Les édi­tions La Con­tre Allée ont la bonne idée de rééditer en un seul vol­ume les recueils de Sophie G.Lucas Mou­jik mou­jik dif­fusé en 2010 et Notown sor­ti lui en 2013. Entre poésie et doc­u­men­taire d’indignation, l’auteure nan­taise a choisi de pos­er ses mots au ras du sol dans les villes, là où le regard ne porte pas, et où vivent de nom­breux sans abri. Avec tout d’abord nos SDF français et puis la descente irrémé­di­a­ble d’une anci­enne ville phare des USA : Détroit, dite Notown.

Quand la poésie naît d’une colère et d’une impuis­sance. Quand la poésie décrit aus­si notre monde tel qu’il se mon­tre, noir, imper­son­nel, impi­toy­able pour les faibles. Quand la poésie dénonce notre pas­siv­ité devant les morts de froid dans la rue chaque hiv­er. Quand la poésie donne la parole aux petits, les nou­veaux mou­jiks ou nou­veaux serfs (les jeunes savent-ils encore la sig­ni­fi­ca­tion de ces mots?) du seigneur Libéral­isme, tout en bas de l’échelle sociale, sur qui l’on marche au sens fig­uré sans les voir. Ces com­pagnons de la manche qui, à force d’indifférence des pas­sants, ont « per­du le goût des gens » et que le moin­dre détail de la vie quo­ti­di­enne fait rêver :

 

 

Sophie G. LUCAS, Mou­jik mou­jik suivi de Notown, La Con­tre Allée, 2017, 176 p., 18€ ; 

 Je don­nerais n’importe quoi
pour enten­dre de nouveau
une chaise grin­cer sur un carrelage
L’effet que ça fait d’ouvrir une fenêtre

Un livre pour cafter la mis­ère et redonner noblesse aux sans-logis qui dor­ment dans des cabanes, des recoins, des bâch­es ou des car­tons. Ils auront été plus de 500 à en mourir en 2016. Vous ren­dez-vous compte, 500 décès sans le moin­dre bruit médiatique…

   ça s’effondre un hom
me
dans le Bois
ça
ne fait pas de bruit
dans les feuilles 

Les mairies font couper les arbres, ras­er les ter­rains vagues, comme si elles voulaient déloger des rats. Faire fuir les indésir­ables. Ceux qu’on n’aime pas voir. Pas éton­nant que cer­tains per­dent le nord, se met­tent à boire « tout s’en va / de moi ». Cer­tains tra­vail­lent, mais pas assez pour avoir un salaire décent, alors on se débrouille alors que les insti­tu­tions essayent mal­adroite­ment de ras­sur­er. Nom­breux sont ceux qui ne se plaig­nent pas d’être pau­vres, juste de se sen­tir devenir inutiles.

Je regarde mes mains
Est-ce qu’il y a un homme dessous

Ces pau­vres revenus de toutes les belles promess­es des hommes poli­tiques plus soucieux de leur cou­ver­ture médi­a­tique que de la cou­ver­ture sociale que cer­tains souhait­eraient même détri­cot­er. Ces pau­vres ne pos­sé­dant plus rien que quelques sacs de super­marché pour trans­porter un peu de linge pour rester digne.

Moujik mou­jik en solil­o­ques du pau­vre, référence à l’exergue de Jehan-Ric­tus. Por­traits au Bois à la pre­mière per­son­ne avec les vers coupés pour sig­ni­fi­er l’absence de per­spec­tive et l’hésitation dans la parole, doc­u­men­taires d’instants à la troisième per­son­ne avec pré­ci­sions entre par­en­thès­es, poèmes en je, poèmes en Lui, le père vagabond mort, qu’il faut bien habiller avant la céré­monie. Poèmes-explo­rations de la pau­vreté, de l’âme humaine qui reste encore en veille quand il n’y a plus rien.

Puis départ pour Detroit, sym­bole de l’effondrement de l’économie, ville mise en fail­lite en 2013 et qui peine à panser ses plaies. Sophie G. Lucas nous pro­pose un col­lage doc­u­men­taire à par­tir d’extraits d’interviews TV, d’émissions de radio etc. Ville sin­istrée, quand même les SDF sont par­tis. Explo­ration de ces états unis des villes fan­tômes, bien après la ruée vers l’or.  Là où “plus de soix­ante mille maisons ont été saisies” et bon nom­bre ont été incendiées pour ne pas engraiss­er les vau­tours. Làl’e­spoir dis­paraît comme un reflet dans le ciel nuageux, là où même “le soleil finit par puer”. Une autre vision du rêve américain…

Et comme con­clu­sion de ces deux chapitres, rap­pel­er que ce monde est le nôtre, que le poète nous aide à réfléchir à notre pro­pre con­duite “à quel moment tout ça nous a échappé”.

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Denis Heudré

né en 1963 à Rennes, denis heudré cul­tive son jardin dis­cret dans un coin de la web­sphère sur son site inter­net