Je ne sais pas si je dois par­ler de la bête hideuse à mes enfants
parce qu’ils voudront un nom
et que je leur dise quand elle viendra
et à quoi elle ressemblera
et si son pelage est tout de même doux à toucher.
Je serai peut-être en train de faire une omelette
de pein­dre mes ongles
ou d’acheter du savon
et soudain sor­tiront de ma bouche des paroles terribles.

Il y a tou­jours dans le paysage un homme une femme
un aban­don­né qui passe devant nos yeux
pour nous rap­pel­er cela : que la bête veille
que son appétit de mal­heur est sans limite.
Elle jette dans les rues des femmes frileuses et pauvres
qui trem­blent devant les vitrines.
Elle foudroie des enfants très petits
qui n’apprendront jamais à lire.
Il arrive qu’elle leur arrache bras et jambes et les gobe tout crus
par centaines
elle les assoiffe puis les noie sans repos.
La bête les con­damne si vous pronon­cez le nom de leur pays.
Elle brise des hommes
leur tord le cou comme on le fait aux gelinottes.
Elle boit des lacs
engloutit des forêts miraculeuses.

Elle a le goût âpre du fer et du sang.
La bête broie minu­tieuse­ment et sans répit
du Pôle au Pôle.
Et dans les vil­lages où jamais on ne croit qu’elle vient
elle halète près du petit honteux
et recou­vre de suie la vieille femme
que plus per­son­ne ne visite.
Elle épie près de tous ceux que rien n’abrite
ni un toit d’herbe
ni un geste de la main
ni même encore la mémoire d’un prénom chu­choté dans la nuit.

La bête patiente mais tou­jours parvient.
Elle sait se ren­dre si banale
on lui con­naît un goût de toile mouillée
de chapiteau mon­té à la hâte sous la pluie
et à moitié vide
où des femmes vir­gules ponctuent le silence sur des trapèzes
tan­dis que plus bas les vieux lions ne regar­dent rien.

On m’a dit que la bête
avait défig­uré à l’acide le vis­age de femmes très belles
on m’a dit qu’elle avait cousu
et qu’elle avait déchiré
qu’elle et encore
qu’elle avait
et aus­si et même j’ai enten­du dire
mais ce n’est pas pos­si­ble je me dis.

Prenez garde mes enfants
que la bête ne vous croise ou pose ses yeux sur vous.
Car alors je ne serai plus là pour vous pren­dre entre mes bras
et ma voix per­due ne remon­tera plus du puits
pour vous appel­er par vos noms Apases.

 

Textes extraits de La Renouée (inédit)
 

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