créa­tion de langue, ne change rien. » Et je n’ai rien changé.

Mon rôle a été de trou­ver un itinéraire par­mi ces frag­ments qui sont apparus dans un désor­dre total. Je les ai notés sur des car­nets dans des sit­u­a­tions des plus rocam­bo­lesques : pen­dant mes voy­ages en métro, pen­dant les cours de physique, même sous la douche. C’étaient des textes extrême­ment pré­cis. En total cela fait 12 car­nets. Ça a été tout dit, par moi, mais ce n’est pas moi qui a dit tout,  j’ai encore des choses à dire et des livres à écrire, je crois.

CH : En quoi cela reste pour vous, bien des années après, une expéri­ence unique ? De quelle manière le mys­tère est tou­jours vivant ?

BN : C’est telle­ment unique que j’ai essayé d’imiter cer­tains frag­ments et je n’ai pas réus­si. C’est impos­si­ble à réécrire. Cela reste une expéri­ence unique dans ma vie d’écrivain, non répétée. Je crois qu’elle ne peut pas se répéter. Mais ça a une posi­tion sin­gulière dans le sens de l’expérience. Je vous donne une anec­dote : j’étais, après la pub­li­ca­tion du livre par Jean-Paul Bertrand, aux édi­tions du Rocher, avec Michel Camus à Namur, à la Mai­son de la Poésie. Camus a par­lé du livre et un acteur a fait un réc­i­tal où il a mêlé des frag­ments de mon livre avec des poésies de Rûmi [poète per­san, XIII è siè­cle]. Après le réc­i­tal, une dame est venue me voir et m’a demandé : « C’est vous Mon­sieur Rûmi ? » Ça m’a fait énor­mé­ment plaisir. Cela veut dire qu’il y a quelque chose qui tra­verse le temps. Oui, par­mi mes pro­pres obses­sions, la vie, la mort, Dieu, la trans­dis­ci­pli­nar­ité, la poé­tique quan­tique, cer­taines choses n’auraient pu être dites par Rûmi  — par exem­ple la poé­tique quan­tique — mais l’essence, elle y est : il y a une intel­li­gence, sub­lime, une intel­li­gence qui n’est pas la mienne mais qui m’est trans­mise et qui s’est matéri­al­isée par  des mots.

« La com­plex­ité est une mesure de la dis­tance entre l’homme et Dieu. » (Théorèmes poé­tiques, La nature, 80)

CH : On a l’impression, en lisant ces frag­ments, qu’ils sont portés par un souf­fle poé­tique mais en même temps ce n’est pas que de la poésie. Sous votre plume, c’est une gnose. Vous savez plus que les poètes…

BN : Ce n’est pas que de la poésie. D’ailleurs j’ai trop de respect pour la poésie pour me con­sid­ér­er poète. Oui, ce n’est pas un tra­vail sur la langue, mais c’est un tra­vail d’entre les langues. Ce qui se trou­ve entre les langues, entre les mots, sor­ti de mon sen­ti­ment et non pas de ma pen­sée. Oui, c’est une gnose, si on com­prend par la gnose une con­nais­sance qui se révèle. Il y a mul­ti­ples déf­i­ni­tions de la gnose, le terme est très con­noté. Ce n’est pas dans le sens des gnos­tiques chré­tiens, mais dans le sens d’une con­nais­sance qui est une évo­lu­tion. Notre évo­lu­tion intérieure dépend de nos efforts et de la con­nais­sance, qui n’est pas don­née, ce n’est pas un état de grâce. Donc mes frag­ments, je préfère les appel­er  des « frag­ments », sont effec­tive­ment une gnose qui met ensem­ble toutes mes expéri­ences de vie et aus­si quelque chose qui peut être trans­mis. J’ai dit quelque part dans les Théorèmes que la plus haute mis­sion est la trans-mis­sion,  ce qui est au-delà de toutes les mis­sions possibles. 

Ce ne sont pas non plus des apho­rismes. Un apho­risme résiste par lui-même mais ce qui est très éton­nant dans ce livre — j’ai fait l’expérience parce que l’écriture a été com­plète­ment  chao­tique du point de vue de l’ordre — c’est que pour trou­ver un chem­ine­ment je me suis ren­du compte d’une pro­priété éton­nante de ces théorèmes : chaque théorème dépend de tous les autres,  autrement dit il y a inter­ac­tion entre les théorèmes. Qui s’est matéri­al­isée d’ailleurs dans les 4 ou 5 vari­antes dif­férentes que j’ai trou­vées. Ce qui a été pub­lié ce n’est qu’un chem­ine­ment pos­si­ble, celui que j’ai estimé le plus con­ven­able du point de vue du lecteur. De mon pro­pre point de vue il y en a d’autres tra­jec­toires pos­si­bles. Ce sont des frag­ments en inter­ac­tions qui se réfléchissent les uns les autres un peu comme les monades.

Ce ne sont pas des théorèmes non plus. C’est comme des théorèmes dans le sens qu’une fois posées cer­taines idées qui se retrou­vent dans divers chapitres, une fois don­nées les bases, on peut lit­térale­ment décou­vrir les con­séquences de ces idées. Je vous avoue que les choses m’intéressaient aus­si sur le plan religieux. Il y a par exem­ple un chapitre sur Dieu où je par­le de « l’orgasme de Dieu », ce qui a effrayé pas mal d’oreilles « vierges» et pudiques par­mi les théolo­giens… à tel point qu’au moment de la tra­duc­tion du livre en Roumanie —  par Leonid Arcade qui a dirigé pen­dant 30 ans dans les années 1950, un cer­cle lit­téraire où venait lire Eli­ade -, il m’a dit : il est impos­si­ble de les pub­li­er, il faut sup­primer 30 — 40 théorèmes , sinon cela va faire un scan­dale immense surtout dans le milieu dog­ma­tique ortho­doxe roumain. Ça se pas­sait dans les années ’90. J’avoue que j’ai accep­té : toutes les édi­tions roumaines parues depuis sont incom­plètes, elles ne com­pren­nent pas les théorèmes sur l’orgasme de Dieu, jusqu’à l’édition pub­liée en 2013 par Curtea Veche, la pre­mière édi­tion com­plète. Le graphiste Mircea Dumitres­cu, qui tra­vail­lait sur l’illustration de cette édi­tion, s’est ren­du compte qu’il y avait des théorèmes qui man­quaient. J’ai traduit moi-même les trente ou quar­ante théorèmes qui manquaient.

«Le but de la nais­sance de notre univers : l’auto-naissance de l’homme. Ce qui explique pourquoi la terre est si ridicule­ment petite et pleine et notre galax­ie si dés­espéré­ment grande et vide.» (Théorèmes poé­tiques, La vie — la mort, 2)

CH : Qu’est-ce que cela veut dire « l’orgasme de Dieu » ? 

BN : C’est une expres­sion de Stéphane Lupas­co que j’ai  trou­vée admirable. Cela n’à rien avoir avec le Dieu chré­tien, c’est dans le sens d’un orgasme cos­mique. Il ne s’agit aucune­ment de touch­er la per­son­ne divine. A mon sens, il y a eu un besoin de con­nais­sance de soi-même, de Dieu lui-même. Sa toute puis­sance, Son éter­nité a eu besoin à un moment don­né, un besoin ter­ri­ble, de se con­naître Lui-même. Et Il a décidé de faire cette chose innom­ma­ble, incon­tourn­able pour Lui mais innom­ma­ble pour nous, c’est nous créer nous, des êtres évidem­ment inférieurs à Lui, de s’abaisser en quelque sorte en créant quelque chose qui n’est pas Lui et qui est en même temps Lui. Comme il s’agit d’une puis­sance, quel qu’elle soit, si vrai­ment il y a un créa­teur, qu’il soit de la reli­gion égyp­ti­enne, chré­ti­enne, mex­i­caine, islamique, ce n’est pas ça qui est impor­tant, ce qui est impor­tant dans ce monde quand vous avez une énergie infinie — Dieu prob­a­ble­ment a une énergie infinie — l’explosion ne peut être que du type de Big Bang, que nous con­nais­sons en cos­molo­gie, en sci­ence. Si Dieu nous a créés, s’il a don­né l’humanité, ce n’est que par amour. Je ne dis pas que Dieu avait une com­pagne, ce serait absol­u­ment impos­si­ble de le dire, mais je crois que l’on met trop de mas­culin dans ces choses. Il doit y avoir un force fémi­nine dans toute cette his­toire de créa­tion — que l’on appelle la sagesse, Sophia, ou autrement, ça dépend des épo­ques, peut importe — mais cela ne se passe pas sur le plan du sexe, bien enten­du, mais sur le plan des polar­ités : oui, on peut penser qu’il y a eu un orgasme divin, qui a déclenché  cette créa­tion inouïe.  En tant qu’homme de sci­ence, je l’avoue, c’est une chose inouïe : ce gaspillage de semences, on a créé des cen­taines de mil­lions de galax­ies et de galax­ies, et pourquoi ? pour avoir une toute petite planète dans un sys­tème solaire tout à fait mar­gin­al, dans une galax­ie qui n’a rien de spé­cial, pour créer l’être humain. Et pour ça on a eu besoin d’une quan­tité infinie d’énergie, d’espace, de temps, de matière. Eh oui, cela ressem­ble à une sorte d’orgasme que l’humain ne peut  pas prou­ver, il ne peut que le sen­tir. D’ailleurs, une par­en­thèse, cette idée qui sem­ble très héré­tique pour les gens super­fi­ciels, se retrou­ve chez des penseurs chré­tiens, dont Jakob Böhme.

«L’aspect le plus mag­nifique et le plus effrayant de ce monde est le principe de max­i­mal­ité : si on attend suff­isam­ment longtemps, tout arrive. Même les mir­a­cles et même les pires hor­reurs.» (Théorèmes poé­tiques, La nature, 66)

CH : Il y a eu donc un gaspillage phénomé­nal d’énergie et voilà, nous, les humains, nous sommes là. Pourquoi ? Qu’est-ce que les humains sont appelés à décou­vrir  en étant appelés à la vie suite à cet orgasme cosmique ? 

BN : La réponse à cette ques­tion ce serait un livre de philoso­phie, pas un livre poé­tique. Je crois que ces théorèmes nous appren­nent d’une manière mag­nifique  — parce que, encore une fois, je ne me sens pas vrai­ment l’auteur de ce livre, plutôt le scribe -, que le mys­tère on peut jamais l’épuiser, on peut l’approfondir. Le grand poète Lucian Bla­ga [poète roumain, 1895–1961] par­lait de ça et je suis de son avis.

CH : Ce n’est pas à l’explication ultime que je vous provoque, plutôt for­muler le mys­tère. Qu’est-ce que, d’après vous,  nous ne savons pas ? 

BN : Il y a deux types de choses que nous ne savons pas. Il y a, d’un coté, les énigmes. En sci­ence il y a des énigmes qui s’éclaircissent avec le temps. Il n’y a pas de ques­tions for­mulées sci­en­tifique­ment, sur la base d’une méthodolo­gie sci­en­tifique, aux­quelles on ne puisse pas répon­dre. On répond. Mais ce que la révo­lu­tion quan­tique du début du XXe siè­cle nous a mon­tré c’est qu’il y a des ques­tions aux­quelles nous ne répon­drons jamais. Il y a donc un autre type de vrai mys­tère; le mys­tère c’est quelque chose d’inconnaissable pour tou­jours. La sci­ence opère sur l’inconnaissable mais pour un cer­tain temps, cela fini tou­jours par s’éclaircir, et je crois que l’aventure mag­nifique de la sci­ence dans le XXe siè­cle est de faire entr­er en dia­logue l’inconnaissable et le con­naiss­able. Ces théorèmes poé­tiques, pour moi, c’est  le témoignage de cet incon­naiss­able pour tou­jours. Qui n’est pas du déni, qui n’est pas une fail­lite de l’humain, c’est tout le con­traire, je dirais, c’est don­ner la dig­nité la plus haute de l’humain, c’est‑à ‑dire son pro­pre mys­tère irré­ductible. Et à ce moment là,  peut-être, nous appren­drons à respecter l’Autre, à avoir de la vraie tolérance.

CH : Vous êtes physi­cien, écrivain et philosophe et vos livres témoignent de cette triple voca­tion. Est-ce que vous êtes égale­ment un mys­tique ?  Michel Camus par­lait, dans votre cas, d’une méta­physique expéri­men­tale. La pratiquez-vous ?

BN : Le mot « mys­tique » je le rejette com­plète­ment. La mys­tique dénote, de mon point de vue, une fusion avec l’inconnu. Dans mon cas il ne s’agit pas du tout de cela. Il s’agit d’un dia­logue avec l’inconnu, avec le mys­tère, avec  Dieu ou Dieux au pluriel, peut importe, mais dia­logue. Dans ce sens là, on peut par­ler, en revanche, comme l’ont si bien dit Michel Camus et René Dau­mal, on peut par­ler d’une méta­physique expéri­men­tale. Vous savez, s’il y a une famille spir­ituelle de laque­lle je me réclame c’est juste­ment la famille du Grand Jeu. Ce mou­ve­ment, apparu en 1930 en France, rivale du sur­réal­isme, réu­nis­sait des jeunes incroy­ables de Reims — René Dau­mal, Roger Gilbert-Lecomte, Roger Vail­land — qui étaient intéressés, oui, par la mys­tique, par  René Guenon, par André Bre­ton mais en même temps ils reje­taient tout ça  au nom d’une méta­physique expérimentale. 

CH : Qu’est-ce que c’est, au juste, la méta­physique expérimentale ? 

BN : La méta­physique expéri­men­tale déplace l’accent de la pen­sée raison­nante, la pen­sée qui pense, qui asso­cie sans cesse, à un autre type de pen­sée,  sans nom. Une pen­sée que j’ai éprou­vée —  je sais de quoi il par­le, puisque pour René Dau­mal [1908–1944] j’ai organ­isé un col­loque à l’occasion de son cen­te­naire, et c’est une fig­ure de mon Pan­théon à moi. La méta­physique expéri­men­tale c’est déplac­er  la con­nais­sance sur le plan de l’éprouvé, du vécu. La con­nais­sance de l’inconnaissable. C’est un oxy­more qui dit beau­coup sur la pro­gres­sion de l’Etre.

« L’antigravitation poé­tique est aus­si uni­verselle que la grav­i­ta­tion physique.» (Théorèmes poé­tiques, La Nature, 133)

CH : Vous avez créé et théorisé la démarche de la trans­dis­ci­pli­nar­ité. Qu’en est-il aujourd’hui de cette théorie, dans une époque de plus en plus spé­cial­isée, surtout tech­nologique­ment ? La trans­dis­ci­pli­nar­ité arrive-t-elle à fédér­er les approches ou cela reste, en quelque sorte, une théorie mar­ginale ? En quoi le monde qui nous attend sera viv­able grâce à la transdisciplinarité ? 

BN : Je vais vous répon­dre par un théorème, pas par un dis­cours philosophique. « Equa­tion mag­ique : Sci­ence + Amour = Poésie.». Je crois que cela dit les défis que l’on a actuelle­ment dans cette mul­ti­pli­ca­tion de la con­nais­sance : on a 8000 dis­ci­plines dif­férentes, 8000 réal­ités dif­férentes et le défi c’est de les réu­nir pour com­pren­dre ce monde où nous sommes. On a une chance extra­or­di­naire : une avancée fab­uleuse de la sci­ence mais qui seule ne peut rien faire. On a la chance d’une civil­i­sa­tion – une suite de civil­i­sa­tions — qui nous ont lais­sé un tré­sor de sagesse, mais la sagesse par elle-même ne peut rien faire non plus. Parce que les forces qui sont face à notre tech­no-sci­ence sont trop grandes, sont irra­tionnelles. Donc, ce lieu de ren­con­tre qui est la trans­dis­ci­pli­nar­ité est juste­ment entre sci­ence et poésie. Un dia­logue qui peut fonder une civil­i­sa­tion viv­able et durable. On peut l’imaginer. C’est pour ça que l’une des affir­ma­tions des théorèmes, qui a fait « scan­dale » par­mi mes col­lègues, c’est « Les poètes sont les chercheurs quan­tiques du tiers secrète­ment inclus. La rigueur de l’e­sprit poé­tique est infin­i­ment plus grande que la rigueur de l’e­sprit math­é­ma­tique. ». Je ne par­le pas d’une écri­t­ure formelle, vide, écri­t­ure pour ne rien dire, jeu de mots, pour moi  l’écriture poé­tique c’est pour appren­dre, pour com­pren­dre. Pour moi, admi­ra­teur de la poésie, la poésie est une con­nais­sance. Mais cette con­nais­sance en dia­logue avec la con­nais­sance sci­en­tifique peut don­ner nais­sance à quelque chose de nou­veau que j’appelle de tout mon être. Mes efforts sont con­cen­trés depuis longtemps sur cela, c’est-à-dire cette con­nais­sance trans­dis­ci­plinaire, tran­sre­ligieuse, transna­tionale, tran­scul­turelle, quelque chose qui finit une fois pour toute avec les douaniers : les douaniers de la réal­ité, les douaniers de la con­nais­sance, les douaniers qui nous imposent d’être des gens lim­ités, bornés, et qui pren­nent des déci­sions qui mènent tou­jours à des conflits.

Cette prise de con­science est partout : je l’ai con­staté en Roumanie, en Brésil, au Cos­ta Rica, au Mex­ique, dans beau­coup de pays du monde. Il y a une faim incroy­able de quelque chose de nou­veau et de viv­able. On en a marre de la langue de bois, on en a marre de la vérité unique, on en a marre de tous ces para­chutages de vérités qui sont don­nées comme des vérités absolues qui ne sont que des con­struc­tions, pour tromper le peu­ple. On a besoin de cette ouver­ture. Je ne serais pas appelé aux tous les coins du monde s’il n’y avait pas ce besoin. Si cette prise de con­science va se matéri­alis­er ou non dans une autre type de civil­i­sa­tion — c’est ça peut-être der­rière votre ques­tion — on ne le sait pas  parce que l’homme est imprévisible.

« La Val­lée de l’Etonnement est une val­lée quan­tique : la con­tra­dic­tion et l’indéterminé guet­tent le voyageur.» (Théorèmes poé­tiques, La Nature, 99)

CH : Au Salon du livre de Paris 2013, où la Roumanie a été pays invité d’honneur, vous avez ani­mé  une table ronde autour du thème « Les couliss­es de l’écriture : le principe d’incertitude.» Quel rôle joue dans nos vies, dans nos réflex­ions, dans nos créa­tions, l’incertitude ?

BN : J’ai dia­logué avec des invités extrême­ment com­pé­tents. Il y avait Solomon Mar­cus, un math­é­mati­cien et sémi­oti­cien roumain très ouvert, l’essayiste et tra­duc­teur Bog­dan Ghiu et  Houria Abde­loua­hed, non seule­ment psy­ch­an­a­lyste, mais égale­ment  tra­duc­trice du grand poète arabe Ado­nis. Elle a tra­vail­lé sur ce chef d’œuvre qui s’appelle Le Livre, en trois tomes et chaque tome fait 600–700 pages ! Com­ment trou­ver des équiv­a­lences entre l’arabe et le français dans le cas d’une grande poésie ? 

Nous sommes des êtres d’incertitude. Il y a tou­jours des acci­dents, de l’incertitude dans nos vies. De grands créa­teurs, même en France, l’ont très bien com­pris. En esthé­tique il y a un courant,  l’esthétique quan­tique, où on essaie de met­tre ensem­ble tous les principes, dont le principe d’incertitude, dans le jeu d’acteur, et je vais vous don­ner le grand nom de référence, celui de Claude Régy. Il a écrit un mag­nifique livre sur l’incertitude, sur le plan de la mise en scène, sur le plan de la parole dite en scène par les acteurs, sur l’interaction avec le spec­ta­teur [L’Etat d’incer­ti­tude, Les Soli­taires intem­pes­tifs, 2002].

Cette incer­ti­tude a apparu pre­mière­ment dans le domaine de la sci­ence pure, de la physique quan­tique, par le principe de Heisen­berg qui dis­ait que si on veut mesur­er très pré­cisé­ment la posi­tion d’une par­tic­ule, à ce moment là la dis­per­sion de l’énergie ou de la vitesse est infinie. Donc l’impossibilité de mesur­er simul­tané­ment deux choses que la pen­sée clas­sique croy­ait que l’on peut mesur­er. Heisen­berg, qui était aus­si un grand philosophe, a sen­ti que son principe peut s’étendre à beau­coup d’autres phénomènes. Per­son­nelle­ment, j’ai fait un tra­vail d’extension de ce principe d’incertitude dans le domaine de l’information physique et de l’information spir­ituelle, et j’ai essayé de for­malis­er cela dans mes travaux trans­dis­ci­plinaires. C’est-à-dire, quand nous nous con­cen­trons trop dans les domaines de la vie courante, on éclipse, on met en poten­tial­ité, toute l’information spir­ituelle qui existe là depuis tou­jours, à notre dis­po­si­tion ; ou bien si on se con­cen­tre seule­ment sur l’information spir­ituelle, par la médi­ta­tion, par la prière, le silence des mots, à ce moment là c’est le monde de tous les jours  qui dis­paraît. Donc il y a un jeu de con­tra­dic­tions entre cette infor­ma­tion spir­ituelle et cette infor­ma­tion physique qui nous donne une clé là-aus­si pour notre évo­lu­tion future en tant qu’individu et en tant que collectivité.

                                                                                 

 

Pro­pos recueil­lis par Cristi­na Hermeziu

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