Jean-Marc Sourdillon, Le recours aux Cévennes

2017-12-30T00:17:33+01:00

     Dans les Cévennes, je vais, je tourne sur les routes, les chemins à l’intérieur de l’enceinte fer­mée de ce paysage ouvert. Comme un puits qui en son fond s’évaserait en fontaine, en estuaire.
     C’est comme si je rumi­nais un secret, je tour­nais dans tous les sens une énigme, une parole don­née, un mes­sage que j’essaierais de traduire avec mes mots à moi, inscrit non pas sur ce par­chemin que je tiens dans la main mais dans la vie, sur les chemins réels, sur ces pentes, ces ver­sants, ma pro­pre existence.
     Oui, c’est cela, je tourne autour d’un secret. Et je suis sans cesse sur le bord de le décou­vrir, avec à ma dis­po­si­tion tous ces plans, ces sen­tiers, ces flèch­es, ces indi­ca­tions : l’envol de l’épervier, les portes de ces maisons, les fruits des châ­taig­niers, une phrase de Rim­baud, nous savons à présent don­ner notre vie tout entière tous les jours…

     Les châ­taig­niers aus­si noueux, aus­si puis­sants que des tau­reaux, se tien­nent par les racines sur la pente et sou­ti­en­nent ain­si, par leurs forces réu­nies, la mon­tagne debout au-dessus du temps pour qu’elle ne s’écroule pas comme font par­fois les maisons dans ce pays bien qu’elles résis­tent elles aus­si à leur manière au désir de se faire poussières.
     Ils ont passé jadis un pacte, au temps des guer­res de reli­gion, ils ont  juré qu’ils tiendraient bon.
     Et ils ont tenu, jusqu’ici, même s’il n’y a plus per­son­ne pour les pro­téger, net­toy­er autour de leurs racines, recueil­lir leurs pré­cieux fruits. Plus per­son­ne pour croire à la résurrection.
     Et si cer­tains, mais par­tielle­ment, sont tombés — lour­de­ment, énor­mé­ment comme tombent les éléphants, d’un coup, un soir d’orage ou, si c’est sous le poids de l’âge, comme som­bre un navire, c’est-à-dire incom­plète­ment — tou­jours ils remon­tent à la sur­face. Et c’est alors en tant qu’épaves qu’ils sont là ; ils ser­vent de digues et arrê­tent pour un temps encore l’écroulement tou­jours imminent.
     Un bras, un bras puis­sant, même vieux, même fatigué, en tra­vers du temps. Une longue chaîne con­tin­ue qui tra­verse les Cévennes. Et si par­fois ils jet­tent vers les hau­teurs leurs bar­risse­ments silen­cieux, l’air triste sous la paupière ridée, c’est avec con­fi­ance qu’ils pro­duisent en dehors d’eux comme les signes de leur joie invis­i­ble, ces soleils d’épines où nous com­mençons d’exister, liss­es, aveu­gles et nus, nous les futurs nouveau-nés.

Je les vois, eux,
forçats de la contemplation,
des guet­teurs, les derniers guérilleros
d’un com­bat qui n’intéresse plus personne,
acteurs en proie
au trop ou au trou de mémoire,
leur souf­fleur là, tout à côté,
qui leur tient les pieds
mais lui aus­si a oublié le texte.
Il ne sait plus qu’une chose : cela,
souffler.
Feuilles qui bougent
éten­dards en guenilles,
seule leur atti­tude parle,
cette façon d’être debout dans la pente de la montagne
et de regarder devant, face au vide
comme quelqu’un qui attend
et n’éprouve plus aucune honte à attendre.

     La promesse qui tacite­ment nous a été faite un jour loin­tain de notre enfance, elle est là, enroulée comme un ruban d’ADN avec son mes­sage clair dans toutes ces châ­taignes, ces mil­lions de soleils verts avec leurs piquants, agités par le vent, dans l’immense châ­taig­nier ouvert que tu vois, en face de toi, au milieu de la pente. Il est au plein cœur de la mon­tagne comme des bras que quelqu’un aurait écartés  pour se faire plus grand, plus pro­fond, plus accueil­lant, pour don­ner de l’amour, pour tâch­er de se faire lui-même val­lée, ou mon­tagne, ou même monde, ouvrant tout grands les larges pans de la mon­tagne, et nous, au milieu, notre vie vril­lée sur elle-même au milieu des piquants, minus­cule héris­son plutôt que soleil, nous voici abrités par la force de ces bras ou de ces branch­es, sous le cou­vert des mil­lions de feuilles vernissées comme autant de paupières, atten­dant patients, rassérénés, notre nais­sance dans la lumière, cer­tains de devenir arbres à notre tour sur la grande pente des temps.

*

     Le vieux châ­taig­nier, gros de tous les enfants qu’il n’a pas eus, aux­quels il n’a pas pu don­ner nais­sance, et qui ont for­mé ces boss­es, ces nœuds sur son tronc et qui étouf­fent, de l’intérieur, qui poussent encore, comme asphyx­iés par on ne sait quel cor­don ombil­i­cal trop ten­du, ou trop court, qui voudraient tant par­venir à naître, don­nant de la tête con­tre cette his­toire qui les retient, n’en fait qu’à sa tête, n’accepte pas d’être plurielle comme le chant poly­phonique des gouttes dans la pluie ou les clar­ines des bêtes quand elles ren­trent le soir à la bergerie.

     Ce trou­peau de bre­bis noires et de bre­bis blanch­es, par exem­ple, près du gar­don de Sainte-Croix. Curieuse­ment, il remon­tait en direc­tion du cimetière comme si là était la  berg­erie. Chaque bête avait une cloche accrochée au cou  mais aucune de ces cloches n’était accordée dans le même ton. Cha­cune avait sa tonal­ité sin­gulière. On aurait dit une avalanche de notes, une vraie cas­cade, un tor­rent, une averse sonore, le chant mul­ti­plié des aveux, le chœur-tor­rent de la dif­férence, oui, une seule et même vie dif­frac­tée en mille et une gout­telettes tin­tantes qui remon­taient toutes en sens inverse de la pente. Comme si la pluie, d’un coup, avait décidé, rebrous­sant chemin, de regag­n­er le ciel sans pass­er par la vapeur.

*

     Je marche seul, à pas très lents et très légers sur un sen­tier du sec­ond ver­sant, pré­cau­tion­neuse­ment, retenant mon souf­fle, ou plutôt sus­pendu à lui, mon souf­fle lent, comme font les indi­ens, sur la pointe des pieds pour ne pas déranger l’ordre de ce paysage boulever­sant, à côté plutôt qu’en lui, un peu voyeur, un peu voy­ant et surtout volon­taire­ment très imprévoyant.
     Marcher ain­si, dans ce paysage, en silence, avec le pas léger et dis­con­tinu, c’est comme suiv­re une phrase musi­cale ou pronon­cer une prière. Oui, c’est mur­mur­er pour soi seul et sans mots une ques­tion dont l’espace entier serait la réponse.
Réponse qui ne se donne que si on l’écrit.

Présentation de l’auteur

Jean-Marc Sourdillon

Jean Marc Sour­dil­lon est né en 1961.  A pub­lié des livres poétiques :

  • Les Tourterelles (La Dame d’onze heures, pré­face de Philippe Jac­cot­tet, encres d’Is­abelle Ravi­o­lo, 2009).
  • Les Miens de per­son­ne (La Dame d’onze heures, pré­face de Jean-Pierre Lemaire, lavis de Gilles Sack­sick, 2010),
  • Dix sec­on­des tigre (L’Arrière-pays, 2011),
  • En vue de naître (L’Ar­rière-pays, 2017),
  • La vie dis­con­tin­ue (La part com­mune, 2017),
  • des essais et des nou­velles, Les voix de Véronique (Le Bateau Fan­tôme, 2017).

A traduit María Zam­bra­no et édité les Œuvres de Philippe Jac­cot­tet dans la Pléiade.

Jean-Marc Sourdillon

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