Braise de l’unité


Elie-Charles Flamand

 

LA PAGE DU LIVRE

 

Alors que cet obstiné ruis­se­let ser­pente selon ma ligne de vie
Les nœuds de réso­nance s’entrelacent
Sous le chant d’une sylve patinée
Et l’inachevé finit par con­corder avec l’extrême

Séparées de tout enjeu les larmes lentes
Attes­tent la venue des rus­es qui se dressent
Jusque devant l’effigie du secours

Mais déjà l’incantation qui a viré de l’aile
Fend la ténèbre
Et rejoint le tem­ple de nos sourires

La torche qu’agite le spec­ta­teur en pleine joie
Fait pétiller les épisodes tôt surgis
Depuis que la rumeur des morts a fouillé
D’innombrables gouf­fres harmonieux
Creusés dans la verdure

En dépit de vétustes assombrissements
Qui lan­cent leurs hachures vers la piste retrouvée
L’imprévisible con­tin­ue de sur­plomber la plus noueuse détresse
Le fir­ma­ment en vient à dis­siper les détours

Et longue­ment nous con­tem­plons tous deux
À tra­vers la brise mauve
L’extatique union des mondes

 

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L’écheveau du rêve a dor­mi s’estompant
Puis soudain per­du par­mi les herbes sèch­es dans un champ délaissé
Il se con­ver­tit en un fruste médaillon
Et con­tin­ue à se dépouiller de sa représentation
Peut-être sublime
Ce songe vien­dra-t-il orner l’enfilade de tes vigueurs
À présent sous la forme de guirlandes
En cuiv­re dure­ment martelé
Tan­dis qu’en toi s’éveille peu à peu
Un vent de sable fin
Espoir dés­espéré il t’invite à l’action
Fût-ce au défaut d’une parole inégale
Tu t’émeus de la pous­sière mon­tant d’une pierre ponce
Façon­née par l’artisan en retard dans le soir odorant
En cette roche s’unissent lour­deur et légèreté
De même que cer­taines feuilles associent
Au-dessus le vert atten­dri au-dessous l’or patiné
Minéral et végé­tal sont portés par le souf­fle noir
Vers des nuages jamais atteints
Et fig­urent pau­vre­ment l’infini de ton effort
Ton orgueil s’étant à la longue affiné au cours des chemins
Devenu hum­ble il com­prend cette élévation
Vers les dieux usés sans pou­voir morts
Ils se sont groupés défini­tive­ment en une seule intensité
Qui fait voltiger en un faux déclin
La spi­rale du soleil

 

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ECF 1958

 

Le trésor d’Elie-Charles Flamand

Postface de Marc Kober

 

« La chou­ette noire » est l’oiseau suivi par le poète parce qu’il nous guide vers « tout ce que la terre ren­ferme de pré­cieux ». Cette antholo­gie hors du com­mun est placée sous le signe de cet auguste volatile. Elle prend la forme d’un par­cours chronologique, un par­cours au passé com­posé, une recherche au prix d’une lutte de la lumière (du feu) avec l’ombre. La lame de tarot priv­ilégiée est celle de l’ermite, la fig­ure du « fou » pris dans son chem­ine­ment patient, à la vie emplie d’attente. Le poète est à la recherche de chemins prat­i­ca­bles, de passerelles, de pas­sages. Il s’agit en fait d’une tra­jec­toire morale sous des apparences divers­es, par­mi les ren­con­tres du chemin. Quelques mots relevés au fil de cet ensem­ble de poèmes remon­tant à des épo­ques si éloignées de la vie du poète : « embel­lie », « cristal », « clef », « paysages en sus­pens ». L’observation des méta­mor­phoses inces­santes de la Nature ren­voie aus­si bien aux dif­férentes nais­sances de la psy­ché d’un être qui avance dans sa vie, suiv­ant un « périple spi­ralé ». Au cours de son tra­jet, à la recherche d’une clef, « par­mi celles qui rouil­lent sous la mousse des grands bois », dans sa recherche de l’illimité, de l’ouvert, à tra­vers les ver­rous exis­ten­tiels, en dépit de l’espace resser­ré ou hos­tile, mon­tent vers lui des paysages, ou des visions. Ces « paysages en sus­pens », que sont-ils sinon des paysages en rêve, des paesines (de l’italien paesina), le cœur des agates, ou encore ces paysages chi­nois qui rivalisent avec l’écriture des étoiles (« l’aile d’un corbeau/efface l’écriture des étoiles »). Son écri­t­ure est savante, archaïsante par­fois, aux voca­bles rares, on a pu dire « sur­réal­iste » dans la prox­im­ité graphique avec l’œuvre de Toyen, en esprit avec André Bre­ton. S’il est un ani­mal totémique pour Elie-Charles Fla­mand, quel serait-il ? La chou­ette noire ? Ou bien celle qui revient sou­vent, et qui tra­verse le feu, la sala­man­dre ? Ou encore « l’aigle cinéraire » ?

Cette antholo­gie raje­u­nit l’œuvre si longue, si anci­enne du poète, quoiqu’elle se pour­suive encore à l’instant présent. Elle donne un aperçu ento­mologique plus qu’anthologique : des coupes dans les « filons » de cette houille poé­tique. On descend au fond de la mine, suiv­ant maintes galeries oubliées. On regarde le beau min­erai de cette œuvre qui fait la roue, offrant des éclats de séduc­tion évi­dents, des éclats de pur métal poétique.

D’évidence, cette poésie est ini­ti­a­tion et alchimie. Elle est tra­jet alchim­ique, « ini­ti­a­tique lacis des fin­is­ter­res[1] » suiv­ant l’image du poète. C’est la poésie des labyrinthes et des voy­ages dans les loin­tains, de l’égarement dans les méan­dres et de l’arrivée à bon port. C’est moins la langue qui écarte toute lec­ture super­fi­cielle que la den­sité, et par­fois l’abstraction du dis­cours mur­muré au lecteur comme une con­fi­dence à longue portée : « et le cen­tre engloutit les con­trastes illégitimes ». Les for­mu­la­tions peu­vent vari­er à l’infini, le sens reste tou­jours le même pour qui sait prêter son oreille atten­tive à ce poète de la volte et de la fine ouïe, quand la réponse n’est jamais immé­di­ate. On notera que le « vrai cen­tre », titre du recueil paru en 1977, ne se situe pas au cen­tre de ce par­cours anthologique, ni même de cette œuvre. Il n’est qu’une étape dans une péré­gri­na­tion infinie, con­fon­due avec la vie de celui qui la tran­scrit, jour après jour. Car cette poésie est intime et jour­nal­ière, étant le jour­nal de bord d’un voyageur du dedans.

On peut être sen­si­ble à bien des aspects de cette poésie : son car­ac­tère ini­ti­a­tique (elle entraîne dans son mou­ve­ment. Le lecteur doit épouser la même dynamique d’affrontement des obsta­cles en vue du dernier bien. Quête amoureuse qui prendrait pour objet le secret de l’univers) ; la façon qu’elle a de s’épanouir en fusées d’images, en bou­quets élar­gis au bout d’une tige grêle du verbe. Tant de métaphores somptueuses ; l’art de cul­tiv­er l’attente qui entraîne le lecteur à tourn­er les pages de ce grand poème, car il aimerait con­naître les derniers pro­grès d’une quête qui devient la sienne pro­pre. Et bien d’autres raisons que le cœur con­naît : la sim­plic­ité désar­mante, l’orgueil très grand d’un mod­este épris de per­fec­tion, la lucid­ité tein­tée d’espérance. L’amour de la créa­tion sous toutes ses formes, et l’amour de la vie d’homme, ce jeu mor­tel. La pré­cip­i­ta­tion de l’or au terme de la lenteur. L’énigme de l’adjectif. Le tri­om­phe, con­tre toute attente, sur les enne­mis arro­gants qui bar­raient le chemin.

Cette poésie de l’angoisse exis­ten­tielle (ou méta­physique ?) ouvre la voie à bien des résur­rec­tions, dans un mou­ve­ment ascen­sion­nel vers une forme d’immortalité entre­vue : une « prairie d’immortalité », une « lumière écimée » quand c’est la cime qui tou­jours se dérobe et aspire les forces du quê­teur. L’énigme à résoudre, ou le but, sont sou­vent hors d’atteinte, comme de nom­breux et impos­si­bles travaux, tel celui de « ranimer la triple étoile de l’être ».

Cette poésie est prière : elle est invo­ca­tion autant qu’évocation d’un sur­croît de lumière qui pour­rait naître. Elle est pré­caire, frag­ile comme tout ce qui est de l’ordre du vœu. Cette frag­ile prière se lit dans le retour fréquent des formes injonc­tives. Et ce vœu est celui d’une « muta­tion », traduite par un car­rousel d’images ver­tig­ineuses qui met déjà en acte la trans­fig­u­ra­tion du lan­gage. L’énumération des étapes, ou actions suc­ces­sives, peut occu­per tout le vol­ume du poème pour dire la longueur du voy­age qui est la réponse à un mys­térieux « appel ». Cet appel peut réson­ner devant le spec­ta­cle grandiose de la mer, et aus­si bien les yeux fermés.

S’il est un mot qu’affectionne le poète par­mi tant de beaux voca­bles cul­tivés, mots par­fois notés en des reg­istres, puis util­isés dans cer­tains poèmes, c’est celui d’ « embel­lie ». Le mou­ve­ment ascen­dant est, mal­gré tant d’adversité affron­tée, celui qui domine. Et c’est là où la courbe du Grand Œuvre poé­tique rejoint une forme de résis­tance psy­chologique, une loi du psy­chisme humain suiv­ant laque­lle c’est dans l’obstacle sur­mon­té que s’opère la con­ver­sion du sen­ti­ment d’échec en une sen­sa­tion de pléni­tude, de force ou d’équilibre. Un mod­elé des alter­nances, pour repren­dre l’expression du poète, telle est la for­mu­la­tion la plus juste de ce mou­ve­ment de bal­anci­er où les forces stag­nantes ou néga­tives se con­ver­tis­sent en forces de progrès.

L’avantage de la présen­ta­tion anthologique, out­re le raje­u­nisse­ment qu’elle entraîne pour des poèmes par­fois cinquan­te­naires qui sur­gis­sent aux yeux du lecteur comme de frêles agates déposées par le courant cristallin, est d’indiquer la var­iété ryth­mique de ces formes, de la dis­po­si­tion en vers à la page en prose poé­tique en pas­sant par les vers libres, du frag­ment au chant spir­ituel, sans oubli­er les hom­mages musi­caux sous la cour­bu­re du swing.

Nous avons à dis­po­si­tion l’étendue du spec­tre poé­tique d’une voix que nous ne nous las­sons pas d’aimer et d’entendre depuis plusieurs décen­nies, une présence vivante égrenée au fil de recueils par­fois annuels.

Entrons avec allé­gresse dans la poésie vécue comme une néces­sité quo­ti­di­enne. Entrons dans la « spi­rale inquiète » pour nous hiss­er aux march­es des poèmes d’Elie-Charles Fla­mand, à chaque tour un peu plus haut dans « l’anneau du ciel » !

 


[1] Le poète orthogra­phie ain­si ce mot en forme de jeu de mot (NdE)

 

 

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