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De mots… à vous (11) : Gabrielle Althen, LA CAVALIÈRE INDEMNE

Ce livre s’ouvre sur l’urgence d’une invocation : « réapprendre la vie sauve, la violente, l’alarmante vie sauve ! » (p. 9). Un cri sort de la gorge d’une femme qui est de retour, et qui, après bien des guerres, continue à chevaucher vie et parole sauves, toujours attelée à sa quête de lumière. Elle a émergé des combats qu’elle a menés, et même si elle y a laissé des plumes, « indemne » elle reste pourtant, soit intègre, entière, intacte et fière, car elle (l’) écrit. Cette victoire fort émouvante rappelle la « renaissance » chantée par René Char au sortir d’une maladie grave, au début de Lettera amorosa : sa joie, son retour aux plaisirs charnels. René Char dont Gabrielle Althen cite deux vers en exergue à son texte « Le printemps » justement : « Du vide inguérissable surgit l’événement / et son buvard magique » (p. 15). Et la voix de la poète leur fait écho : « je me disais qu’une vie qu’approuve une caresse est plus grande que la montagne » (p. 48). Elle raconte les « vagues [qui] se dénouaient », le « triomphe sur la guerre, triomphe sur la nuit intestine et son paquet d’entrailles, triomphe sur nos peurs consanguines, duplice est le fond de la mer, triomphe sur le fond de la mer ! » (p. 14).

Les cavalières ont de tout temps enflammé l’imagination car elles respirent la désinvolture, l’indépendance et l’audace, mais aussi l’étrangeté, la solitude : tous les ingrédients de la liberté de pensée et d’agir propres à celles (et ceux) qui vivent en poètes. Leur langue suprême est celle de la poésie. La « cavalière indemne » est une femme d’action et de rébellion, une poète en puissance car une poète en vie. La rescapée est rentrée, elle raconte. Elle raconte car elle a vécu, sans séparer la tristesse de la vie, et la vie de la poésie : « La vie est là. La vie est toujours là, et nous rebâtissons nos palissades, sans bien savoir que nous habitons le cercle de son œil » (p. 57).

Au sein de ces textes lyriques sont évoquées diverses luttes contre la vie : contre la peur de vivre, contre la douleur de vivre, l’absence d’enfance (« vous dont fut mordue l’enfance », p. 23 ; « l’ensemble avait lieu, faute d’amour, sur une route dure où manquait une enfance », p. 51), l’absence de sens, la pauvreté (matérielle et spirituelle), la perte d’espoir, « le cœur cassé » (p. 69). Ce n’est qu’en vivant – et en aimant – que le cœur peut se briser. Ainsi, l’écriture vient à la cavalière, car l’écriture se vit. Et la poète de citer les mots suivants du Psaume 129 : « Tant ils m’ont traqué dès ma jeunesse / ils n’ont pas eu le dessus » (p. 23). Cavalière indemne, qui doit la vie et la parole sauves à la poésie, et c’est pourquoi Gabrielle Althen nous livre un texte exigeant, sibyllin, qui appelle à la réflexion, à la méditation. Comme tout texte qui renferme un secret, il ne se livre pas d’emblée, sans être hermétique pour autant. Ses mots de divine tristesse étoilent la nuit noire d’un « ciel vide de chimères » (p. 21), éclairant le mystère humain, que Gabrielle Althen, en tant que poète qui recherche l’humanité, persiste à sonder, pour se souvenir de ce que c’est, que d’être humaine.

Gabrielle Althen, La Cavalière indemne, Al Manar, 2015, 86 pages, 16 €.

Élégance, finesse, souplesse d’une prose poétique qui révèle en même temps qu’elle déroule, sa colonne vertébrale de langue de « funambule entre l’avers et le revers de l’émotion » (p. 33), et de « danse à l’étincelle de chaque pas » (p. 33). Effets d’échos qui scandent la réflexion, invitent en douceur à la prolonger – à « s’inviter de durer » (p. 36) – sur une langue qui émeut car elle sait toucher « au front » (p. 35), avec ses images qui s’y ouvrent comme des fenêtres, sur « le feu de chaque jour » (p. 53), que la poète nous fait rechercher, aimer.

Des échos, des ondes, pour la fluidité d’une langue qui à la fois trace des chemins et se faufile dans ses rais de lumière. Une langue qui résonne avec les préoccupations de tous ceux qui écrivent, car il me semble que La Cavalière indemne porte sur l’écriture, plus précisément sur la parole poétique. « Bâtir n’est pas un geste simple » (p. 61) : quel est le mystère de l’écriture ? Gabrielle Althen pose la question ainsi : « Que veut me dire mon sang ? Je le demande du fond de ma poitrine. Je le demande à mes tempes qui battent. Nulle réponse qui convienne. [...] j’apporte ma truelle et mes mains, avec un peu de ma mémoire, pour y bâtir – qui sait ? – moi aussi un hangar pour le ciel » (p. 60). Cette magnifique dernière phrase fait du ciel un avion, de l’écriture un abri ; et elle n’est pas sans nous rappeler le travail de bâtisseur de René Char. Maurice Blanchot en avait parlé en ces termes : « Sa poésie est révélation de la poésie, poésie de la poésie et, [...] poème de l’essence du poème » (La Part du feu, 1949).

À la page 39, il y a ces phrases, que l’on pourait interpréter comme déplorant une certaine défaillance en poésie : « Il faut noter que, malgré la sincérité de son envie de pleurer, ses pleurs, comme lui, sont vacants. Le vent passe au travers, mais leur confie pourtant le son de ses volutes. L’homme, qui paraît n’en rien savoir, se blesse parfois au front sur le bord du premier miroir où il s’enferme ». Cependant, la voix qui énonce cela pardonne car elle « retiendra qu’il y a des offrandes » (p. 39). Et la voix de continuer sa méditation – « Si tu revêts une robe de mots pâles sans laisser place à ton silence, à quoi penseras-tu ? » (p. 40) – en suggérant que rien ne vaut, en poésie, ce qui nous effraie le plus : « la parole nue » (p. 40), qui « dans un sens, ira jusqu’au silence et dans l’autre, jusqu’à un visage autrefois vu de près » (p. 41), celle qui « fore dans l’hiver des tunnels où manquent des étoiles » (p. 42), et qui recueille « ce qui palpite » (p. 44). La parole poétique serait la « proximité du désastre, fin du caprice, dépaysement de l’idée, – vois-tu, mes mains ouvertes sont sans prises, mais la parole les regarde, asquiescement sans point d’étreinte, auréole sans effort, avec des ors flexibles comme d’absolues promenades » (p. 63).

Gabrielle Althen est de ces vrais poètes pour qui l’écriture est une affaire de voyage, de parcours, avec et dans la parole : ses textes révèlent le monde tout en montrant l’élaboration de la langue employée à le représenter, et à en raviver les couleurs. Il se produit donc une double exposition, comme en photographie, puisque sont juxtaposés ou associés des sujets et des niveaux de réflexion différents pour créer une image unique et encore plus chargée de sens, telle que celle-ci, magnifique : « Il y a simplement que se taire ouvre une cathédrale » (p. 13).




De mots… à vous (10) : Lucie TAIEB, La Retenue

 

La retenue, par Lucie Taïeb : mémoire en mouvement

 

La retenue, prose poétique dense de Lucie Taïeb, s’ouvre sur l’érotisme de corps suants qui exultent d’être en vie, et nous entraîne du soleil d’août à l’obscurité de l’absence devançant le forage : « C’est l’obscur qui me précède », puisque la lumière est impuissante face à la mort. Le lecteur est très vite happé par le cœur de La retenue, où se prononce une nuit qui mange peu à peu un corps et son visage : « Un corps aimé et bientôt putrescent », « ne restent que les lèvres », qui cherchent « le creux où dire ». Perte d’un être cher ? Nous vient à l’esprit le magnifique recueil de Jacques Roubaud, Quelque chose noir, et ses mots « Quand je me réveille, il fait noir : toujours. / Dans les centaines de matins noirs je me suis réfugié. » (Jacques Roubaud, Quelque chose noir). Au cœur de la nuit de La retenue la question de « combien ? » se pose, « combien de grains combien de gouttes », « de souffle de vie combien de / sang » : combien de temps nous reste-t-il ? D’un couple auquel on soustrait une personne il reste, selon le degré de symbiose, une personne, une demi-personne, ou plus personne, rien que les mots et « la force inextinguible de ton amour » – des mots aussi.

Ici, la mémoire est mouvement, ou en mouvement. L’on passe de corps nus au sein de l’üppig (« un mot, vert, et quel contraste », « se dit, en allemand, d’une végétation luxuriante », nous précise l’auteur, poète-traductrice, pour qui la vie et la joie d’être en vie me semblent passer par la langue : « Un goût de sang dans la bouche ou dans la bouche une autre langue ou dans la bouche un autre goût ») – touffu à l’extrême, accablant, étouffant et phagocytaire, anticipant donc la disparition – à un lieu d’effeuillage qui se gomme de lui-même : écho textuel aux corps nus avant leur effeuillement/chute, et leur enlèvement/disparition. Quand l’impensable se produit, « Tu imploses, soit tu t’effondres », « la suite des jours dégringole », le « projet » – « pour chaque jour du mois d’août : une photo, une note, un souvenir. tous les ans recommencer » – est brutalement suspendu, et le vert s’est changé en noir : celui des photographies de Francesca Woodman, évoquée dans le livre. L’absence épaissit l’attente illusoire jusqu’à la rendre irrespirable, et l’air ne peut être inspiré qu’au moment où les bouches enfantent des mots, qui recouvrent et écrivent une peau, laquelle, plus touchée désormais, doit devenir cette surface d’écriture pour ne pas s’évanouir. Un corps écrit, un visage écrit, une peau écrite : ah si devenir texte pouvait préserver de l’effacement définitif ! La personne qui dit « je » tente de retenir les instants en les dénombrant, mais se rend compte que l’incomptable lui échappera toujours et que la soustraction, « et je retiens un », permet peut-être de ne garder que l’essentiel, qui, tout compte fait, n’est peut-être que soi, et encore, si tant est que les mots d’absence qu’on laisse derrière soi peuvent passer pour soi, et si l’on ne s’évertue pas à « déchirer la feuille sur laquelle je me suis écrite ».

« Cette voiture cette moiteur ce jardin cette piscine ce ciel ouvert cette clôture », « ce sentiment très vif cette ivresse cette excitation cette exaltation exulter expirer cet épuisement de rêve cette torpeur » : dans ce morcellement des souvenirs, qui les détache de la réalité et les relie/les réduit à l’émotion qu’ils suscitent, l’emploi anaphorique du démonstratif permet de peser les mots, et d’instaurer une distance entre l’être d’un côté et les objets et sentiments désignés de l’autre, tout en magnifiant ces derniers. Les mots suivants en particulier, en allemand dans le texte (l’auteur traduit notamment de cette langue), « dieser tag erinnert sich an dich und sagt », le soulignent bien : ce n’est pas toi qui te souviens du jour et qui en parles mais le jour qui se souvient de toi et qui dit... Ainsi, c’est de l’ordre des corps « qui ne se touchent pas », malgré le concret, le tangible, des images partagées. Dans cette détermination, il y a aussi mouvement, car il y a poursuite et traçage dans ces démonstratifs, comme s’il s’agissait d’une danse improvisée de corps et d’objets se dérobant l’un à l’autre. Ici il me faut citer cette phrase de l’écrivain américain James Salter, dans un entretien accordé à The Paris Review : « I’m moved by writing » – que je traduis à la fois par « l’écriture m’émeut » et « l’écriture me meut », me met en mouvement. Mais revenons à cette distance entre le narrateur et le nom, qui rappelle que Lucie Taïeb est linguiste, et respectueuse des outils de la langue (et je pense encore une fois à Jacques Roubaud, et à ce que le nom est pour lui, dans Quelque chose noir, « trace irréductible » qui « ne se supprime pas »).

Avec habileté, Lucie Taïeb file les souvenirs et les fait défiler, tout en les effilochant – la langue créée qui les porte se défait au fur et à mesure qu’elle s’élabore dans l’historique des perceptions dressé par l’auteur : « Je ne retiens pas les noms, dont les lettres se mélangent, je ne retiens pas les / voix qui ne vibrent que d’elles-mêmes, j’efface aussi tout / caresse de la surface de ma peau et j’efface tous les baisers », « je ne retiens pas les visages dont je n’ai jamais / vu l’envers », « j’effeuille ainsi mon moi comme une marguerite et réduit son centre en miettes jaunes ». « Tout disparaît, tout sauf ce qui a été écrit », a dit James Salter en août 2014 au micro de France Culture. En exergue à son roman Et rien d’autre – dont le titre anglais, All That Is, pivote autour du démonstratif that – l’on trouve ces mots : « Il arrive un moment où vous savez que tout n’est que rêve, que seules les choses qu’a su préserver l’écriture ont des chances d’être vraies ».

Vivre après la disparition, c’est vivre décentré, en veille, effacé, tenté par le vide, et peu à peu réduit à l’aphasie, à moins de savoir saisir les signes d’une langue nouvelle qui exprimera ce que celle que l’on a trop usée en la frottant au néant n’est plus capable de faire. « Ceux qui s’éveillent et parlent des langues inconnues / c’est la seule manière de parvenir à parler », dit Lucie Taïeb dans La retenue, un livre réfléchi, concentré, bouleversant.

 

Tel Aviv, décembre 2015.

 




De mots… à vous (8). Les Ricordi de Christophe Grossi : déboîtement des souvenirs

 

Ricordi, de Christophe Grossi, est un livre dans lequel s’encastrent l’Italie et la Shoah. Répétée comme un mantra 480 fois dans le livre (le même nombre que pour Je me souviens, de Georges Perec), la formule « Mi ricordo », « je me souviens » (que l’on peut aussi traduire par « mon souvenir ») relie le texte de Grossi à celui de Perec : la mémoire et ses enjeux se placent comme moteurs de l’écriture ici. Dans la constellation d’entrées de ce labyrinthe, Grossi part sur les traces de l’Anton Voyl en lui, celui qui n’est pas là. On ne peut s’empêcher de penser également à Primo Levi en lisant ces 480 « souvenirs » qui touchent à des thèmes aussi importants que la parole, l’oubli, la guerre, les langues, les relations hommes-femmes, l’écriture, la fiction, la mémoire, les origines, le mensonge, la famille, l’héritage, la résistance, la mort, la survie, la folie, la vérité. « Nous pataugeons dans le meurtre », a dit Hélène Cixous pour parler de l’écriture de l’indicible : écrire ce qu’il ne faut pas dire.

 

257. Mi ricordo
ne veut pas dire je me souviens mais je voudrais
ne plus oublier ou j’imagine des souvenirs ou tais-
toi : écris plutôt !

 

On pense aussi aux prescriptions de la Torah (les commandements) : chaque entrée de Ricordi est une phrase, et les phrases sont des mishpatim en hébreu – mishpat est le terme hébraïque pour désigner la « phrase », mais aussi la loi, et mishpatim en est le pluriel. Les Mishpatim sont également une portion de la Torah, la sixième partie du « Livre des noms », Sefer Shemot : l’Exode. Ricordi n’est pas un recueil de préceptes, son auteur cherche moins à enseigner qu’à renseigner, et à éclairer les zones d’ombre de son histoire.

 

310. Mi ricordo
de ceux qui ont francisé leur nom ou leur
prénom, qui ont fait souche ailleurs qu’en
Italie.

 

Lui c’est il, peut-être franco-italien, un homme entre rires et pleurs, dont la voix prononce une sorte de manifeste dans lequel se déploient et se déboîtent, dans une cascade de phrases se faisant écho, ses positions par rapport aux devoirs d’écriture et de mémoire. Sa voix est claire et directe malgré, ou sans doute grâce à, ces masques de tragédie qu’il arbore, dessinés par le peintre Daniel Schlier pour Ricordi : des masques frappants, inquiets et inquiétants, bouches ouvertes qui cherchent à dire, traits délimitant l’ossature d’une géographie intime ébranlée par la Shoah. On y voit même une Italie icaresque, renversée, tête en bas. Dans le dernier dessin se détache un profil, menton posé sur un cadre au sein duquel sont écrits, en caractères hébraïques, les mots « shdérote hasside oumote ha’olame », boulevard ou allée des Justes parmi les nations, mots que l’on peut lire sur une stèle au Mémorial Yad Vashem, à Jérusalem, plaque qui a inauguré l’allée où sont plantés des arbres portant le nom de ces personnes courageuses qui ont sauvé des Juifs durant la Seconde guerre mondiale.

 

416. Mi ricordo
qu’il respirait, mangeait et parlait comme un
rescapé qu’il n’était pourtant pas.

 

Lui, il implore en fait d’oublier l’Histoire de l’Europe pour mieux se souvenir des histoires minuscules et communes, celles des Justes, mais aussi celles de couples, de femmes et d’hommes fragiles, de leurs familles et de leurs « Langhe maternelles » (ricordo #3) : terre, héritage, « lingue », langues, au-delà de la « grammaire faciste » (ricordo #4), du « bégaiement » et des « fausses prières » (ricordo #8). Perdre sa langue c’est perdre « le fil, le nord » (ricordo #185). Lui, il les a perdus.

 

246. Mi ricordo
quand son père a avalé sa langue natale et
jeté la clef des Langhe maternelles dans un
lac avant de traverser.

 

Quand il s’agit de « tomber » ou « fuir » (ricordo #46), souvent on fuit, sans savoir qu’on continuera à tomber dans l’exode, et que chaque chute trouera un peu plus la mémoire. Lui c’est peut-être l’auteur, qui prend figure à travers la fulgurance et la justesse des intuitions vers lesquelles ses recherches le mènent.

 

19. Mi ricordo
d’un vendredi où il en a eu assez de ne rien
savoir, où il a choisi sa voie, la voix de la
fiction.

 

469. Mi ricordo
que j’ai commencé à écrire Mi ricordo non
pas pour me souvenir mais parce que j’ai
déjà tout oublié.

 

Le texte de Ricordi et sa configuration esthétique ont été manifestement pensés, travaillés, pourtant, son cortège de vers rythmés par les mots « Mi ricordo » donne une impression d’impulsion, de spontanéité, de « notes griffonnées à la dérobée » (Primo Levi, Si c’est un homme), portées par le besoin urgent de vaincre la déshumanisation et de retenir quelque chose de l’humanité. Primo Levi, dans sa préface à Si c’est un homme, a écrit, au sujet du caractère fragmentaire de son livre, que « les chapitres en ont été rédigés non pas selon un déroulement logique, mais par ordre d’urgence » ; préface qu’il termine par : « Il me semble inutile d’ajouter qu’aucun des faits n’y est inventé » (Primo Levi, Turin, janvier 1947). Il semblerait que les Ricordi de Christophe Grossi révèlent ce souci de clarté cher à Levi. Nous n’avons pas affaire à un pêle-mêle hétéroclite et « discutable », mais à une suite qui tentent d’organiser et de dominer le chaos laissé par les guerres, en documentant ce qui n’est plus : une façon de se donner les ancres qui manquent.

 

375. Mi ricordo
ne veut pas dire je me souviens mais je suis un
corps projeté dans une histoire de langue perdue ou
éteins la lumière et raconte.

 

Mi ricordo ne dit pas qu’il se souvient. Mi ricordo, pour Grossi, signifie « Je se souvient d’autres histoires que la nôtre et de vies arrachées au vide » (postface à Ricordi). Sont donc égrenés ici des ricordi ou « souvenirs » qui ne sont peut-être ni personnels, ni autobiographiques : vrais-faux-souvenirs déboîtés formant le chapelet de la quête des origines perdues, de « toutes les histoires qui avaient traversé son enfance » (ricordo #277), remise en question essentielle de ce qui apparemment a été.

 

475. Mi ricordo
que tout ce qu’il avait tant cherché et
questionné était devant lui cette fois :
désordonné, fragmentaire et discutable.

 

Les alternances de code rencontrées dans ces souvenirs révèlent que les vocables retenus de la langue italienne par sa mémoire à lui sont des éléments courants, que tout le monde, en touriste – et les touristes inclus : ceux qui se distinguent par leur pays d’origine –, partage en croyant comprendre. Et l’on ne peut s’empêcher de se rappeler que des camarades de Primo Levi – que l’incompréhension rendait fou à Auschwitz, alors qu’il possédait des rudiments d’allemand grâce à la chimie – sont morts d’avoir mal compris ce qui leur avait été hurlé dans une langue qui leur était étrangère, phagocytée par le nazisme.

 

20. Mi ricordo
des Ciao ! et des Arrivederci !

 

Lui c’est « celui qui aurait préféré ne jamais mentir » (ricordo #33), mais comment ne pas fabuler quand on est de « ceux qui ont perdu la mémoire de leurs origines » (ricordo #26), qui ne savent donc de leur passé que ce que tout le monde sait, c’est-à-dire rien du tout ? Qui est lui ? Lui chi è ? L’homme à la « bouche de mythomane » (#ricordo 306), « un faussaire qui s’ignore » (ricordo #322) et qui « a souvent eu l’impression qu’on parlait d’un autre que lui quand on évoquait son passé » (ricordo #261).

 

303. Mi ricordo
que les souvenirs se déforment, déforment,
se reforment et que les mots s’adaptent,
adaptent, rangent, arrangent, dérangent.

 

Lui gît. Il est de ces amnésiques qui, leur nom ou celui de leur pays « sur le bout d’une autre langue » (ricordo #8), sont attelés à l’absence. Heureusement pour nous, elle s’est révélée pour certains d’entre eux être un terreau favorable à l’écriture et à la construction d’une œuvre littéraire. Sortir d’une peau qui n’est pas à sa taille, pour la sauver et retrouver sa propre mémoire... d’aède, de créateur. Ricordi semble dire que le voyage pour regagner les rives de sa propre vérité passe ici par l’étoffement littéraire.

 

215. Mi ricordo
qu’aujourd’hui, parce que j’étais absent, il ne
me reste plus que cette pratique de faussaire :
l’écriture.

 

Primo Levi – doublement témoin puisqu’il était autant victime que témoin de la Shoah – raconte, dans Si c’est un homme, comment il a récité et traduit, d’absence en absence, à son camarade Jean Samuel alias Pikolo, des fragments de la Divine Comédie de Dante, extraits du « Chant d’Ulysse », dans lequel Ulysse exhorte son équipage réticent à poursuivre leur voyage : « Et c’est comme si moi aussi j’entendais ces paroles pour la première fois : comme une sonnerie de trompettes, comme la voix de Dieu. L’espace d’un instant, j’ai oublié qui je suis et où je suis. Pikolo me prie de répéter. Il est bon, Pikolo, il s’est rendu compte qu’il est en train de me faire du bien ». La littérature rend son sens à la vie. Les derniers mots de Si c’est un homme disent : « Nous avons échangé de longues lettres et j’espère bien le revoir un jour ». L’écriture et la littérature possèdent le pouvoir magique de porter et de nourrir l’espoir de vivre encore.

 

45. Mi ricordo
de tout ce qu’il a vu et lu, de ce qu’on a pu
lui raconter et taire, de toutes ces vies qui
auraient pu être les leurs.

 

178. Mi ricordo
de ceux qui ont dû s’inventer une famille
une fois les voyelles finales gommées.

Tous ces i, ces a, ces o, effacés, soldats fauchés toujours trop jeunes par les guerres, déportés qui « trébuche[nt] et roule[nt] dans la boue noire » (Si c’est un homme, Primo Levi). Les disparus hantent la voix de Christophe Grossi, pluriel de par son nom de famille lipogrammique en E.

 

440. Mi ricordo
qu’on finit toujours par imaginer, maquiller,
inventorier, détourner, feindre, oublier, dire,
dresser des listes, écrire.

 

Ces verbes aident Christophe Grossi à tirer et à démêler les ficelles et les nœuds de la mémoire ; dans quel but ? Pour se fabriquer une échelle de corde à laquelle s’accrocher, éventuellement y grimper ? Se tracer une ligne à suivre, un chemin où poser ses pas ? Écrire se situerait alors entre le funambulisme et la corderie, ce serait un art de l’équilibre et de la torsion, art de la filature des souvenirs qui ne nous appartiennent pas en propre, pour espérer se retrouver à la fin. Cixous parle de « trafictionner ». La seule façon de se les approprier serait de les recréer en les écrivant, de les faire passer par le corps, pour les créer soi, les faire sortir de soi, comme un enfantement. Écrire serait aussi une forge où les souvenirs sont travaillés, façonnés, par nécessité, et avec lucidité, car la langue manque de fiabilité quand il s’agit de représenter le réel.

 

376. Mi ricordo
quand dans ses nuits blanches il se heurtait
à des silhouettes (parfois à peine des
ombres) qui filaient sans mot dire.

 

Ces fantômes de souvenirs, ces formes évasives, silhouettes évadées du passé, « à peine des ombres » mais aussi compactes que de lourds meubles de famille, muets, contre lesquels on bute dans l’obscurité, et « qui filaient sans mot dire » : filaient qui, filaient quoi ? Filaient en silence la trame de vies impossible à raconter parce que passées sous silence justement ? Transmettre les histoires, c’est aussi transmettre la vie, et ça, Christophe Grossi le sait. Ricordi est un livre important car il révèle ce cheminement en apnée et à tâtons que tout écrivain entreprend dans les zones silencieuses de sa mémoire. Il ressemble au pense-bête que certains d’entre nous pourrions écrire durant la construction d’un roman (d’ailleurs, l’intention première de Grossi avait été d’écrire un roman sur ses origines familiales). Les perles improbables ramenées de cette plongée n’existeraient pas sans le mensonge qui fait battre le cœur de l’écriture. Tout le monde sait que le mensonge et ses dérivés – simulations, fables, sortilèges, histoires, fards, illusions, mirages, rêves, pièges, délires, mystifications, erreurs, obscurité, fumée, magie, et vide – hante et fait vibrer les créations littéraires.

 

62. Mi ricordo
quand il s’est fabriqué une ascendance, une
vie par procuration : par peur du trou, du
tremblé vide, du suspens trouble.

 

Jorge Semprun, dans sa préface au recueil poétique de Primo Levi, À une heure incertaine (1984), lorsqu’il compare la poésie de ce dernier à celle de Paul Celan, rappelle à plusieurs reprises un vers du poète allemand : « Wahr spricht, wer Schatten spricht », « dit le vrai qui dit l’ombre » (« celui dit vrai, qui parle d’ombre », tiré du poème « Toi aussi parle », trad. : Gil Pressnitzer pour Esprits nomades). Semprun précise aussi que « le mot allemand pour poésie, Dichtung, est le substantif de dichten, qui ne veut pas seulement dire écrire des vers, poétiser, mais aussi épaissir, condenser ».

 

378. Mi ricordo
avoir commencé à écrire ces ricordi sans
savoir si un jour je serais père.

 

Christophe Grossi est aujourd’hui à la fois père d’enfants et d’enfantements, de lui-même et de ses textes, un écrivain à part entière. Mentir comme écrire sont posés dans Ricordi comme étant nécessaires à la survie, puisqu’ils sont des actes créateurs. Primo Levi l’avait compris. Le mot poésie ne dit rien d’autre, provenant du grec poiêsis et poiein : création, créer. Dans Lilith (1978), il loue le mensonge auprès de son fils : « De tout ce que tu viens de lire, tu pourras déduire que le mensonge est un péché pour les autres, et pour nous une vertu. Le mensonge ne fait qu’un avec notre métier : il convient que nous mentions par la parole, par les yeux, par le sourire, par l’habit ». Ainsi, le témoignage littéraire ne prêtera pas serment d’allégeance à la littérarité : « Ce livre est plein de littérature », dit Primo Levi dans un entretien (Primo Levi, Conversations et entretiens, 1963-1987). « Je pensais écrire l’histoire authentique de l'expérience du camp de concentration, alors que, en réalité, j’écrivais l'histoire de mon camp, et seulement du mien » (op. cit.). Imre Kertész est allé jusqu’à comparer l’écriture de son roman Être sans destin à une invention d’Auschwitz (Imre Kertész, Dossier K, 2008).

 

121. Mi ricordo
quand il disait qu’avouer est d’abord
raconter sa vision des choses, sa version :
c’est devenir le narrateur de sa propre
histoire.

 

Où situer, alors, entre le langage infecté de mensonges (« la grammaire fasciste », ricordo #4) et le mensonge dans la littérature, la démarche des Ricordi de Christophe Grossi ? Entre ceux qui, comme Primo Levi, mettent en doute le témoignage, qu’ils considèrent pourtant comme une façon de prêter sa voix aux disparus, et ceux qui mentent comme on lance un leurre, pour attirer le secret, ainsi que sa vérité à soi, les faire remonter à la surface. Par conséquent, face à la question de la mémoire en tant qu’entité textuelle tragique, et aux questions de témoigner ou non, de déterrer ou non, de raconter ou non, de mentir ou non, la seule réponse de Ricordi est le verbe, écrire.

 

414. Mi ricordo
que la vérité est toujours si prévisible que
rien ne vaut la fiction.

 

Sabine Huynh a publié chez Recours au Poème éditeurs :

Avec vous ce jour-là. Lettre au poète Allen Ginsberg




De mots… à vous (7). « Dans la peau de la guerre »… et dans la tête du photo-journaliste Don McCullin, avec Chantal Ringuet

 

Quand l’écrivaine canadienne à l’esprit incisif Chantal Ringuet (dont le premier recueil, Le Sang des ruines, avait été remarqué à sa sortie en 2010) se met dans la peau du grand photo-journaliste anglais Don McCullin, ou plutôt dans sa tête, pour pouvoir ensuite s’adresser à lui dans la pleine conscience des enjeux de son travail, cela donne, en écho aux photographies qui ont inspiré la poète, un recueil fort, Under the Skin of War : de frappantes adresses directes au photographe, contenues dans une poésie pénétrante et sobre, qui inscrit l’histoire de celui-ci tout en l’affranchissant de l’Histoire dans laquelle sa conscience s’était engluée.

 

prédateur d’images
voûté dans le silence
des limbes chromatiques

ton regard tangue
entre l’abîme et le volcan

tandis que s’impose
l’acoustique du vide

 

Le contrepoint des langues française (poèmes) et anglaise (fragments de prose poétique) libère des voix parallèles plus ou moins lyriques qui creusent, en douceur mais avec ténacité, la vie et la conscience de Don McCullin, pour exposer les dilemnes et les fractures qui ont remué celles-ci, notamment à cause du sentiment de culpabilité qui l’a poursuivi toute sa carrière : culpabilité d’avoir survécu, d’avoir pu quitter les lieux de mort qu’il photographiait ([tu] « implores la grâce / devant le tombeau / collectif  »). L’on peut se demander à quelle fin le photographe est ainsi capturé, mis à nu par la poète. L’on comprend après avoir fermé le livre qu’il s’agissait pour Chantal Ringuet de comprendre les motivations et les tourments de Don McCullin afin de lui prodiguer réconfort et délivrance, à travers leur verbalisation, ce pour quoi le photographe lui est profondément reconnaissant (voir le courriel de remerciement qu’il lui adresse, reproduit à la fin de Under the Skin of War).

 

rage au combat
tu rentres analphabète

le corps barbouillé
de la poussière des mots
inaudibles

ton appareil sur le poitrail
tu accumules les bribes
de paroles trouées

avant de rejoindre le campement
des apatrides

 

Les textes de Chantal Ringuet, s’attachant à la corporalité (« la matière-chair »), nous font ressentir le contact émotionnel avec le sujet tel que Don McCullin le conçoit en tant que photographe dont les images – mondialement connues pour leur empathie et leur efficacité à exposer la misère humaine laissée en héritage par les guerres – ne lui ôtent jamais sa dignité, allant même jusqu’à la lui restituer (en tout cas cela semble avoir été l’une des motivations du photographe).

 

auréolée de faisceaux
une métaphysique des ténèbres
se déploie

un ciel démembré
dénonce l’irruption des obus
en amont des mirages

quand l’ossature du désert
se brise
laisser flotter l’image

 

Des concepts abstraits comme la peur, la détresse, la colère, prennent corps pour s’emparer du lecteur et le changer en témoin second : une position nécessaire pour éprouver, au for de la conscience, les afflictions d’autrui, afin de devenir un être humain responsable dont le devoir est de s’opposer à toutes les formes de guerre. Au photographe humaniste qu’est Don McCullin répond la poésie humaniste et profonde de Chantal Ringuet : à lire.

 

        Informes draperies de chair.

Tu sculptes le présent
selon l’angle mort
de ton appareil-photo.

Une fois la séance terminée,
tu te demandes
comment replier l’étoffe.

 

 




De mots… à vous (6). Ginsberg & Kerouac : de l’importance de s’écrire et de se lire quand on est amis (et accessoirement écrivains)

 

La première pierre de l’amitié entre les deux hommes, qui se rencontrent six mois auparavant, est posée par Allen Ginsberg : c’est à la prison new-yorkaise du comté du Bronx en août 1944 que Jack Kerouac lit la lettre que son nouvel ami lui a envoyée depuis son dortoir à l’université de Columbia. Malgré leur jeune âge (Ginsberg l’étudiant a dix-huit ans et Kerouac le rebelle vingt-deux), les deux camarades se révèlent être des correspondants mûs par une verve et une culture littéraire étourdissantes, déjà dignes de leur statut futur de géants de la Beat Generation. Leurs goûts et leurs lectures vont bien au-delà de ce qu’on leur avait appris à l’université : ils dissertent sur Dante, Stendhal, Yeats – « sa voix est comme une chambre d’échos » écrit Ginsberg –, Shakespeare, Malherbe, Racine – « le Shakespeare français » dit Kerouac, qui lit « ces temps-ci comme un fou. Il n’y a rien d’autre à faire. C’est une des activités auxquelles on peut se livrer quand le reste n’est plus intéressant, je veux dire, quand tout le reste ne s’avère plus digne d’intérêt ».

Comme avec pratiquement tout ce qui provient des archives Ginsberg, nous devons la lecture des lettres échangées entre lui et Kerouac à son vieil ami et biographe Bill Morgan, qui, avec l’aide de l’éditeur David Stanford, a réalisé le fabuleux Jack Kerouac and Allen Ginsberg: The Letters (Viking, 2010). Quant à la traduction française de soixante-douze de ces deux cents lettres (sur les centaines qu’ils s’écrivirent), publiée quatre ans plus tard par Gallimard, nous la devons bien sûr au génial Nicolas Richard, car qui, à part le traducteur de Woody Allen, Nick Hornby, David Lynch, Richard Powers et Thomas Pynchon (pour ne citer qu’eux) aurait pu venir à bout de tant d’effervescence linguistique ? Vingt années de correspondance bouillonnante, truffée d’extraits de travaux en cours, de poèmes, de critiques littéraires, échange épistolaire grandiose dans lequel on assiste tristement au déclin de Kerouac (« C’est trop, trop près de la mort, la vie. », « on peut disparaître facilement... être complètement oublié... se décomposer comme une tache dans la saleté... », Kerouac), et avec joie à l’ascension de Ginsberg (qui, au contraire de son ami qui le dénigrait, a porté le mouvement Beat). Dans ces lettres, Ginsberg (peut-être sous l’emprise de substances hallucinogènes) se révèle souvent plus métaphysique et « illuminé » que Kerouac, même si tous deux déploient là une prose épistolaire d’une richesse et d’une qualité extraordinaires.

Ces lettres transcendent les biographies de Ginsberg et Kerouac et sont probablement les documents les plus révélateurs de leur amitié tumultueuse et de leur carrière littéraire. Leur maturité intellectuelle s’y révèle époustouflante : ces deux-là avaient déjà leur voix, ils le savaient, et ils savaient aussi qu’ils seraient célèbres un jour (même si leurs échanges montrent combien ils rongeaient leur frein). D’ailleurs, Kerouac a écrit, dans une lettre à Lawrence Ferlinghetti, le 25 mai 1961, après avoir « passé ces deux journées à classer d’anciennes lettres [...] des centaines de vieilles lettres d’Allen, de Burroughs, de Cassady, de quoi te faire pleurer [...] Un jour « Les Lettres d’Allen Ginsberg à Jack Kerouac » feront pleurer l’Amérique », et il avait raison.

Même s’il est possible que les lecteurs possédant déjà un bagage Beat viennent à apprécier ce livre davantage que ceux qui en sont dépourvus (il apporte un éclairage important sur les circonstances de l’écriture et de la publication de leurs livres), cet ouvrage mythique se lira aussi bien sans connaissance préalable du mouvement Beat, tant il est stimulant intellectuellement, mais il demande tout de même d’aimer la littérature et les discussions littéraires. En effet, ces lettres se dévorent comme un roman construit autour des coulisses de la Beat Generation (dont elles remettent l’héritage en contexte) et de la vie trépidante et pleine de rebondissements de ces deux enfants spirituels de Walt Whitman que sont Kerouac et Ginsberg, jeunes écrivains en recherche d’éditeur et de reconnaissance, de New York à San Francisco, en passant par Tanger, le Mexique et l’Europe (« Suis passé par Vienne, Munich, semaine à Paris, puis arrivé ici à Amsterdam, dors par terre chez Gregory. Scènes de dingue en Hollande — c’est une ville extra — tout le monde parle anglais, ils ont des bars pour poètes hipsters, des bars bop, des magazines surréalistes qui publient des poèmes de Gregory et vont faire paraître des critiques de Howl, Route et des trucs de Burroughs y seront publiés », Ginsberg), sans parler de toutes sortes de substances intoxicantes dont ils étaient friands pour aiguiser ou émousser leurs perceptions, selon leurs besoins créatifs du moment. Ces deux amis totalement affranchis des codes et des discours socioculturels de l’Amérique de l’époque, avides d’expériences nouvelles, s’offrent, avec intelligence, compassion et générosité, des conseils de lecture, des critiques de leurs travaux respectifs, des poèmes, et s’épaulent sur la voie difficile de la publication (on en apprend beaucoup sur l’industrie du livre aux États-Unis et sur le monde de l’édition d’alors). Ils avaient faim de succès, d’attention, réclamaient d’être reconnus, y compris par l’Establishment de l’époque. « Je suis perdu. Si mon livre ne se vend pas, que puis-je faire ? », écrit Kerouac à son ami, et Ginsberg n’a de cesse de lui répéter : « Continue à écrire ».

Leurs discussions reflètent également une époque (après-guerre, post-Hiroshima, guerre froide), dont ils prennent le pouls (« la société est une erreur. [...] je ne crois pas du tout en cette société. Elle est néfaste. Elle s’effondrera. Il faut que les hommes puissent faire ce qu’ils veulent. », Kerouac), ainsi que les angoisses causées par une société américaine sclérosée (« l’histoire c’est le peuple qui fait ce que ses gouvernants lui disent de faire. La vie c’est ce qui permet l’émergence des désirs, mais pas le droit de les assouvir. », Kerouac), la lutte de ceux qui, non normatifs et « fous » – de la vie et des mots – essaient d’y exister en dépit des stigmates, et l’incroyable résilience culturelle de ceux qui n’ont pas coulé. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, avec la Beat Generation, pas d’être battu, mais de s’être battu, complètement nu, l’âme mise à nue, pour le droit d’exister et de s’exprimer artistiquement et surtout tel que l’on est. Ginsberg et Kerouac rêvaient d’un monde pour tous, pour les décalés, les rejetés, les follement beaux et les magnifiquement fous (« Elle a aussi trouvé que j’étais « bizarre » parce que je n’avais pas de boulot », Kerouac).

Leur alliance créative, qui se renforce au cours de cette correspondance, allait constituer un pivot autour duquel graviteraient tous les écrivains de la Beat Generation. En entrant par le biais de ces échanges dans la tête de ces deux prodiges, on assiste à la genèse des stupéfiants Howl et On the road, publiés respectivement en 1955 et 1957. « Dis-lui bien que j’ai enduré la pauvreté, la maladie, le deuil et la folie, et que ce roman tient à peu près aussi debout que moi », dit Kerouac au sujet de Sur la route, que Ginsberg, dans une lettre datée du 12 juin 1952, a critiqué avec ces mots : « Je ne vois pas comment il pourrait être un jour publié, c’est tellement personnel, tellement plein d’une langue sexuelle, tellement truffé de nos références mythologiques locales que je ne sais pas si un éditeur y comprendra quelque chose ». Il se reprend plus bas en disant que « la langue est géniale, le souffle est génial », mais il rajoute que « c’est fou (pas simplement dans le sens inspiré) mais fou dans le sens décousu », tout en promettant de relire le livre et de rédiger « une missive de vingt pages reprenant le texte section par section », avant de conlure que « le livre est génial mais fou, pas au bon sens du terme et qu’il doit être, sur le plan esthétique et dans l’idée de le faire publier, repris et reconstruit ». Ce à quoi Kerouac lui répond, très blessé, le 8 octobre : « Allen Ginsberg, Ceci pour te signaler à toi et au reste de la bande ce que je pense de vous. [...] Et toi que je croyais mon ami [...] Tu crois peut-être que je ne me rends pas compte à quel point tu es jaloux [...] Pourquoi espèces de sales petites merdes minables êtes-vous tous les mêmes et l’avez-vous toujours été et pourquoi est-ce que je vous ai écoutés et pourquoi a-t-il fallu que je fraye avec vous à faire le beau — quinze années de ma vie gâchées avec les fumiers de New York [...] J’ai le cœur qui saigne chaque fois que je regarde Sur la route... Je vois bien maintenant en quoi c’est génial et pourquoi vous le détestez et ce qu’est le monde... en particulier toi, Allen Ginsberg, tu es... un incroyant, un misanthrope [...] vous m’avez tous baisé [...] alors allez mourir [...] et ne venez plus jamais m’assombrir ». Heureusement, Ginsberg ne se laisse pas décontenancer par cette bile, et envoie à son ami l’analyse promise de Sur la route, couplée à celle de Docteur Sax, ainsi l’on ne sait pas vraiment quel manuscrit il loue, du moins au début de sa longue lettre : « Il me semble qu’avec Sur la route et Sax, [...] tu as trouvé un filon original dans la méthode d’écriture de la prose — méthode qui certes rappelle Joyce mais t’est cependant complètement propre, c’est ta marque de fabrique, ton style [...] la cadence orale de ta prose [...] l’imagerie langagière dont tu uses [...] est aussi de la poésie sans prétention à la fois ancienne et moderne [...] La structure de la réalité et du mythe — le principe des allers-retours— est un coup de génie [...] Ce livre est une véritable vision, la première dans la litt’ américaine depuis qui sait ? [...] Ton livre est effectivement un sacré défi [...] Tu m’as vraiment envoyé chier la dernière fois que j’ai essayé de t’aider — Avec toute mon affection, comme toujours. Allen ». Tout cela suffit pour amadouer Kerouac, qui répond un mois plus tard : « Cher Allen, J’ai relu ta lettre à de nombreuses reprises. C’est très gentil, tu es très gentil de comprendre mon écriture. Je me suis senti honoré. » Il conclut ainsi : « Ah j’adorerais te voir, peut-être à Noël selon mes projets de voyage. Salue bien toute la bande. Ton ami, Jack » Et ces extraits ne constituent qu’un mince exemple de l’expansivité intellectuelle et affective qui nous régale en lisant la Correspondance.

Sa force réside également dans le tissage : celui du lien de plus en plus serré entre les deux amis, certes, mais aussi celui des liens formés entre eux et les lecteurs, à la fois de leur œuvre et de leurs lettres, courrier qui se lit sans effort, se dévore littéralement, tout comme les destinataires les dévoraient sans doute. Tout lecteur d’une lettre n’en devient-il pas le destinataire second ? De par leur qualité littéraire incomparable, ces lettres, qui font partie intégrante de l’œuvre de leurs auteurs, représentent une immense contribution à la littérature américaine, tant elles vibrent d’intelligence, de vie, de folie, de poésie. En les lisant, nous empruntons avec émotion les ponts qu’ils ont bâtis, entre eux, mais aussi entre eux et le monde. Nous devenons tour à tour l’un et l’autre, gagnés par leur fougue, leur enthousiasme débordant pour la vie et pour tout ce qui est en rapport avec l’écriture.

Lire ce volume est une joie, car il ne contient que des lettres « idéales » : les personnalités de Ginsberg et de Kerouac y sont tellement exposées qu’on a tout simplement l’impression qu’ils sont en train de se chamailler à nos côtés. Leur compagnie vivante nous est offerte par ces lettres, chacune écrite comme s’il s’agissait de la dernière fois qu’ils s’écriraient, comme si son auteur allait disparaître le lendemain. Les sobriquets qu’ils se renvoient révèlent le lien très fort qui les unit, le plaisir qu’ils ont à s’écrire, à se taquiner, leur humour...  Ginsberg appelle Kerouac « singe », « M’sieur Krerouch »... Kerouac l’appelle en retour « jeune singe », « petit », « chinois », « pédale cosmique », « Gillette »... Ginsberg signe lui-même ses lettres « Grebsnig », ou « ton pot de colle », « ton semblable »... Cette fenêtre ouverte sur leur amitié nous électrifie, nous émeut et réchauffe nos cœurs désabusés. Tout n’est pas perdu quand il reste encore tant d’humanité... mais en reste-t-il vraiment ? Ces deux hommes sont partis... C’est pourquoi la publication de leur correspondance est un événement majeur : il célèbre les relations humaines, la chaleur de l’amitié, une certaine immortalité par ailleurs, qu’on aimerait croire que les mots permettent (« l’esprit sans corporalité », selon Emily Dickinson : « A letter always seemed to me like immortality because it is the mind alone without corporeal friend »).

L’on comprend à la lecture combien leurs échanges leur étaient nécessaires, combien leur confiance en leurs capacités créatrices en dépendaient, ainsi que leur amitié, puisque la correspondance joue le rôle crucial de passerelle, abolissant la distance physique entre les corps : elle se déroule comme la route qui mène d’un ami à l’autre et les permet de se retrouver. « Cher Jack, N’ai pas arrêté de me dire qu’il fallait que je te réponde vite énorme lettre amour charmante fleurs au ventre » (Ginsberg). L’estime et l’amitié entre eux tenait sans conteste au fil épistolaire épais qu’ils déroulaient, comme dans le cas de la plupart des relations à distance d’ailleurs. Leurs échanges constituaient une conversation ininterrompue, abolissant la distance et le temps. « Ne vois-tu pas que nous souffrons tous les deux ? Si, bien sûr, tu le vois. C’est le socle réel de notre « amitié ». La connaissance secrète de nos profondeurs réciproques », écrit Ginsberg.

En anglais il existe une expression hyperbolique pour dire qu’on ne peut absolument pas faire quelque chose, qu’on n’en a ni la possibilité, ni la capacité, qu’on y est très mauvais, incompétent : « I can’t (verbe) to save my life », « je ne peux pas (verbe) pour sauver ma vie ». Dans le cas de Ginsberg et de Kerouac, il s’agissait bien de cela, de s’écrire pour se sauver, se maintenir en vie, garder le souffle, et s’ils n’avaient pu le faire, il y aurait eu mort d’homme, car mort d’une relation, d’une amitié, et de toute inventivité, création ; extinction de la flamme, nuit noire. De nos jours, il est rare et regrettable que le feu des relations qui comptent soit suffisamment nourri par les épanchements épistolaires nécessaires. Malgré l’étendue des moyens de communication que nous avons créés, nous vivons souvent quasiment dans la nuit en ce qui concerne nos relations avec les autres, nous y voyons si peu clair que nous nous en rendons à peine compte. De nos jours, en plus du télégramme des débuts, l’on dispose d’appareils électroniques permettant à la fois de s’écrire plus souvent (donc logiquement davantage) et plus vite. Or, malgré ces facilités d’échange, on partage à la fois plus souvent et moins, du point de vue du contenu, de la quantité, et de la qualité. La générosité n’est plus qu’une peau de chagrin, et avec elle, notre parole. Le « donner sans compter » fait partie du temps où l’on s’écrivait des lettres, temps durant lequel on pouvait consacrer une journée entière voire plus à s’occuper de sa correspondance. Avec la lettre, on va plus loin que la communication simple de faits, que son mode utilitaire, puisqu’elle participe au resserrement des liens intimes. « Je t’écrirai bientôt de nouveau. M’aimeras-tu toujours ? » (Ginsberg).

Ainsi, lire ce volume est jouissif, car on y retrouve la lettre en tant que cadeau fait à l’ami : le don de soi à l’ami ; et bien sûr la lettre devient un miroir dans lequel le moi idéal est reflété, avec ses goûts, sa personnalité, ses humeurs. Il s’agit d’un moi reconstruit, selon la façon dont on veut qu’on nous perçoive à un moment donné, selon l’image qu’on souhaite donner de soi. Ces lettres sont donc des images de Ginsberg et de Kerouac, créées par eux-même : ils se présentent de la façon dont ils voulaient être perçus, et aimés ou détestés, par l’autre. Elles participent à un jeu de séduction, et le lecteur est entraîné dans la ronde. « Mon moi véritable, à savoir simplement l’homme-enfant dingue que je suis », écrit Kerouac ; quant à Ginsberg, il se définit par exemple comme étant « une pédale cosmique, c’est vrai ; si seulement tu savais dans quelle existence isolée cela m’exile en comparaison de la vision relativement saine que tu as de l’univers. »

L’on découvre un Kerouac paranoïaque, têtu, soupe au lait, cyclothymique, aimant beaucoup les enfants, la terre, le plein air, les animaux, cœur d’artichaut aussi (« Je pense que les femmes sont des déesses splendides »), et un Ginsberg obsédé par le sexe et la poésie, féru de psychanalyse, très seul, ne s’aimant point, et doutant constamment de son travail (« Ma poésie, j’en suis intimement convaincu, ne donne rien – n’a rien donné. »). Ces deux galériens du plaisir et de l’écriture avaient en commun l’hyperactivité, la générosité, l’accoutumance à la drogue, et, bien sûr, le génie littéraire. Kerouac, protégé de Robert Giroux, considérait Ginsberg comme son petit frère juif, comme un écrivain juif avant que d’être américain, ce qui blessait son ami pour qui il était tellement important d’être intégré, « assimilé » à la société américaine, en tant que poète homosexuel. Aussi débridé que Ginsberg pouvait paraître dans cette société figée, il ne l’était pas suffisamment aux yeux de Kerouac, qui lui écrit en 1948 : « Sois fou, pour une fois ». Leurs lettres remettent les pendules à l’heure et brisent les idées reçues que l’on pouvait avoir à leur sujet. Esprits indépendants, ils l’étaient, mais sans pour être totalement libres de contraintes : « Je ne suis pas logé à meilleure enseigne que toi, je ne fais pas non plus ce que j’ai envie de faire. » (Kerouac). Leur vie était souvent pénible et laborieuse, même s’ils arrivaient à vivre avec ce que leur rapportaient leurs emplois intermittents puis leurs livres, ils étaient loin de rouler sur l’or : « Si je deviens riche, nous serons tous sauvés et l’emporterons sur l’ampleur de la nuit, la rouge, rouge nuit. » (Kerouac).

Ces échanges épistolaires jubilatoires nous rappellent que d’une part la correspondance est un talent (lire les lettres écrites par Virginia Woolf, Vita Sackville-West, Marina Tsvetaïeva, etc.), et que d’autre part elle fait partie de la production littéraire des écrivains, reflétant, si elle est réussie (mais en général ceux qui aiment écrire des lettres les écrivent bien), leur vivacité d’esprit, leur talent d’observation, leur humour, leur facilité d’expression, d’argumentation, de clarification, bref, une éloquence tout à fait contraire à la vacuité, à l’apathie, ou à la paresse intellectuelles. N’oublions pas, non plus, que ces lettres ne représentaient qu’une petite partie de la correspondance que les deux amis entretenaient avec leur cercle d’écrivains (Neal Cassady, William Burroughs, Gregory Corso, Lucien Carr, Peter Orlvosky, Gary Snyder, etc.). L’on peut s’imaginer, vu l’énergie que leur lecture injecte en nous, celle qui animait les épistoliers eux-mêmes, dont l’ivresse dionysiaque et la franchise brute secoue chaque phrase. Chapeau bas encore une fois à Nicolas Richard pour sa traduction de ces lettres totalement exaltantes.

 

 

Source de la photo de Ginsberg et Kerouac, 1959 : New York Times

Sur Ginsberg, on lira ce très beau livre de Sabine Huynh : Avec vous ce jour-là/Lettre au poète Allen Ginsberg
 

Un livre important, à lire absolument si ce n'est déjà fait. 

 

 




De mots… à vous (5)

Hadassa Tal, Dans un fracas de plumes

 

Qu’aurais-tu fait de moi si j’étais venue oiseau : de cette interrogation poétique Hadassa Tal a tiré le titre original en hébreu de son recueil, « Lou bati tsipor » (éditions HaKibboutz HaMeouhad, 2010). Le titre du recueil publié en français aux éditions Bruno Doucey en 2014 est « Dans un fracas de plumes », extrait de ce doux sizain :

 

Dans un fracas
de plumes
la bergeronette
se baigne à nouveau
dans le lait
de mon enfance
 

Le mouvement est musical (ce qui est toujours le cas avec la poésie de Hadassa Tal), les syllabes rebondissent en cadence, un bonheur proustien d’appel rouge et mystérieux nous transporte.
 

Le recueil s’ouvre sur la confession d’une immobilité (« des jours que je suis assise là ») qui n’attend que d’être troublée, colorée, par l’apparition de l’oiseau. Des jours qu’elle est assise là, et qu’elle observe aussi silencieusement qu’un oiseau les va-et-vient des volatiles qui lui rendent visite. « Où est-il quand il n’est pas », celui qui garde les secrets de l’au-delà. Attendre son retour et laisser son regard pénétrer les oiseaux peints par le père qui n’est plus : merle, tourterelle, oriole, alouette, coucou, mésange, corbeau, fauvette, oie, chauve-souris, paon, mouette, huppe, grue, cygne, hirondelle, et bien sûr le colibri... Retourner à la genèse de ces tableaux, à ces heures de l’enfance qui s’étiraient dans la quiétude et la fascination. « Papa est déjà dans son atelier, penché, il peint. J’ai six ans ».
 

Si j’étais venue oiseau... Ces mots sont poétiques en français, mais en hébreu – « lou bati tsipor » – ils sont poignants : ils expriment un vœu irréalisable, un regret profond pour ce qui n’a pas été, n’a pu être, ne sera pas. Rachel (Bluwstein) la poète nous avait tant émus avec ses vers sur l’enfant désiré : « Ben lou haya li / yeled katan / shror taltalim venavon » (« si j’avais eu un fils / un petit enfant / boucles noires et sagesse »). Qu’aurais-tu fait de moi si j’étais venue oiseau, Hadassa Tal demande à son père qui n’est plus là pour lui répondre. On entend un appel de métamorphose aussi puissant qu’un désir de vie. On pense aux Pléiades sauvées grâce à leur transformation en colombes, au prince du conte resté oiseau bleu sept années durant. D’ailleurs, Dans un fracas de plumes se décline en sept parties... Si j’étais venue oiseau et La partition intérieure encadrent les ensembles Bleu, Jaune, Rouge, Noir, Blanc. Des poèmes couleur de nostalgie, de menace, d’incandescence, de nuit et de lune.
 

Il y a cette chanson traditionnelle pour enfants en allemand, Wenn ich ein Vöglein wär, « si j’étais un petit oiseau », à l’air assez connu, sol sol sol si la sol, si si si ré do si... On se dit que si Hadassa Tal avait des ailes, elle s’en servirait pour voler vers son père. La chanson dit qu’elle n’en a pas, qu’elle reste ici, qu’elle est loin de lui, mais tout près aussi, en rêve ; qu’elle s’adresse à lui, qu’il lui a offert son cœur.
 

Dans un fracas de plumes : les mouvements de l’oiseau sont dépeints en même temps qu’ils peignent l’élan, l’insoumission, le suspens entre le monde sauvage et le monde civilisé. « La ligne de jonction est la ligne de rupture ». Économie du verbe et du geste font de ce recueil un vrai bijou.
 

Un colibri
enflamme
les ombres bleues en secret
ne siffle qu’une fois
et sombre
à la renverse
devant moi
 

Ce qui se déploie est souvenir de chagrin, dialogue de feu, lutte contre la nuit, cri de solitude immobilisant les ailes, mais aussi consolation, renaissance, au sein de « la partition intérieure », écrite avec des mots. Le retour de l’oiseau inaugure celui de la voix retrouvée après s’être imprégnée des couleurs du père tant aimé : « En chantant pour moi-même, je suis née ».
 

En chaque oiseau est sauvegardé un morceau de ciel
À chaque instant de l’inlassable vol
 

« C’est l’écriture intérieure. De là je suis née » : de là elle renaît, en observant les oiseaux ; l’oiseau peint, figé dans son vol, et celui qui s’affaire dans son jardin. Leur présence est vive. La comprendre pour l’aimer, davantage ; « cela a demandé une vie entière ».
 

Ensuite, un torrent d’oiseaux s’est déversé, abondant, débordant. Un vent a bousculé les toiles, les arbres se sont envolés, on a entendu le murmure des feuilles qui tournoyaient.
 

Les couleurs des oiseaux distillent en la poète une poésie picturale, et son regard pénètre au plus profond des créatures, exposant leur essence de lumière, déposant sur notre palais le goût du vol. De cette polyphonie se dégage une voix amoureuse, étonnée, un trille qui roule et fait frémir – « Colibri –  ce nom-là est attaché à moi telle une cloche », éclatant colibri, ta plume trace dans le ciel notre raison de vivre.
 

Tel Aviv, mars 2014

 

Dans un fracas de plumes, Hadassa Tal, poèmes traduits de l’hébreu par Eglal Errera

 (éditions Bruno Doucey, 2014)




De mots… à vous (4)

De l’autre côté du miroir, avec Angèle Paoli

 

Avec De l'autre côté, Angèle Paoli, grande marcheuse/penseuse, inscrit à nouveau sa poésie dans les creux du paysage. Pour qui est habitué à la lire, ce recueil surprend, par ses vers aux propositions brèves et nominales pour la plupart, son rythme quelque peu bousculé, fragmenté, même si l’écriture n’en reste pas moins très travaillée, et toujours tellurique. On sent une recherche d’essentiel tendant peut-être vers l’abstraction, et au fur et à mesure que l’on progresse dans la lecture, on saisit que la forme est pleinement au service de la démarche de la poète : déconstruire et reconstruire un monde puis l’écrire, à travers le prisme du jeu avec un miroir abandonné au bord d’une route. La description du paysage est délicate, par touches. Il est vu sous des angles différents selon l’inclinaison de la surface de verre poli, que la poète fait basculer à sa guise, et le travail instinctif et ludique élabore, sous nos yeux admiratifs, une réflexion sur l’altérité et la réalité : « 5 / mouvement de pivot / le paysage s’inverse / la route entre dans le décor ». Je ne peux m’empêcher de penser à Freud et à sa réflexion sur le plaisir du jeu créatif. Au détour d’une route que j’imagine escarpée, Angèle Paoli joue à faire chavirer le ciel dans un miroir, rêve, écrit.

 

5

mouvement de pivot
le paysage s’inverse
la route entre dans le décor
asphalte    bande blanche     filent
le talus se rapproche
fils-de-chardons   en
sur-lignage

 

La poète se joue du mystère du miroir, se joue de la splendeur immuable du paysage, en le renversant, et s’évade dans les tableaux qu’elle crée au cours de sa danse avec la plaque de verre. Les différentes inclinaisons du miroir sont numérotées de 0 à 19 (« 0 », comme un miroir ovale), puis la numérotation se poursuit en décroissant à partir du chiffre 12, au symbolisme puissant (signes du zodiaque, tribus d’Israël, apôtres...). À sa première apparition, « 12 » est suivi du terme « diptyque » (qui réapparaît au second « 0 », dernier poème du recueil), indiquant que 1 – le miroir, le livre – égale 2 – les deux côtés, du miroir et du livre, qui se correspondent, ou le devraient... mais nous comprenons que ce nombre introduit la dimension du sacré. À sa deuxième apparition, il est suivi du vers « miroir plan / j’/entre ». À partir de là, la donne change, avec l’irruption du risque : la poète est passée de l’autre côté, « pour mieux voir / elle / au-delà / derrière / où ? » Elle se cherche sans se trouver, et se retrouve graduellement enveloppée du « Noir » inquiet d’une nuit qui s’étale dans le paysage. Puis « disparition », « miroir vide », avant la chute : « NUIT ».

Comment l’écho silencieux d’un paysage dont la réalité est démarquée par les bords d’un miroir peut-il correspondre à son reflet sonore et illimité ? Et qu’est-ce qui en fait est illimité de part et d’autre de cet axe constitué par le miroir : l’environnement, ou son reflet ? Qu’est-ce qui nous appartient, qu’est-ce qui est autre ? Nous prenons l’image dans le miroir pour un référent clos et limité, mais celui-ci ne serait-il pas la réalité telle que nous la percevons ? Alors que le monde du miroir serait cet espace ouvert, infini, que notre désir d’altérité et de liberté nous pousse à rechercher sans trêve ? Telles sont les questions que je me suis posée en lisant De l’autre côté, un beau texte poétique à haute teneur philosophique qui propose une réflexion sur la similitude et la dissymétrie, sur l’harmonie et son absence, et sur tout ce qui fait que nous sommes à la fois si différents et si semblables : voués que nous le sommes à la mort. Mais la poésie, pérenne, immortalise.

 

12

miroir plan / j’/entre
dans le verre   l’occupe
mi-corps / je / cherche
ne [me] voit pas  la-sans-visage
 

buste / incliné sur foulard
bleu   cheveux échappés bras
tendus   [mon] appareil photo
cache   seules   [mes] mains
duo d’accord   en écho
 

le paysage a disparu // Noir//autour

 

De l’autre côté (Les éditions du Petit Pois, coll. Prime Abord, 2013)

 

Tel Aviv, février 2014

 

 




De mots… à vous (3)

 

Elsewhere, Ailleurs, de Kyoko Uchida : le pâle soleil de l’errance

 

 

Il est peut-être vrai que « nous sommes tous d’ailleurs et en partance pour l’ailleurs » (Kyoko Uchida) : là nous commençons et finirons. C’est donc à la fois le début et la fin, les liens qui se défont depuis toujours. Le mot « ailleurs » résume le parcours de déracinée de la poète Kyoko Uchida, née à Hiroshima, vivant à New York, et ayant passé de nombreuses années à Jérusalem. Au vu des poèmes de son magnifique recueil intitulé Elsewhere (« ailleurs »), sur la cartographie de l’autre part de cette poète figureraient aussi bien les déplacements que les amours, les frustrations, les séparations... en somme tout ce qui – croyons-nous – nous singularise en nous éloignant des autres, mais qui en fait nous rapproche et nous confond, dans la douleur et la vulnérabilité que ces errements engendrent.

 

Je ne regrette ni ta personne ni ton absence
aussi nécessaire que le sel, que le sang, pour que je sois
là, aussi essentielle que mon propre muscle tendu. 
 

(extrait de « Keepsake », « souvenir »)

 

Les vers tendus comme un arc plein de défi au temps convoquent l’ailleurs en tant que ruine, que nous avons quittée, ou qui nous attend. Ailleurs est bien un temps, de fuite, vers un horizon incertain.

 

Dans le jardin en ruines c’est ma mère
que je pleure, avec ses tentatives année après année
de maintenir l’ordre, les apparences 
 

(extrait de « Garden », « jardin »)
 

 

Ce qui reste ne parle que de ce qui est perdu,
de ce qui toujours est superflu. Ainsi nous étions ensemble,
revenant sans cesse vers des blessures ouvertes,
pour tourner autour, entretenant des ruines.
 

               (extrait de « Ruins », « ruines »)
 

 

La langue se délite également. Cette langue, dans laquelle le verbe être n’a pas de présent et dont la poète trouve en général les verbes si difficiles à conjuguer au futur – la vie en couple lui échappant au même titre que la grammaire – est celle de la vie à deux conjuguée à l’hébreu : une langue qu’elle a parlée longtemps mais qu’elle s’attend plus à oublier qu’à reparler, depuis cette séparation que l’on devine donc double (un homme, une langue).

 

Pardonnée, je parle toute seule à demi-phrases, mes conjugaisons
chancelantes. J’essaie de ne pas confondre le présent
avec l’infinitif, je me répète les petites consolations
de ce que j’ai su dire un jour,
de ce que je pourrais dire maintenant
au conditionnel passé, car le futur restera
toujours le temps le plus difficile.
Pourtant, cela fait aussi partie de la leçon : oublier
le mot pour « hiver », confondre « décider » avec
« débuter », c’est réaliser que chaque nouveau projet risque
d’être mal interprété. Notre grammaire partagée,
à la fois dérisoire et pleine de difficultés [...]
 

            (extrait de « Dictionary », « dictionnaire »)
 

 

Une langue des changements donc, une langue des saisons naturellement, dont la poète égrène les fleurs de cerisier, les cyclamens, les fruits, les pluies, les orages, les soleils, les abeilles, les couleurs, les traces dans la neige, les tremblements de terre, les guerres aussi (« comme si la guerre était une saison comme une autre »), ainsi que les différents apprentissages : celui de conduire, de jouer du piano, de jardiner, de déménager, de vivre seule.

Ailleurs est à la fois très loin de soi et au sein même de notre corps, que de simples vêtements ne parviennent pas à contenir. C’est une étrangeté pulsant au cœur de notre intimité et faisant qu’on ne parviendra jamais à se connaître soi-même (alors comment espérer que l’autre puisse nous connaître, nous comprendre...).
 

Ma main dans la tienne au fond de la poche de ton manteau tient
l’impossible dans toutes les langues 
 

                   (extrait de « I Should Tell You », « je devrais te dire »)

 

Ailleurs porte et ronge à la fois, à petit feu, car dans ce cheminement entre un effondrement originel et des aspirations à l’issue incertaine, les certitudes s’émiettent lentement, s’ajustant à l’écoulement pesant de jours de peu qui se multiplient sous le regard du couple qui se défait.

Nous ne craignons pas le changement, mais plutôt son absence
en chacun de nous, preuve irréfutable de n'avoir jamais rien vécu
qui ne sorte de l'ordinaire

 

(« From Between Us », « de cet écart entre nous »)

 

Quand il ne reste plus que des ruines au milieu desquelles il est devenu impossible de vivre, il faut se résoudre à « quitter les lieux » : ceci est une problématique centrale aux poèmes de Kyoko Uchida (voir Terre à ciel). L’on comprend au fil des jours, des saisons et des poèmes qu’il s’agit désormais d’apprendre à faire le deuil (d’êtres, de lieux et de possessions), à poursuivre seule, et à dompter l’inconnu, comme l’attestent les vers de ce poème écrit après l’effondrement des tours jumelles :

 

On a construit une plateforme d’où l’on peut voir
tout ce qui n’est plus. De là-haut
on ne reconnaît rien :
l’hôtel, le grand magasin, l’église
rien n’est reconnaissable vu sous cet angle, comme si
la géographie avait glissé pour cartographier ce que nous sommes
devenus sans : non pas l’absence de ce qui existait
ici, plutôt un terrain étranger inédit.
 

(extrait de « This Is Where », « c’est ici que »)

 

Dans ce livre poignant brille le pâle soleil de l’errance : cette lumière prodiguée par les départs et les dénouements, qui contiennent, malgré leur inhérente tristesse, leur part d’ivresse, cette certaine forme de liberté.

 

J’avais imaginé quelque chose d’épais et de pulpeux,
sentant le sang ou le sexe ou les deux
mais ceci est d’une richesse différente, pleine de légèreté, nette
chaque grain ayant la forme d’une goutte de vin,
tachant tout ce qu’il touche
avec son odeur d’abondance insouciante et acidulée.
 

(« Pomegranate », « grenade »)

 

Elsewhere (« ailleurs »), poèmes en anglais, Kyoko Uchida (Texas Tech University Press, 2012)

 

Tel Aviv, 14 décembre 2013

 

NDLR : Les traductions françaises des extraits d’Elsewhere figurant ici sont des traductions inédites proposées par Sabine Huynh




Eurydice & Orphée : la parole étouffée

Ou « que devient Orphée quand c’est une femme qui écrit ? »

Dans aucune des versions consultées du mythe littéraire on ne met en doute la douleur d’Orphée pour son geste involontaire – à l'exception de Norge, faisant l'hypothèse qu’Orphée, désireux de ne pas reprendre « un ménage d’enfer »  se retourne volontairement vers Eurydice, l'empêchant ainsi de revenir au monde des vivants – et du mariage. Ce serait ainsi  la raison de sa mise en pièce par les Ménades... Si l'on salue la vision novatrice, l’explication psychologique, très parodique, comme toute l'oeuvre de ce poète, est  digne de l’opéra-bouffe d’Offenbach.

Et pourtant...

S’il était temps désormais de renverser de nouveau la structure du mythe, de repenser la place d’Eurydice, d’explorer ou proposer un nouveau « pli » du mythe((Terminologie de Pierre Brunel ))?Car un mythe ne vit que s'il adhère aux réalités du monde au sein duquel (autour duquel) il se développe– comme la peau qui couvre nos corps et dont les strates, quoique distinctes, sont inséparablement collées, pareillement innervées et irriguées du même sang. Dans cette métaphore, le mythe appartiendrait à la couche profonde qui pourrait expliquer l'épiderme du monde...

Je vais passer par le biais de la traduction pour aborder cette partie de la remontée d’Eurydice,car c’est toujours traduire que de parler des mythes, et de les faire vivre : je vais vous parler d’une expérience personnelle – tenter d’expliquer comment, tout à coup, on en vient à « incarner » pour soi cette figure.

Traduire, c’est plonger au cœur de la matière d’un texte qui ne vous appartient pas, dans une langue qui n’est pas la vôtre -  Vous allez le méta/morphoser,  il reste le même, et il est différent. Il vous faut l’ingérer (en traduisant, je dis les mots, comme quand j’écris pour moi, je les mâche), l’amener au profond de vous-même, au profond de votre langue, et remonter avec votre fardeau de mots, de sensations, d’images, votre perception toute personnelle du texte que vous vous êtes approprié (mentalement, sonorement, rythmiquement…), que vous portez comme s’il était vôtre, pour, l’enfanter,  lui « donner le jour » dans votre propre langue.

Pierre Emmanuel, Tombeau d'Orphée suivi d'Hymnes orphiques.

Chaque version d'un texte est un pas d'Eurydice vers la lumière, sur le chemin qui s'éboule dans l'outre-monde des paroles – sans autre issue que d'explorer sans cesse le labyrinthe souterrain.

C’est ainsi, au cours de l’expérience de traduction, que m’est venue l’idée qu’Eurydice remontait toujours des Enfers elle aussi chargée de son fardeau de mots personnels – de sensations, d’expériences vécues au Enfers. Après tout, elle y était allée, tout au fond d’elle-même, par-delà la mort, et elle allait pouvoir être la chamane, ayant accompli l’ANABASE, la remontée des Enfers.

Elle allait pouvoir porter au-dehors la voix de l’au-delà – sa propre voix, avec son expérience réelle.

J’entends – le fil de sa voix – le fil des mots – le fil d’Ariane nouant le mythe à mon présent

Tenace comme la vrille s’accrochant à la branche pour accéder à la lumière…

mais il y avait/ mais il y a :  Orphée. Si Eurydice sort des Enfers, Orphée perd son pouvoir – elle est LA VOIX (d’ailleurs, les traditions plus anciennes, dont Hérodote et Platon se font l’écho, associent Orphée l’égyptien  à l’invention des lettres de l’alphabet : Orphée est du côté des signes, qui manifestent la présence, Eurydice est sa voix – elle est la forme de la voix qu’on ne peut contempler, l’idée même de la poésie dont il faut se détourner après l’avoir aperçue.

Je ne suis pas certaine que cette interprétation soit abusive, si je rappelle que, de la même manière, dans l’une des nombreuses versions d’un autre mythe, Sémélé meurt d’avoir voulu regarder Zeus dont elle portait un fils – Dionysos – d'ailleurs dieu d’une poésie non-apollinienne, liée à l’ombre et au chaos.

 Le regard meurtrier est par ailleurs le thème de divers mythes, dont celui de Méduse : il faut s’en détourner, pour la tuer – la faire disparaître, pour générer quelque chose d’autre, dans le domaine des signes : la renvoyer au domaine des ombres, au négatif, pour que sa voix, à travers les signes, s’exprime en « positif ». Orphée n'a pas le choix.

Il n’est donc pas impossible d’imaginer que le regard en arrière, la transgression, soit en réalité un acte délibéré – non pas pour de banales raisons psychologiques - vengeance, etc. - mais parce que ce « coup d'oeil » est un meurtre essentiel – un sacrifice, nécessaire au mythe, pour s’emparer du pouvoir de cette voix.

Orphée, dans cette version,  ne serait  pas l'Amoureux éploré dont la poésie naît de la douleur de l'Absence, la blessure à jamais ouverte, par la double mort de l'épouse piquée par un serpent, et perdue à l'orée du réel, mais l’inventeur de cette absence qui lui est nécessaire.

Peut-être est-il temps en effet de RENVERSER Orphée, de RENOMMER les choses : orphisme, oui, par tradition – mais si c'était Eurydice qu'il fallait invoquer pour dire la poésie ?

 L’Eurydice d’ombre, celle qui tentera de remonter la pente vers la lumière avec la charge de mots qu'elle porte en elle, les beaux mots qui la lient aux enfers profonds - aux fonds - de la langue :

l'Eurydice chamane, descendue aux enfers, qui tente la remontée, l'anabase – interrompue par le regard meurtrier d'Orphée 3 

Non plus le regard involontaire, tuant « sans intention de donner la mort »,par excès de tendresse et d'inquiétude, mais  meurtre souterrain, silencieux, et à jamais celé – le crime parfait...

Le silence qu'on fit si longtemps autour de la voix des femmes dans l'art et la littérature m'amène en effet à douter même de la douleur d'Orphée. Mais Eurydice ? Déchirée intérieure sans mots propres – ayant perdu ses propres mots, mots volés par la mâle parole du poète - pour dire sa souffrance, sa plainte silencieuse, Eurydice qui cherche loin d' Orphée ces mots qu'il emporte - l'empêchant de sortir des Enfers... car pour sortir, comme pour entrer, on a besoin d'un « sésame », de mots ou d'un chant – ceux qu'Orphée lui a pris.

Ce problème de la voix des femmes dans la mythologie est récurrent. Elle n'est pas la seule nymphe ou dryade a être privée de sa voix : on compte Echo, punie par Héra/Junon car elle détournait son attention par ses récits captivants, afin de permettre à Zeus de la tromper. Narratrice experte, devenue l'ombre de la voix des autres, elle ne peut que répéter les derniers mots de Narcisse dont elle est amoureuse, en vain.

On citera aussi Syrinx, transformée en roseau pour échapper à Pan, et définitivement associée à lui par le biais de la flûte qu'il porte à ses lèvres pour évoquer le souffle de la nymphe : voix volée, qui passe par le souffle de Pan – et l'inspire sans doute, tandis qu'il l'ex/pire...

Et Daphné, transformée en laurier pour échapper à Apollon, dieu musicien, qu'elle se contentera de couronner de ses feuilles, consacrant son arbre aux chants et aux poèmes... mais on ne parle plus de sa voix, après sa prière exaucée au dieu Pénée.

Alors, oui, je prends des libertés avec le « livret » - le script - d'Orphée. J'aimerais qu'on imagine un monde dans lequel Eurydice aurait pu retrouver la lumière, et garder son petit bagage de mots... Et je déclare qu'Eurydice n'a jamais cessé d'exister – avant même l'existence d'Orphée – puisque dans la voix du poète, dans les traces du monde, je lis son nom, que  je l’entends, la voix archaïque d'Eurydice, cette voix primordiale qui est TOUT, PARTOUT, et qui nous enveloppe.

 

La voix d'Orphée, en vérité, c'est celle d'Eurydice.

Le fameux chant : ce sont les mots volés à Eurydice – dont l’absence est nécessaire pour que ce chant advienne, et lui appartienne.

Avant Orphée, Eurydice était un continu chant d'oiseaux, sa voix celle d'une volière

Désormais aux Enfers, elle est maintenue sous le joug de la terre – prisonnière, tout comme Proserpine, qui croqua de la grenade - cette „pomme de grains “qui la maintient au domaine des ombre, l’empêche de repasser du côté des vivants."

Pour qu'Orphée soit poète, il doit enfermer la voix d'Eurydice – comme on enferme le grillon dans une cage pour qu’il chante – comme on aveugle le rossignol pour que sa mélodie soit plus émouvante.

Orphée puise en Eurydice les mots qui enchantent le monde : mais, elle, cachée, a perdu sa voix de source claire, d’écume vive autour des galets qu’elle roule.

Orphée ne chante pas sa propre douleur – son chant impitoyable se nourrit de la peine d’Eurydice - d'où j’imagine qu’il doive sa fin, déchiqueté par les Ménade et la moqueuse arrivée de sa tête chantante sur le rivage de Lesbos, patrie de la poétesse Sapho...

Muriel Stuckel, Eurydice désormais.

Il est ainsi puni de son hubris, pour avoir enfermé la voix de LA Femme dans les cordes de sa lyre, comme un grillon dans sa cage. ((Un homme veut mettre en son pouvoir une voix féminine. Que désire-t-il ? La jouissance, ou le pouvoir originel dont cette voix est le signe le plus archaïque? Cette tentative sombre dans la mort, la déchéance ou le ridicule, car la voix déborde l'espace où l'on veut l'enfermer, elle échappe à la volonté du metteur en scène. ((https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0607122154.html ))Prétendre enfermer les voix dans la cage d'un écran est une hubris punie par les dieux ; titre de l'article)). Orphée, sans Eurydice, n'aurait donc pas de chant – il a la voix sombre de l'ombre d’où lui provient la mélopée des mots d’Eurydice – la douleur d’Eurydice – la bouche pleine de terre d’Eurydice sans corps, qui n’a pu traverser la frontière des morts, mais où il est descendu lui dérober le charme de sa voix.

Voilà le sens que je donne à ce voyage d’Orphée aux Enfers.

Le mythe d’Orphée sans Eurydice n’est rien – mais le sien, le mythe d’Eurydice, n’a sans doute pas pu encore prendre son envol tant qu'on enferme ses mots dont on n'a qu’un écho, une réverbération... et qu’il est temps de délivrer. Ecrire et être femme, c'est se saisir de cet écho, que le Talmud nomme Bat Qol, la « fille d'une voix » : la voix prophétique définitivement silencieuse et qu'il faut de nouveau, enfin, faire vibrer,la voix intérieure longtemps contenue, qui se décide à rompre le silence.

Voilà – tout comme Minotaure, dont le mythe raconte, d’une autre façon, cette histoire de  l’être piégé, privé de la parole, au tréfond de son âme, en quête de l’autre dont la parole le délie, en quête d’une Ariane qui déroule son fil, comme un cordon ombilical permettant la naissance... Paradoxalement, d’une certaine façon, Eurydice et Minotaure sont sœurs (car qui peut me prouver que Minotaure n’est pas aussi femme, double jumeau d’Ariane, injustement bestialisée par l’absence de parole, injustement parquée au fond du labyrinthe d’où elle mugit sa plainte ?) et qu'une même lutte, à travers les plis et replis des mythes, les mène aujourd'hui à la lumière ?

 




Lichen, premier signe de vie à revenir…

Une revue mensuelle de poésie en ligne, façonnée par Elisée Bec, Lichen propose une ligne graphique épurée mais riche, très riche, et placée sous le signe de la convivialité. Les rubriques en témoignent : "Espèces en voie de disparition", "L'atelier des mots", "La grange aux mots reçus", "Le hangar des mots moches". Le champ lexical de l'agriculture est ici présent, ce qui permet de créer le lien entre la poésie et le travail de la terre.

Mais il ne s'agit aucunement de simplicité. ce qui est suggéré c'est que le travail des mots est l'espace d'un savoir ancestral et inné, un savoir-faire manuel et charnel, comme cultiver son champ requiert des gestes transmis de génération en génération... Le matériau langage, glaise malléable et offerte à d'infinies potentialités, puise sa puissance dans le socle commun qu'est la vie, simplement jour après jour, et dans la communauté des hommes.

Des noms apparaissent, comme Dominique Mans, Sylvie Franceus, et Perle Vallens, qui dans la rubrique "Espèces en voie de disparition" proposent des poèmes en prose. Des noms peu vus par ailleurs, et des textes dont certains nous donnent envie d'en lire plus de ces auteurs. 

 

"L'atelier du don des mots", rubrique suivante (dans l'ordre des onglets de la page d'accueil) publie des textes écrits à partir d'une liste de mots donnés par la revue. Ce mois-ci quinquagénaire, facéties, goupil, esquive, gariguette... Un jeu, oui mais enfin, aussi une gageure extrêmement sérieuse : motiver le texte par un arbitraire qui offre des occasions inédites de créer un écrit en sortant de ses territoires habituels, connus, fréquentés en tout confort...

Et puis c'est également allégorique d'une conception de l'art conçu comme un artisanat, avec pour matière première le langage... Mais qu'est-ce d'autre ?

Ici encore des noms que nous n'avons pas l'habitude de rencontrer, et des poèmes en prose à découvrir...

"La grange aux mots reçus", où trouver la liste des matières premières, les mots, qui permettent d'écrire les textes de la rubrique précédente, avec pour introduction une explication quant à son nom : 

 

À l'instigation d'une lectrice de Lichen, nous avons changé le nom du "répertoire" en "grange" : « [...] grange parce que je n'aime pas le mot répertoire, la grange, c'est joli, ça sent la paille et les vieilles cagettes, ça a des trous dans les murs de bois et des clayettes pour les pommes et des fils suspendus pour les grappes de tomates et de raisins. Il y a des brouettes et des échelles, des fourches et des pelles. Alors le répertoire... » (Sylvie Franceus, 4 avril 2019). Clément, qui était l'initiateur de cette liste fort utile, est tout à fait d'accord.
NB : Les mots venant d'être engrangés sont indiqués en bleu.) 
Dernière mise à jour : 16/04/19.

 

Même modus operandi pour la rubrique "Hangar des mots moches" :

 

Sylfée nous soumet une idée : 

« À côté de "La grange des mots",  il pourrait y avoir un hangar, le "hangar des mots moches", une sorte de grosse benne à mots. Et dedans, on pourrait ranger les mots qu'on n'aime pas tels que : répertoirecordialementpromotion... 

Ce serait une sorte de torsion de la bienséance, une collecte de la laideur, une réserve hideuse. C'est juste une idée. (...) Quelque chose qui nous éviterait de pencher toujours du côté du beau et qui équilibrerait les forces vives de nos goûts et de nos dégoûts. (...) L'antipode de l'esthétique. L'hommage aux répulsions. », m'écrit-elle. 

Et elle ajoute : « Ainsi, je dépose sur la clayette qui est là, juste face à vous quand vous poussez la porte du hangar, je dépose mes rebuts de mots...

 

 

Une revue participative, une revue où le partage et l'accueil forment le ferment fertile d'une poésie née d'une communauté humaine. Autant dire que là est le socle de tout poème ! Pour preuve, cet espace laissé aux commentaires, au bas de chaque page, où chacun peut intervenir, dans le respect et le désir de partager.

Partir de ceci, c'est déjà garantir un vecteur propice aux productions les plus prometteuses. Il n'y a qu'à lire la liste des "auteur(e)s", longue et riche, variée et édifiante : le poème n'est pas l'apanage des 'Happy few", n'en déplaise à Stendhal qui en énonçant ceci désespérait seulement de n'être pas compris... Il aurait aimé Lichen, à coup sûr, lui qui promenait son "miroir au bord du chemin" pour y montrer à ses contemporains le reflet édifiant d'une société qu'il souhaitait donner à comprendre grâce au roman(1)... 

 

 

∗∗∗∗

 

1. Epigraphe d'oeuvre du roman Le Rouge et le noir : "Eh, monsieur, un roman c'est un miroir que l'on promène au bord du chemin".