Claude Luezior, Une Dernière brassée de lettres

Par |2018-01-03T22:03:39+01:00 18 octobre 2017|Catégories : Claude Luezior, Essais & Chroniques|

Aujourd’hui, hélas, on n’écrit plus guère, on envoie des cour­riels sou­vent por­teurs de banal­ités ou des sms à l’écri­t­ure glauque. Que cha­cun se demande : à quand remonte la dernière let­tre reçue, hormis papiers d’affaire et publicité ?

L’art de la cor­re­spon­dance aurait-il com­pléte­ment disparu ?

Heureuse sur­prise, dans ce recueil, Une Dernière brassée de let­tres, Claude Luezior, que nous con­nais­sions comme essay­iste, romanci­er, poète, nous fait redé­cou­vrir, en Voltaire mod­erne, les plaisirs d’un cour­ri­er sen­si­ble, drôle, ten­dre, voire piquant. Il déploie les mots de l’envers quand les ourlets sont décousus. S’étalent alors devant le lecteur bon nom­bre des tra­vers de notre société.

 

Claude Luezior, Une Dernière brassée de lettres, Éditions tituli, Paris

Claude Luezior, Une Dernière brassée de let­tres, Édi­tions tit­uli, Paris

Cha­cune de ses mis­sives a un ton par­ti­c­uli­er. Nous pen­sons à Rilke qui écrivait : si tu veux réus­sir à faire vivre un arbre, pro­jette autour de lui l’e­space intérieur qui réside en toi. Il nous sem­ble que ces lignes s’ap­pliquent par­faite­ment à Luezior qui, depuis des années et sous plusieurs formes lit­téraires, fait vivre sa pen­sée grâce à une forêt de mots et d’im­ages aux essences diverses.

Let­tres-réver­bères tis­sées dans les murs du silence, let­tres-miroirs où s’abaissent  les masques. Let­tres-foudre où passe l’orage, let­tres-vis­ages où luit le vis­age de L’Homme, nu dans ses déchirures. Let­tres qui tirent l’eau du puits pour mieux nous abreuver.

Dans ses trente-deux textes aux tonal­ités dif­férentes, l’auteur s’adresse à des cor­re­spon­dants mul­ti­ples et inattendus.

Avec humour, le voici qui cite sa cor­re­spon­dante : avez-vous pen­sé à la san­té pul­monaire des con­tractuelles ? C’est cer­tain leurs alvéoles ne sont pas moins pré­cieuses que les vôtres. Avec réal­isme, l’écrivain-soignant inter­pelle un assureur sans âme : tu me par­les client, je te dis patients qui souf­frent… Avec sa plume acerbe, il écorche le Politi­cien : tu étais sur ces estrades où bivouaque­nt le pou­voir, ensor­ce­lant la plèbe de tes ver­biages et de tes promess­es. Dans ta nasse frémis­sante, la soif des uns, la con­cu­pis­cence des autres.

Le médecin Luezior appa­raît sou­vent de façon poignante. On sent l’homme à l’écoute d’un être qui attend tout de lui. Pour exem­ple, sa Let­tre à la Mère d’un enfant hand­i­capé : quand on est dans le faire et que l’on ne peut pas. Dans sa Let­tre à Mai­son de Retraite, on ne peut égale­ment que partager le regard sans con­ces­sion mais telle­ment sen­si­ble du neu­ro­logue sur les rési­dents qui rési­dent sans résis­ter, alignés comme noix sur un bâton… Claude Luezior sait aus­si, sabre au bout de sa plume, soulign­er les tra­vers d’un sys­tème qui coule (ou s’écroule ?) de plus en plus en vite. Ain­si, dans sa Let­tre à Tam­bour bat­tant : on t’a don­né des buts que seul un compte en banque recon­naî­tra. On t’a légué l’arythmie d’un temps social que tu as per­du, une progéni­ture que tu n’as vue grandir, une femme qui ne te recon­naît plus. Une com­plic­ité s’établit instan­ta­né­ment entre le créa­teur et le lecteur. Lequel, devant la pâte de Luezior, se fait levain.

L’auteur dénonce avec humour les idol­es de cette même société : qu’un ado­les­cent ait vu, tous médias con­fon­dus, dix ou quar­ante mille meurtres jusqu’à sa matu­rité ne suf­fit pas… Encore Mon­sieur le Pro­gram­ma­teur, encore ! Vous trou­verez bien un psy­cho­logue pour clamer que cela n’est d’aucune impor­tance, (Let­tre à ma Chaîne de Télévi­sion). Par ailleurs, la ten­dresse est sou­vent présente: dans une Let­tre à ma Cou­sine, le poète se sou­vient de ses pre­miers émois d’adolescent devant cette superbe jeune fille : tes doigts d’ange déposent sur le gramo­phone un disque de Bar­bara : l’Aigle noir tournoie. Ton buste se fait sou­ple, tes lèvres bril­lent. Je ne sais si je suis envoûté par les trans­es du vinyle ou par ta présence. Pudeur et par­fums se tressent avec délicatesse.

Ces let­tres sont des tour­bil­lons, des valses lentes. Ce sont des pen­sées qui se don­nent, se pren­nent et que l’on retient. Fusion, effu­sion, îles secrètes où s’ouvrent les taber­na­cles et se cassent les éper­ons. Le lecteur vit pleine­ment cette cor­re­spon­dance où l’on observe un quo­ti­di­en qui nous échappe, où irradie un Essen­tiel que l’on occulte si souvent.

Comme l’écrit Claude Luezior : avec dix grammes d’écriture, met­tons le feu au désert que l’on nous pro­pose. La poésie n’est pas langue morte. Elle ne cesse de vivre au pays de Canaan. Mais pour cela, Poète, quitte ta tour d’ivoire : ensem­ble, il faut marcher !

En refer­mant ce recueil, nous n’émet­tons qu’un regret : mais pourquoi donc Une dernière brassée de let­tres ? Non, encore une gerbe ! Encore ! Et que flambe la joie de lire ces let­tres-portes pour vivre au-delà des lignes qui ense­men­cent la lumière !

Présentation de l’auteur

Claude Luezior

Claude Luezior, auteur suisse d’expression française, naît à Berne en 1953. Il y passe son enfance puis étudie à Fri­bourg, Philadel­phie, Genève, Lau­sanne, Rochester (Min­neso­ta) et Boston. Médecin, spé­cial­iste en neu­rolo­gie (son nom civ­il est Claude-André Dessi­bourg), il devient chef de clin­ique au CHUV puis pro­fesseur tit­u­laire à l’Université de Fri­bourg. Par­al­lèle­ment à ses activ­ités sci­en­tifiques, il ne cesse d’écrire depuis son jeune âge et com­mence à pub­li­er depuis 1995. 

Sor­tent dès lors une quar­an­taine d’ouvrages, pour la plu­part à Paris : romans, nou­velles, recueils de poésie, haïkus, ouvrages d’art. Tout comme en médecine, il encour­age la col­lab­o­ra­tion mul­ti­dis­ci­plinaire, donne des con­férences, par­ticipe à des expo­si­tions et à des antholo­gies, écrit des arti­cles dans des revues lit­téraires ain­si que des préfaces.

Les édi­tions Librairie-Galerie Racine à Paris ont pub­lié en 2018 et 2020 trois livres de Claude Luezior : Jusqu’à la cen­dre (recueil de poèmes), Gol­go­tha (poème lyrique et dessins) ain­si qu’ Un Ancien Tes­ta­ment déluge de vio­lence (cri­tique humoris­tique et pacifiste).

Cer­tains de ses livres sont traduits en langues étrangères et en braille.  Luezior reçoit de nom­breuses dis­tinc­tions dont le Prix européen ADELF-Ville de Paris au Sénat en 1995 ain­si qu’un Prix de poésie de l’Académie française en 2001. Il est nom­mé Cheva­lier de l’Ordre nation­al des Arts et des Let­tres par le Min­istère français de la Cul­ture en 2002. En 2013, le 50e prix Marie Noël, dont un ancien lau­réat est Léopold Sédar Sen­g­hor, lui est remis par l’acteur Michel Gal­abru de la Comédie française.

www.claudeluezior.weebly.com

 

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