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2053

Il neige. Bien au chaud dans l’abribus alimenté par les panneaux solaires, une vieille dame attend. Elle attend, assise, que les vingt minutes indiquées sur l’écran devant elle s’écoulent rapidement. Mais le temps semble arrêté, suspendu à l’hésitation dansante des flocons.
La neige. La vieille dame s’est toujours sentie en adéquation avec elle. La chute des flocons a quelque chose d’hypnotique. Elle nous entraîne avec elle. Nous tombons comme le flocon sur le bitume. Mais nous ne fondons pas (1). Encore aujourd’hui, elle se souvient des premiers vers d’un poème de Yves Bonnefoy :

 

J’avance dans la neige, j’ai fermé
Les yeux, mais la lumière sait franchir
Les paupières poreuses, et je perçois
Que dans mes mots c’est encore la neige
Qui tourbillonne, se resserre, se déchire. (2)

 

Aujourd’hui, à la regarder blanchir la rue déserte, elle pense à la page encore vierge et le poème qui reste à écrire. Derrière la vitre, la danse des flocons lui évoque celle des abeilles, puis celle des mots qu’il faut apprendre à écouter. Elle voudrait tant revoir les abeilles, mais à moins de se rendre au Muséum des insectes, elle sait que depuis vingt ans les butineuses ont disparu des champs, que la pollinisation se fait de manière artificielle et que le « vrai » miel est devenu aussi rare et cher que le caviar.

Le monde a changé, mais la neige est toujours là. Comme le poème.

 

Elle n’a pas été surprise de voir disparaître certains métiers : le facteur remplacé depuis longtemps par l’Internet, l’infirmière par des robots sophistiqués ou encore le professeur qui, après une phase prolifique de cours par visioconférence devant des milliers d’élèves, s’est vu remercié et relayé par un hologramme bien plus ludique. De l’Antiquité, il ne reste en vérité que la prostituée pour « le besoin du corps » et le poète, pour « le besoin de l’imaginaire et de la pensée ». Bien sûr, certains pourraient rétorquer que ce ne sont pas des métiers… Soit ! Vivre en poésie est un choix, une manière autre de voir la vie. La vieille dame en sait quelque chose. Cela fait cinquante ans qu’elle se consacre corps et âme au poème.

Comment vivre de poésie ? On ne peut pas. La préposition est importante. Vivre de poésie relève de l’utopie : on vit d’ateliers, de lectures, de bourses, de subventions… pas du poème, car il est libre. Aujourd’hui, l’Etat ne peut plus soutenir les poètes. Ni personne d’ailleurs. En 2032, le système des retraites s’est effondré, et à moins d’avoir épargné toute sa vie, le salarié doit travailler jusqu’à sa mort… alors le poète… La vieille dame se souvient de ces années difficiles : sans enfant, elle fut obligée de demander à ses neveux de l’aider en lui versant une petite pension mensuelle, tout en continuant ses ateliers d’écriture. Jusqu’à ce jour heureux où elle reçut d’une société privée – célèbre pour être un « grand mécène  pour les écrivains », une pension à vie confortable. C’était là une reconnaissance pour cette vie d’écriture et de rencontres.

 

Aujourd’hui, elle continue d’écrire, mais n’intervient plus dans les espaces culturels : les rencontres avec les lecteurs se font plus rares. Elle est fatiguée et malade. Un peu isolée, elle ne voit plus beaucoup ses amis. Il lui arrive encore de répondre à des lettres virtuelles de jeunes poètes qui lui demandent des conseils ou un regard critique sur leurs textes. Pourtant, comme elle aimait les rencontres ! La première fois qu’elle vit Andrée Chedid invitée pour une lecture à la Maison de la poésie de Saint Quentin-en-Yvelines, son cœur avait fait un bond joyeux dans sa poitrine. Et comment ne pas songer à l’amitié chaleureuse de Salah Al Hamdani, la douceur de Cécile Oumhani, la gentillesse de Gabrielle Althen… et Gérard Noiret qui, le premier, lui montra le chemin du poème…  Elle se souvient aussi de ses premières découvertes quand elle était étudiante, L’ombre la neige de Maximine avec qui elle devint amie quelques années plus tard et Comme un château défait de Lionel Ray qui marqua sa poésie à jamais… Elle s’illumine au souvenir de cette journée mémorable où Lionel Ray lui avait donné rendez-vous au Café Rostand, près du Jardin du Luxembourg à Paris, pour signer leur petit livre commun. Un bel après-midi de janvier autour d’un chocolat chaud. Parler de poésie, des poètes, des hasards merveilleux de la vie…

 

Voici toujours plus haut
ciel d’avant nuit cet envol
ces éclats tranchants du jour
ces flammes vivantes.

Ce sont mots chauffés à blanc
qui ne connaissent ni la rouille féroce
ni le sommeil épais d’un temps improbable
mais le souffle mental du ciel intérieur.

Comme on va de proche en proche
dans un pays sans limite une mer inconnue
je te salue mon langage
ruche ouverte à toutes rives. (
3)

 

Un bruit de moteur la fait sortir de sa bulle. Elle lève la tête et le bus est à l’arrêt. La porte automatique coulissante s’ouvre devant elle. Souriante, la vieille dame reconnaît un conducteur androïde ami :
« Bonsoir William.
- Bonsoir Madame Padellec »

Derrière  la vitre du bus, les flocons poursuivent leur danse de l’infini comme une multitude d’abeilles. Le monde a changé. La neige est toujours là. Le poème aussi.

 

Paris, le 11 février 2013/ 2053

***

 

1.extrait de Sur les lèvres rouges des Saisons de Lydia Padellec (éditions de l’Amandier, 2012)
2.extrait d’un poème de Début et fin de la neige de Yves Bonnefoy (Poésie/Gallimard, 1995)
3.extrait d’Au miroir des mots de Lionel Ray, avec les peintures de Lydia Padellec (éditions de la Lune bleue, 2012).