Enfin un recueil paru chez Rougerie imprimé au plomb : j’adore le foulage ! Ce recueil de Lau­rent Albar­racin est com­posé de petits pavés de prose qui traque­nt le réel, qui essaient de le dire le plus pré­cisé­ment pos­si­ble. Car le défi lancé à la poésie est là : com­ment dire cette réal­ité ? Et ce n’est pas un hasard si je rap­proche le côté tech­nique et le côté écri­t­ure poé­tique… C’est la même matéri­al­ité qui est en jeu.

Cela se situe dans le pro­longe­ment du Grand chosier qui évo­quait Le Par­ti pris des choses de Fran­cis Ponge, le chosier était un recueil de choses iden­ti­fiées par le poème car Albar­racin essayait de capter les choses par les moyens de la poésie c’est-à-dire par les moyens de cet objet fait de mots assem­blés sin­gulière­ment qu’on nomme poème. Lau­rent Albar­racin s’in­téresse aus­si bien à des notions plus ou moins abstraites qu’à des objets, encore que les deux soient des choses con­crètes. Et le mot cela court d’un texte à l’autre, ce n’est pas rien car Lau­rent Albar­racin veut cap­tur­er l’essence de ces notions ou de ces choses réduites à elles-mêmes. Cette évi­dence débouche sur ce que remar­que Albar­racin : “…si ce que cela désigne et mon­tre est cela, n’est que cela, cela est autant caché  par cela que révélé” (p 11) : le poète peut philoso­pher ! Cela ne va pas sans jeu avec les mots (p 15), ou tautologie :

Laurent Albarracin, Cela, Editions Rougerie

Lau­rent Albar­racin, Cela, Edi­tions Rougerie

Ce qui se passe avec ce qui se passe, c’est  que ça tombe par­faite­ment, ça vient à pro­pos, ça vient avec le con­stat que c’est bien ça… (p 13)

C’est que Lau­rent Albar­racin est à la recherche de la coïn­ci­dence entre la descrip­tion et l’ob­jet décrit ; d’où le choix de la prose et la forme du poème.  Le son devient visuel :

ces cris de craie noire dans le soir du ciel (p 19)

Le réel est infran­chiss­able, serait-il un obsta­cle au sens ? La fonc­tion du poète est alors de  “se tenir sur le promon­toire démoli, dans la frange mangée, dans l’en­trave détru­ite de cela” (p 27) : de quoi trou­ver le réel, de le faire appa­raître par les mots. Vers le milieu du livre, deux poèmes se con­tentent de décrire (la neige et les fleurs dans la cui­sine) : ils dévoilent que Lau­rent Albar­racin aban­donne son approche lin­guis­tique (les mots cela et ça sont étrange­ment absents). Même s’il s’in­téresse aux choses en elles-mêmes :

La lampe est cela, bien sûr. Elle est cela parce qu’elle est cela dou­ble­ment. En effet elle est la lampe et elle est la lampe est (p 57)

Retour à la tau­tolo­gie ? Pas si sûr car Albar­racin se préoc­cupe de la réal­ité du réel…

Qu’on le veuille ou non, qu’on appré­cie ou pas sa démarche, Lau­rent Albar­racin se livre à une entre­prise salutaire…

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.