Dès l’avant lec­ture le para­texte place le recueil de Mag­da Carneci dans une caté­gorie générique claire­ment iden­ti­fi­able : sous le titre, Chaos­mos, « poèmes » intro­n­ise un hori­zon d’attente on ne peut plus déter­miné. Ain­si le lecteur y attend des rimes, des sig­nifi­ants poussés à détourn­er leur lit­téral­ité au prof­it d’images poé­tiques ou bien des cohab­i­ta­tions for­tu­ites et révéla­tri­ces. Mais en feuil­letant les pages offertes sans même débuter la décou­verte des lignes qui y sont inscrites nous ne pou­vons que recevoir cette dichotomie entre l’annonce fig­u­rant à l’appareil tutélaire et l’allure des para­graphes qui se suiv­ent, sous des titres dont le sens place dès l’abord les pro­pos de l’auteur dans le sil­lage d’une dou­ble ori­en­ta­tion : l’évocation d’une réal­ité toute con­tem­po­raine et une tran­scen­dance énumérée de manière récur­rente par des inti­t­ulés tels que « Vision », « Requiem », « Mag­no­lia cos­mique », « Dans l’ultime lumière »…Ain­si se laisse devin­er la tonal­ité du pro­pos de Mag­da Carneci : ten­ter le dis­cours d’une cos­molo­gie du réel. Et en effet, cette dou­ble ori­en­ta­tion offre une trame au recueil, où cohab­ite l’évocation d’épisodes de la vie du poète avec une lec­ture décon­stru­ite par une vision cos­mique des événe­ments. Mais s’en tenir à cette lec­ture serait par trop réduc­teur. Les pro­pos de l’auteur offrent tous, quel que soit le sujet évo­qué, une dou­ble lec­ture où le texte se fait reflet de lui-même. Car ici rien n’échappe au dis­cours réflexif sur l’énonciation poé­tique. La mise en abyme y est récur­rente et les références à une his­toric­ité lit­téraire sou­ti­en­nent une écri­t­ure qui énonce son pro­pre proces­sus de créa­tion. Il s’agit bel et bien de pass­er à tra­vers le miroir, celui de la vision quo­ti­di­enne du réel mais aus­si celui de la langue.

 

   Dés le texte lim­i­naire « Flash. Instan­ta­né. Lent développe­ment » Mag­da Carneci invite le lecteur à partager sa per­cep­tion mul­ti­di­men­sion­nelle du réel :

 

« Le monde entier est une pure expres­sion    une image une
image rem­plie d’images    rem­plies elles aus­si d’autres ima-
ges    images    de quoi ? de qui ?    une image géante    ont-ils
répon­du    une pho­togra­phie vaste    énorme    et leur flash
aveuglant nous éblouissaient »

 

   Une litanie dont la dis­po­si­tion à la page place les asser­tions non plus en ver­ti­cal­ité ain­si que le texte poé­tique le donne à voir habituelle­ment, mais enchaîne des vers séparés par des blancs et for­mant para­graphes. Une syn­cope, une res­pi­ra­tion, un mor­celle­ment qui se veut métaphore de l’appréhension du monde dont Mag­da Carneci nous invite à regarder les mul­ti­ples dimen­sions per­cep­ti­bles au-delà des apparences, en tra­ver­sant le miroir. Et ce voy­age entériné par le dis­cours poé­tique est motivé non pas par une util­i­sa­tion de la dimen­sion autotélique du lan­gage, mais par une énon­ci­a­tion dis­cur­sive servie par un lex­ique appar­tenant au lan­gage courant con­fron­té dans des thé­ma­tiques qui sus­ci­tent la créa­tion d’images poé­tiques et ouvrent à des per­cep­tions méta­physiques inédites du réel. Mag­da Carneci fait corps avec le lecteur grâce à l’emploi des pronoms per­son­nels de la pre­mière per­son­ne du sin­guli­er et du pluriel. Elle l’invite à décrypter l’image offerte par les apparences et lui mon­tre la voie de la tran­scen­dance. Le dis­cours quel que soit le sujet évo­qué ouvre les hori­zons de l’univers appréhendé par l’auteur qui nous en dévoile les arcanes. Et même le dis­cours amoureux est emprunt d’une énon­ci­a­tion réflex­ive sur la nature du lan­gage poé­tique et sur sa capac­ité à don­ner à voir cet au-delà de la lit­téral­ité du monde :

 

« Je voulais te susurrer à l’oreille la chan­son végé­tale de
la bon­té    je voulais te rap­pel­er cette verte et ancienne
langue flo­rale    avec laque­lle jadis tu m’avais fait fleurir :
la douceur par­fumée d’antan, qui pour­rait la redire ? à
l’époque où nous étions comme les lis, les lilas, les tu-
lipes    et que réu­nis nous fleuris­sions ensem­ble dans le
grand jardin clos    toi, tu étais la tige âpre, élancée
moi, j’étais ton cal­ice pour­pré    toi, tu étais l’ascension
moi, j’étais la brillance »

 

 

    Cette « anci­enne langue flo­rale », de laque­lle il n’est pas ques­tion de se dépar­tir, est sup­port à l’élaboration de la moder­nité poé­tique. Ain­si dans « Qua­si-son­net » l’auteur se place dans le sil­lage d’une tra­di­tion poé­tique qui va de la renais­sance jusqu’au clas­si­cisme. Mais il ne s’agit pas ici de repren­dre la fix­ité d’une forme ou d’un reg­istre lan­gagi­er cod­i­fié. Seule la thé­ma­tique, l’évocation du dis­cours amoureux, reste fidèle au genre. Quant à la forme, elle se pro­pose, tout comme les autres textes du recueil, de met­tre à la suite des vers alignés en para­graphes et dont la dis­po­si­tion révèle toute la puissance :

 

« Pourquoi, à chaque fois que je le vois dans
la rue    ou qu’il me sem­ble percevoir son dos dans la
foule    par­mi les épaules, les sacs-à-main et les vitrines
un effroi atroce m’envahit    une chaleur étrange, une
nausée    et    con­tre mon gré    je tra­verse la rue comme
un éclair ? »

 

  

   Mag­da Carneci, en reprenant la thé­ma­tique toute atem­porelle de l’évocation du sen­ti­ment amoureux se place, de par le titre de son texte, dans le sil­lage de toute la tra­di­tion poé­tique. La forme toute­fois peu pro­to­co­laire et nova­trice de son texte est con­fron­tée au titre qui fait référence à une forme poé­tique dont les références his­toriques sont légion. Et ici s’énonce à nou­veau dans l’implicite des dis­posi­tifs un dis­cours réflexif sur la nature du lan­gage poé­tique. Il ne dépend pas d’un car­can formel ou bien d’un lex­ique préétabli. Il ne s’inscrit pas non plus en rup­ture avec le poids séculi­er d’une his­toric­ité, plutôt perçue comme une con­ti­nu­ité. Ain­si, quel est-il ? C’est le pro­pos dévelop­pé par l’auteur dans le dernier texte du recueil, « Post-man­i­feste. Un vaste lecteur ». Et à tra­vers le por­trait brossé du lecteur atten­du s’énonce un man­i­feste poétique :

 

 

« Un lecteur nous lira un jour,
Mais non pas un de nos sem­blables, un frère, mais un
lecteur plus vaste, plus loin­tain, qui feuil­let­tera nos vies
comme des pages volantes, noir­cies par de menues lettres
illis­i­bles, libre­ment entremêlées par le vent ; et nous en-
chaîn­era en propo­si­tions et en phras­es, en événe­ments et
en peu­ples que lui seul com­pren­dra claire­ment, comme
en un col­lier de per­les naturelles et fauss­es autour du cou
tor­du de l’éternité ; il déchiffr­era avec pré­ci­sion, comme
un laser, tous les textes, les livres, l’histoire entière, ainsi
que les morts, les résur­rec­tions, les nais­sances, et il sa-
vour­era leur goutte de miel pur ou trou­ble, doux-amer
sur sa langue rugueuse et impossible

dans un silence assour­dis­sant, sem­blable au vent terres-
tre qui engloutit les déserts et les idiomes, les métropoles
cham­boulées, au vent cos­mique qui éteint des nébuleuses
imag­i­naires et des galax­ies en expan­sion ; avec un mur-
mure sec, apoc­a­lyp­tique, tout comme le souf­fle sec des
nar­ines de l’homme ultime, con­tem­plant la jachère et la
parabole du monde, ou le souf­fle humide de la bouche
du pre­mier homme inspi­rant goulû­ment la nais­sance de
la terre, l’arche auro­rale , la pre­mière voyelle qui vient de
renaître

il englobera dans l’immense cristal bleu de son œil,
et les cheveux que la femme amoureuse recueil­lit avec une
pince sur le foulard per­du par son bien-aimé, et le cer-
veau hyper­bolique des savants et les sys­tèmes poétiques
de la nature, la démi­urgie fréné­tique des tyrans et des
com­merçants, les inven­tions des mys­tiques et des révo-
lution­naires, il englobera dans le cristallin aveuglant de
son œil et le grain de moutarde et les points sur les i et
la planète

Il pèsera finale­ment leur souf­france, leur illu­sions et leur
amour, surtout l’amour, et la folie d’accepter de mourir
et de vouloir renaître dans quelque chose de trop invrai-
sem­blable, trop abstrus, trop anal­phabète ; à l’instant où
seule une métaphore plus que vive pour­rait sup­port­er le
poids écras­ant du temps, son regard infi­ni et son va-et-
vient, à l’instant où seule la poésie tran­scen­dante portera
dans ses entrailles le sang de la résurrection.

C’est ce lecteur-là que j’attends. »

 

 

   Ce lecteur-là est celui qui déchiffre une langue dont l’immanence n’est plus à atten­dre, celui qui n’espère pas que le sens s’avoue en pre­mière lec­ture et qui sera à même d’entendre cette per­cep­tion cos­mique pro­posée par le poète. Voici celui que Mag­da Carneci attend, elle qui s’inclut dans la com­mu­nauté du « nous ». Mais de quel sil­lage s’agit-il, de quelle com­mu­nauté exacte­ment ? Les trois épigraphes d’œuvre sous les aus­pices desquelles sont placés les textes du recueil nous le pré­cisent dés l’avant décou­verte des pro­pos de l’auteur :

 

 

« « L’affaire d’un vision­naire est de voir ; s’il s’embourbe dans
le genre d’activités qui éclipsent Dieu et qui l’empêchent de voir,
alors il trahit non seule­ment son soi meilleur mais
aus­si ses sem­blables, qui ont droit à la vision.
Aldoux HUXLEY, Les portes de la perception

Ecrire est un acte religieux, hors toute reli­gion ;…c’est être cer­tain d’une
Chose indi­ci­ble, qui fait corps avec notre fragilité essentielle.
Georges Per­ros, Papiers collés.

Le poète ne demande aucune admi­ra­tion, il veut être cru.
Jean Cocteau, Opium. »

 

 

    Dès l’avant lec­ture Mag­da Carneci annonce que la tra­ver­sée à ses côtés mèn­era aux portes d’une per­cep­tion cos­mique de la réal­ité. Et en effet, les dis­posi­tifs formels ain­si que le choix des mis­es en œuvre lex­i­cales et séman­tiques con­duisent à la décou­verte non pas de l’univers de l’auteur, mais à la révéla­tion d’une autre réal­ité dont cha­cun peut touch­er l’impalpable présence. Le poète, à l’instar de Vic­tor Hugo, est un vision­naire, un voy­ant, un guide. Et il suf­fit de la regarder Mag­da Carneci pour que les images, dans cette instan­ta­néité apposée aux lignes de son écri­t­ure, soient autant de traits au dessin d’une cos­mogo­nie aus­si unique dans son élab­o­ra­tion qu’il y a de lecteurs, mais glob­al­isante parce qu’invitant à la suiv­re dans cette pos­ture her­méneu­tique au réel.

 

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Carole Mesrobian

Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian est poète, cri­tique lit­téraire, revuiste, per­formeuse, éditrice et réal­isatrice. Elle pub­lie en 2012 Foulées désul­toires aux Edi­tions du Cygne, puis, en 2013, A Con­tre murailles aux Edi­tions du Lit­téraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sur­sis en con­séquence. En 2016, La Chou­croute alsa­ci­enne paraît aux Edi­tions L’âne qui butine, et Qomme ques­tions, de et à Jean-Jacques Tachd­jian par Van­i­na Pin­ter, Car­ole Car­ci­lo Mes­ro­bian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Flo­rence Laly, Chris­tine Tara­nov,  aux Edi­tions La chi­enne Edith. Elle est égale­ment l’au­teure d’Aper­ture du silence (2018) et Onto­genèse des bris (2019), chez PhB Edi­tions. Cette même année 2019 paraît A part l’élan, avec Jean-Jacques Tachd­jian, aux Edi­tions La Chi­enne, et Fem mal avec Wan­da Mihuleac, aux édi­tions Tran­signum ; en 2020 dans la col­lec­tion La Diag­o­nale de l’écrivain, Agence­ment du désert, paru chez Z4 édi­tions, et Octo­bre, un recueil écrit avec Alain Bris­si­aud paru chez PhB édi­tions. nihIL, est pub­lié chez Unic­ité en 2021, et De nihi­lo nihil en jan­vi­er 2022 chez tar­mac. A paraître aux édi­tions Unic­ité, L’Ourlet des murs, en mars 2022. Elle par­ticipe aux antholo­gies Dehors (2016,Editions Janus), Appa­raître (2018, Terre à ciel) De l’hu­main pour les migrants (2018, Edi­tions Jacques Fla­mand) Esprit d’ar­bre, (2018, Edi­tions pourquoi viens-tu si tard), Le Chant du cygne, (2020, Edi­tions du cygne), Le Courage des vivants (2020, Jacques André édi­teur), Antholo­gie Dire oui (2020, Terre à ciel), Voix de femmes, antholo­gie de poésie fémi­nine con­tem­po­raine, (2020, Pli­may). Par­al­lèle­ment parais­sent des textes inédits ain­si que des cri­tiques ou entre­tiens sur les sites Recours au Poème, Le Cap­i­tal des mots, Poe­siemuz­icetc., Le Lit­téraire, le Salon Lit­téraire, Décharge, Tex­ture, Sitaud­is, De l’art helvé­tique con­tem­po­rain, Libelle, L’Atelier de l’ag­neau, Décharge, Pas­sage d’en­cres, Test n°17, Créa­tures , For­mules, Cahi­er de la rue Ven­tu­ra, Libr-cri­tique, Sitaud­is, Créa­tures, Gare Mar­itime, Chroniques du ça et là, La vie man­i­feste, Fran­copo­lis, Poésie pre­mière, L’Intranquille., le Ven­tre et l’or­eille, Point con­tem­po­rain. Elle est l’auteure de la qua­trième de cou­ver­ture des Jusqu’au cœur d’Alain Bris­si­aud, et des pré­faces de Mémoire vive des replis de Mar­i­lyne Bertonci­ni et de Femme con­serve de Bluma Finkel­stein. Auprès de Mar­i­lyne bertonci­ni elle co-dirige la revue de poésie en ligne Recours au poème depuis 2016. Elle est secré­taire générale des édi­tions Tran­signum, dirige les édi­tions Oxy­bia crées par régis Daubin, et est con­cep­trice, réal­isatrice et ani­ma­trice de l’émis­sion et pod­cast L’ire Du Dire dif­fusée sur radio Fréquence Paris Plurielle, 106.3 FM.