Tous les matins, tout au bout du sommeil,
je monte après toi l’escalier de la Tour Eiffel,
et dans ton dos tout ton malheur
pompe la peur pas à pas, chaque matin, chaque 
marche, qui d’autre encore l’entend 

 

ce chant que psalmodie tout ce métal.

 

Il est encore tôt et chaque marche t’éloigne,
chaque marche t’en aliène de ce matin qui point
car c’est le bout du sommeil,
et c’est au bout du som­meil qu’il faut tou­jours qu’il arrive
quelque chose à imprimer,
quelque chose de la vie des gens
Qui mon­tent, frères, à tes côtés,
Qui mon­tent avec
les arceaux de la tour, ses énormes struc­tures boulonnées,
avec toi, chaque matin, François Reichelt,

 

tout au bout du som­meil, des marches,

 

du silence.

 

Le pre­mier étage de la Tour Eiffel.

 

Cinquante-sept mètres de vide, là le silence s’écaille.
Voix amies et d’autres voix, pres­santes, anecdotiques
des pho­tographes, des jour­nal­istes, ni respon­s­ables ni coupables ni complices,
ambas­sadeurs ou charog­nards ils restent bien à l’écart

 

Au bout du silence ces voix.

 

Et der­rière, je les vois
en cer­cle, à leurs fenêtres massés en familles leurs yeux fourmillent
du Champ de Mars et d’ailleurs bavant voyeurs penchés pour lire avant les autres, par-dessus ton épaule
la rubrique des faits divers dans le jour­nal du soir

 

où ton des­tin paraîtra

 

Pleine, avide arène, hyènes

 

Penchées qui trépig­nent impa­tientes et pèsent
tant et si bien sur l’équilibre de la terre que
comme rote un nouveau-né
l’orbite hoquète
et tu tombes

 

et si ceux qui te pho­togra­phient alors
croient saisir l’image d’un homme déjà mort
dans cette chute, dans cet énorme effroi,
peut-être n’as tu jamais autant vécu
accouché de qua­tre cuiss­es de froid

 

au cœur de cet effroi

Ton cœur s’arrêta tout au bord du matin.

 

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Au matin sus­pendu, éd. Rue des Prom­e­nades, 2012

 

(Reichelt) au matin sus­pendu évoque les dernières min­utes de François Reichelt, mort le 4 févri­er 1912, suite à l’in­fructueux essai d’un para­chute de sa fab­ri­ca­tion du haut du pre­mier étage de la tour Eif­fel. Ce qui est trou­blant et fut peut-être une pre­mière his­torique, c’est que la chute et la mort de Reichelt ont été filmées. J’y ai vu comme une pré­mo­ni­tion du XXe siè­cle com­mençant et la nais­sance d’un fan­tôme venu à ma ren­con­tre bien des années plus tard, enfant, puis jeune homme, sur les lieux mêmes du drame.
 

 

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