À E.K

Un fruit éclaté en deux il saigne sur l’asphalte
écorce fendue d’un coup  au plein de l’été

L’homme y pense le matin en ouvrant les yeux
puis embrumé de fatigue et de nuit quand il les referme
il écarte en grand les rideaux face à la ligne qui barre le ciel
et pose machi­nale­ment la main sur le poêle de faïence
froid comme il fait froid
ça aurait pu être ailleurs
aurait pu ? pour­rait ? oui, pourrait…

Per­pen­dic­u­laire grise la rue naufragée obstruée condamnée
aveu­gle au jour fer­mée aux sourires flu­ides à l’eau bleue des regards
par­fum de lilas en mai et feuilles de men­the fraîche en été
murée artère bouchée no future
tes­sons brisés sans issue dead end

Sta­tion Oslo­er­strasse, Pankstrasse, Gesundbrunnen
enfouie dans le tunnel
loin dans le ven­tre de la baleine la ligne du mur
comme si on pou­vait  l’oublier
regards d’eau bleue sourires limpi­des rêves de loin­tain et d’ailleurs
ils se fer­ment dans la lumière éclip­sés de leur être
doigts repliés les mains se crispent au fond de leurs poches de laine
cer­tains jours l’épaisse nuée de février
éloigne le mur pul­véru­lence jaunâtre
il se dis­sipe s’évapore
une trêve décidée par le ciel

L’homme debout à la fenêtre arrose fière­ment sa plante verte
métic­uleux essuie la pous­sière sur ses feuilles
efface-t-on une suite de jours
ensevelis un par un dans la suie ?
il tourne emprunte la per­pen­dic­u­laire grise
remonte la rue bar­rée son des­tin scellé
ciel bal­ayé de nuages — main­tenant on a tou­jours froid -
grimpe les march­es face au mur
de l’autre côté comme si de rien n’était
entre-deux de frich­es no man’s land
le mirador un échas­sier de métal qui s’accroche à la rive
une ombre en uni­forme et des jumelles qui s’entêtent
poids de l’œil braqué qu’il ne voit pas et qui ne le quitte plus
des lap­ins jouent dans l’herbe drue
courent d’un bout à l’autre  de l’étrange prairie
sur­face tran­quille de ter­res minées embrous­sail­lées de barbelés
enten­dent-ils sous le sol herbeux
le fra­cas des machines le gron­de­ment des foreuses
là où les hommes ont séparé
ce que le ciel ne peut diviser
étrange labyrinthe
les rails polis­sent leurs lames
et transper­cent la nuit
fab­riquée à coups de pics et de giclées de béton

L’homme debout à la fenêtre arrose sa plante verte
en détache une feuille recroquevillée
Schön­holz Wol­lankstrasse Borholmer Strasse
il n’y voit plus rien dans la brume
frotte du doigt la vit­re brouillée
ten­du vers l’instant brève échappée
son bon­heur du soir lorsque tombe l’obscurité
la façade crépie de gris triste bis­cuit qui s’émiette
de l’autre côté du mur là-bas
des fenêtres pour planètes
lam­pes pâles des cuisines qui s’éclairent
cette tiédeur que l’on cou­ve de ses paumes
chauf­fées de mur­mures et de mots
elle est penchée sur la table et pose les assiettes
il a juste le temps d’apercevoir
ses cheveux clairs et sou­ples noués sur sa nuque
puis très vite
un grince­ment d’essieux quand le train ralentit
sans s’arrêter
la sen­tinelle armée métronome brun sur le quai
le train ne s’arrête pas
l’homme glisse dans sa poche
un cail­lou blanc le serre entre ses doigts

deux rails côte à côte ne se ren­con­trent jamais
même s’ils peu­vent se voir
en admet­tant que des rails puis­sent se voir
ils en ont voulu ainsi…
en veu­lent ainsi ?

la gare est déserte à Schönholz
aujourd’hui bois d’herbes folles
et de pier­res disjointes
près de la voie deux bot­tines de cuir noirci
refuge des pissenlits
avant leurs migra­tions stellaires
et per­son­ne pour se rappeler
per­son­ne pense l’homme
dans l’escalier aux car­reaux brisés
sta­tion Schön­holz sous la bruine

à sa fenêtre il prend la plante verte
la pose douce­ment sur la table près du fauteuil
se pré­pare à fer­mer les rideaux
aurait pu ? pour­rait ?  pourrait…

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