à Jean Breton
des six égorgés du 16 mars
1962
du seul rescapé caché dans les chiottes
avec la merde jusqu’au cou
du 1er juillet
et de ma traversée des youyous
du défilé des Fells qui tiraient en l’air
pour arriver à l’État-major du 24ème R.I.M.A.
et téléphoner
au B.P.M. de Biskra
situé dans le fort
aux murs épais d’un mètre quarante
des gosses de quatorze ans
qui vous braquaient
après l’indépendance
de la patrouille qui patrouillait
sans armes
du déménagement du bureau de Poste de Batna
du « Diable noir » qui portait deux 12/7 sous les bras
et leurs deux caisses de cartouches
des salauds
qui se faisaient sucer par des gosses
avant de leur permettre
de fouiller les poubelles
de celui qui se tira une balle dans le pied
pour être rapatrié
des suicidés au P.M.
pendant la garde
de celui qui vendait des treillis léopards au F.L.N.
à cause de sa maîtresse
des calots violets des gars de Tindouf
où quatre mois font huit
sans courrier
du jésuite méprisant nos beuveries
et nos chansons paillardes
du séminariste à qui l’on apprit
à égorger une sentinelle
proprement
du déserteur par amour
taillé comme un haltérophile
du déserteur à vélo
jusqu’à Alger
du déserteur giflé par un officier
des conneries du camp d’Auvours
figures imposées
de celui qui creusait sa quille
pour y cacher un P.M. démonté
pris à l’ennemi qu’il disait
des harkis faisant la queue au « Bureau des Effectifs »
et que l’on a condamnés à mort
en les abandonnant en Algérie
de ces deux quillards soûls se battant au couteau
torse nu à la loyale tu parles
du vaguemestre au pied d’acier
de Stalingrad
du caporal allemand
endetté pour quinze ans de solde
du Polonais qui buvait de l’eau de Cologne
enrichie du tord-boyaux des rations de combat
de cette bagarre entre légionnaires
à cause d’une main au cul
sur la femme unique
de mon errance sur les toits du bordel militaire
à la recherche d’un copain plus soûl que moi
de ces putains d’étoiles quand on montait la garde
merde les étoiles la voûte étoilée
et nous derrière le phare avec le flingue
à guetter les ombres innocentes
et le bruit des bidons d’essence
de la barbaque des marchés arabes
pleine de mouches
et plus propre
que le cadavre
des disparus arabes
de mon retour à Paris
du flirt avec la gamine
dans le train de Marseille
de mes parents qui avaient peur
et moi
« Ah ! les salauds Ah ! les salauds ! »
dans un sanglot de trois secondes
qui dure encore
avec la honte, etc.
Extrait de La Villa des Roses (éditions Librairie-Galerie Racine, 2009).