Aux « rives de l’ailleurs » 

Cet ouvrage rassem­ble des poèmes com­posés entre 2003 et 2005, inspirés pour les pre­miers par la pein­ture, pour les suiv­ants par la musique ; il pro­longe la démarche entre­prise dans de précé­dents livres. Cha­cune des deux sec­tions compte 18 poèmes de qua­torze vers libres, seg­ments de phras­es ou syn­tagmes nom­inaux brefs, comp­tant le plus sou­vent 4 à 7 syl­labes. On devine que le poète veut, par ce lacon­isme qua­si asyn­tax­ique, con­stru­ire le poème comme un col­lage d’éléments décon­tex­tu­al­isés, ramenés à l’essentiel. En témoignent l’usage fréquent du zeugme (« La soif et l’amitié », p. 14 ; « colonnes de présence », p. 31), de l’article défi­ni de notoriété (« le geste de la lib­erté », p. 14 ; je souligne), les hypal­lages (« Arcades patientes », p. 32 ; « Colline indi­ci­ble », p. 37), les élé­ments descrip­tifs sou­vent en appo­si­tion, les con­struc­tions duales (un grand nom­bre de vers sont for­més de deux ter­mes coor­don­nés par « et »).

Refrain, de Bernard Grasset, Lyon, Jacques André éditeur, coll. Poésie XXI, 2017, 56 p., 11€

Refrain, de Bernard Gras­set, Lyon, Jacques André édi­teur, coll. Poésie XXI, 2017, 56 p., 11€

Chaque poème de la pre­mière sec­tion est coif­fé du nom du pein­tre dont les toiles l’ont inspiré. Cette asso­ci­a­tion fait sur­gir dans l’esprit du lecteur, au cours de sa lec­ture, l’image d’une chimère com­posée des œuvres du pein­tre qui lui sont famil­ières. Ain­si, le lecteur se fait un Cha­gall imag­i­naire des Cha­gall fon­dus dans le poème de la p. 23, et s’il n’a pas pré­cisé­ment en tête « The Lud­wigskirche In Munich », il voit en son for intérieur une toile de Kandin­sky, le poème lui four­nissant juste assez d’éléments évo­ca­teurs pour que cette toile intérieure représente une église comme la toile orig­i­nale. En con­sul­tant un fonds d’images numérisées, on devine que le poème de la p. 26 fait se ren­con­tr­er des toiles appar­tenant à dif­férentes séries (rurale, cir­cassi­enne et inspirée de l’iconographie ortho­doxe) de Rouault, comme le poème suiv­ant con­dense les estam­pes que ce pein­tre a réu­nies dans son ouvrage spir­ituel Mis­erere.

Je crois recon­naître en « An Die See Und An Die Sonne » (« Vers la mer et le soleil ») la toile de Kandin­sky qui a inspiré le poème de la p. 24. J’y vois ce que B. Gras­set a traduit par « l’angle du matin ». Mais le poème m’avait évo­qué une tout autre image. Faut-il y voir un échec du poème ? Non, s’il avait voca­tion à autre chose qu’à pro­duire dans mon esprit une représen­ta­tion mimé­tique de la toile. Le poème de la p. 14, inspiré, à ce que je devine, par une « Cène » du Tin­toret, mon­tre com­ment le poète, à l’instar du pein­tre, amal­game l’ensemble des épisodes for­mant un réc­it (en l’occurrence, ten­ta­tion au désert, dernier repas, trahi­son, cal­vaire) en peu de lignes, épurées autour de quelques sug­ges­tions. B. Gras­set ne cherche pas à traduire la toile en poésie ver­bale, il la fil­tre, en recueille des par­celles dont il fait une chose autre. La représen­ta­tion pic­turale est pré-texte et pré­texte, les toiles se fondent dans les « paysages intérieurs » (« Avant-pro­pos », p. 8) du poète, paysages entraînés dans le mou­ve­ment d’une quête à car­ac­tère mys­tique, « la recherche, à tra­vers un autre lan­gage, d’un loin­tain qui mur­mure le sacre de l’aurore » (Ibid.).

Ce mur­mure sacré, le croy­ant croit l’entendre bruiss­er dans les représen­ta­tions de l’histoire sainte comme dans des toiles qui me sem­blent être pro­fanes. Le poème de la p. 24 men­tionne un « sabli­er [qui] mur­mure ». Ce sabli­er, je ne le retrou­ve pas dans la toile de Kandin­sky préc­itée qui, comme je l’ai avancé, a sans doute inspiré le poème. On retrou­ve un « hori­zon [qui] mur­mure » p. 28, dans un poème qui me paraît inspiré de « Paysage avec bar­que sur l’eau » de Rouault, où je ne saurais dire si l’horizon mur­mure. Dans le « Paysage aux deux chênes » de Van Goyen, le poète voit que « Dans les feuil­lages / Souf­fle le vent. Un poème s’élève. » (p. 16) ; je ne vois rien de cela. Même remar­que con­cer­nant le poème de la p. 17, issu de la fusion de toiles de Van Goyen, où inter­vient un « Je » qui « écoute le vent » (un mes­sage, sans doute), jusqu’à ce que la fin du poème évoque des mots qui réson­nent comme une « alliance » de la terre et du ciel. Il est con­venu de dire que le poète voit ce que le non poète ne sait pas décel­er ; appliquée à une poésie religieuse, cette tra­di­tion relègue l’athée dans l’erreur et l’aveuglement, ce avec quoi je ne saurais m’accorder. Ren­seigne­ments pris, il s’avère que Cha­gall, Kandin­sky, Rouault (pas Van Goyen) ont peint des épisodes bibliques, mais pas néces­saire­ment dans les toiles précédem­ment citées. Je ne sais donc dans quelle mesure B. Gras­set extra­pole, je ne sais s’il y recon­naît l’expression des con­vic­tions religieuses des pein­tres, ou s’il y ajoute des souf­fles, des mur­mures, donc des mes­sages (peut-être les « signes » qui sont régulière­ment men­tion­nés au fil du recueil) pour tir­er les toiles, avec ses poèmes, dans une direc­tion mys­tique. Si, par­mi les toiles inspi­ra­tri­ces, il en est de pro­fanes, le lecteur athée pour­ra être frois­sé par la lib­erté qu’aura prise l’auteur de leur attribuer une dimen­sion qui n’était pas dans les inten­tions du pein­tre ; reste que cha­cun est absol­u­ment libre d’entretenir avec une œuvre d’art une rela­tion qui lui est per­son­nelle, qu’il se choisit, sans con­sid­éra­tion des inten­tions de son créa­teur, car les inten­tions des artistes ne peu­vent pré­ten­dre cir­con­scrire les effets de la cul­ture qu’elles ont pro­duite. Le poème de la p. 11, inspiré de Fra Angeli­co, est sans doute issu de la con­tem­pla­tion d’une Nativ­ité ou d’une Annon­ci­a­tion ; dans le sec­ond cas, je dirais qu’il s’agit plutôt de celle du Musée de la Basilique San­ta Maria delle Gra­zie que de celle du cou­vent San Mar­co car, s’inspirant de celle de San Mar­co, com­ment ne pas se saisir des couleurs déli­cieuses et sur­prenantes des ailes de l’ange ? Si je digresse ain­si pour par­ler de mon Fra Angeli­co, c’est pour amen­er l’idée que nous ne voyons pas tous la même chose lorsque nous con­tem­plons une même toile, et que nos voy­ages par­mi les œuvres suiv­ent des logiques var­iées. B. Gras­set y voit les signes et le sens que sa foi lui fait rechercher, et que l’athée que je suis n’y cherche pas, con­cen­trée sur d’autres aspects, où le mys­ti­cisme n’intervient que comme clé de lec­ture his­tori­co-soci­ologique de com­préhen­sion des con­di­tions de con­cep­tion et de récep­tion des œuvres.

B. Gras­set sem­ble vouloir que sa poésie par­ticipe au mur­mure mys­tique auquel il croit, ce qui explique peut-être le titre de Refrain. Lit­tré nous apprend que le refrain, étant éty­mologique­ment lié au latin refrin­gere (« bris­er », d’où « se réfrac­ter »), est aus­si ce qui se réflé­chit, se répète. Plusieurs poèmes sont encadrés de deux vers qui se font écho : « Un homme s’éloigne […] Un poème s’élève » (p. 16), « L’eau et le ciel, […] La terre et le ciel » (p. 17), « Arcades de présence, […] Arcades de sérénité. » (p. 25). Ces échos aux fron­tières des poèmes sont struc­turants, analogiques ; ils dis­ent un ordre du monde révélé (selon le croy­ant) ou inven­té (selon l’athée) par le poète. Dans le poème inspiré de J. Van Ruis­dael se super­posent divers­es mesures du temps : « Les arch­es du temps », « le pas des hommes », le début des moissons et l’attente de l’aurore ; c’est en cette con­jonc­tion de tem­po­ral­ités que le poète veut « Guet­ter les signes », enten­dre « L’appel du secret » (p. 18). B. Gras­set fait se réfléchir les toiles les unes dans les autres ; ain­si de « Paysage avec pont de pierre » et de « Philosophe en médi­ta­tion », deux toiles de Rem­brandt que son poème artic­ule autour d’une vir­gule, créant un mou­ve­ment cir­cu­laire depuis le « paysage » vers le cab­i­net de tra­vail du philosophe, lui-même assis de façon à observ­er ce qu’il y a – un paysage peut-être – au-delà d’une large fenêtre.

Autre forme de refrain : la répéti­tion de mots por­teurs d’une charge sym­bol­ique spé­ciale dans le cadre de la référence chré­ti­enne ; on peut voir dans cette espèce de litanie la tra­duc­tion d’un exer­ci­ce spir­ituel de l’auteur. L’écriture des poèmes aurait donc valeur d’ascèse pour celui-ci. Mais il ne peut s’agir d’une démarche unique­ment per­son­nelle, puisqu’il pro­pose ces textes à la pub­li­ca­tion. Le poète est mar­tyr au sens grec du mot, il est « témoin », comme en écho aux mar­tyrs de l’histoire chré­ti­enne qui peu­plent le recueil (p. 13 et 20). « J’écoute, je marche / Témoin boulever­sé / Atten­dant l’aurore. » (p. 36). Ain­si, le poète con­vie le lecteur à suiv­re son chemin de croy­ant depuis les « rives de l’ailleurs » (p. 20) ; libre au lecteur de pren­dre le large à ses côtés, ou de demeur­er sur le lit­toral, en retrait, pour observ­er à dis­tance son cheminement.

La qua­trième de cou­ver­ture de Recueille­ment exprime le pro­jet de ce précé­dent ouvrage de B. Gras­set 1Édi­tions du Petit Pavé, 2005., par l’emploi fig­uré des ter­mes habituel dans le dis­cours spir­ituel : « Recueille­ment demeur­era mon chant des pro­fondeurs. Qu’il puisse rejoin­dre ceux qui cherchent dans les méan­dres du monde, inclin­er le regard du côté du mys­tère et laiss­er la trace, dans la neige du silence, du pas de l’Ami. » La qua­trième de cou­ver­ture de Refrain annonce que B. Gras­set est l’auteur « d’une ving­taine de recueils inspirés libre­ment de l’Écriture », mais il n’est nulle part sig­nifié que le livre est inté­grale­ment ori­en­té par la recherche spir­ituelle de l’auteur. Ain­si, le poème de la p. 40 ren­voie à « Bruck­n­er, Sym­phonie no 9 en ré mineur », sans dire qu’elle fut dédiée à Dieu par le com­pos­i­teur. Celui de la p. 46 ren­voie à « O. Mes­si­aen, Quatuor, V », pour référ­er au Quatuor pour la fin du temps, par­tie « V. Louange à l’Éternité de Jésus ». B. Gras­set par­le de la « Poignante lenteur, / Vio­lon et piano » qui accom­pa­gne le retour de l’« Ami », Jésus, ce qui cor­re­spond bien à ce « mou­ve­ment très lent [qui] réu­nit le vio­lon­celle et le piano ». J’ignorai les con­vic­tions ou les sources d’inspiration des pein­tres et com­pos­i­teurs choi­sis par l’auteur (selon des critères spir­ituels et non pas seule­ment esthé­tiques, apparem­ment), et c’est l’Internet qui m’a ren­seignée à ce sujet ; j’aurais préféré qu’une men­tion explicite sur l’ouvrage m’apprenne d’emblée son ori­en­ta­tion religieuse, afin d’entrer dans la lec­ture en con­nais­sance de cause.

Peu de lecteurs auront en tête tout, ou seule­ment par­tie, du réper­toire pic­tur­al et musi­cal qui a inspiré le recueil. Je suis par­tie presque sans bagage, mais je suis rev­enue sou­vent sur mes pas, l’Internet à mes côtés, pour repass­er devant ce que j’avais vu à mon pre­mier pas­sage, afin d’élargir ma com­préhen­sion de la démarche de B. Gras­set. D’autres lecteurs, qui n’ont ni cul­ture religieuse, ni arti­cle à écrire, ne fer­ont pas ces allers-retours. La propo­si­tion de B. Gras­set, s’adressant de façon priv­ilégiée à une com­mu­nauté nour­rie de cul­ture religieuse, a des chances de ren­con­tr­er son pub­lic mal­gré cette dif­fi­culté. Par le lec­torat le plus large, l’ouvrage sera peut-être perçu comme éli­tiste car, con­sid­éré comme une invi­ta­tion à décou­vrir des œuvres, il demande au lecteur de faire un effort, de pass­er à l’action de la décou­verte pour co-con­stru­ire une cul­ture artis­tique com­mune avec l’auteur.

La sec­onde sec­tion, où l’auteur fait référence à des com­pos­i­teurs, non plus à des pein­tres, asso­cie de façon récur­rente les trois ter­mes : souf­fle, jardin, sou­venir. Cette impor­tance du sou­venir est peut-être à reli­er au fait que les poèmes de cette sec­tion sem­blent avoir un point d’ancrage auto­bi­ographique. Il me sem­ble qu’ils réfèrent au moment vécu par l’auteur, alors qu’il écoutait la musique, plutôt qu’ils n’évoquent la musique elle-même (on pour­rait en effet inter­chang­er les noms des com­pos­i­teurs sans que cela mod­i­fie la récep­tion du poème, ce qui n’était pas le cas dans la sec­tion I). Le lien du texte avec l’œuvre musi­cale à laque­lle il est asso­cié est net­te­ment plus lâche que lorsqu’il s’agissait de pein­ture, les car­ac­téris­tiques qui spé­ci­fient les œuvres sont qua­si inex­ploitées. Pour cette rai­son, ces poèmes pour­raient être moins dépen­dants de la cul­ture du lecteur que ceux qui étaient liés à la pein­ture, et donc plus générale­ment accessibles.

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Maëlle Levacher

Après une thèse de doc­tor­at en Let­tres mod­ernes, con­sacrée à l’His­toire naturelle de Buf­fon (pub­liée aux Clas­siques Gar­nier), Maëlle Lev­ach­er enseigne neuf ans à Lille les matières lit­téraires et les sci­ences humaines, dans divers étab­lisse­ments d’en­seigne­ment supérieur. [… lire la suite sur le site de la Mai­son des écrivains]

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