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A propos d’Aimé Césaire (1)

Aimé Césaire, La poésie

 

Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et sœurs, une petite maison cruelle dont l’intransigeance affole nos fins de mois et mon père fantasque grignoté d’une seule misère, je n’ai jamais su laquelle, qu’une imprévisible sorcellerie assoupit en mélancolique tendresse ou exalte en hautes flammes de colère ; et ma mère dont les jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit […]

 

Tout le monde la méprise, la rue Paille. C’est là que la jeunesse du bourg se débauche. C’est là surtout que la mer déverse ses immondices, ses chats morts et ses chiens crevés. Car la rue débouche sur la plage, et la plage ne suffit pas à la rage écumante de la mer.

L’éditeur, le Seuil, nous fait entrer par la grande porte : le Cahier d’un retour au pays natal, texte incroyable que traversent des vents d’une grande violence, mais qui offre aussi de belles accalmies.

Né dans la pauvreté dont il est question ci-dessus, Aimé Césaire a regardé au-delà de la maison délabrée où il vivait enfant. Ses yeux se sont posés sur la terre : la terre où tout est libre et fraternel. Et cela l’a poussé à partir, à voyager.

 

Aimé Césaire, La poésie, Éditions du
Seuil, 2006, 552 pages, 25 €.

Dans le long poème qu’est ce Cahier d’un retour au pays natal, on rencontre Toussaint Louverture et Léopold Sédar-Senghor, on part pour le Congo, le Zambèze, on se retrouve dans la cale d’un bateau. Coups de fouet, révoltes et cadavres. Mais ce qui monte, peu à peu, dans ce texte, est moins la colère que l’allégresse et l’amour. Parce que le poète s’est lancé – très tôt – un défi : trouver la force de se relever afin de voir son horizon grandir. Aimé Césaire a vingt-six ans quand une première version du texte est publiée à Paris, en 1939, dans la revue Volontés.

debout sur le pont
debout dans le vent
debout sous le soleil
debout dans le sang

                     debout
                                 et
                                      libre  

 Il faut vingt-six années et un long poème de cinquante pages pour passer de la misère à l’espoir, de la souffrance de l’esclave à la joie de l’homme libre, pour être capable de chanter le monde. Passer de l’un à l’autre ne revient cependant pas à oublier.

Que de sang dans ma mémoire ! Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de morts. Elles ne sont pas couvertes de nénuphars. Dans ma mémoire sont des lagunes. Sur leurs rives ne sont pas étendus des pagnes de femmes.
Ma mémoire est entourée de sang. Ma mémoire a sa ceinture de cadavres !

Ce sang, jamais Aimé Césaire ne l’oubliera, mais il se mêlera à des choses lumineuses. Aimé Césaire n’est pas le poète du désespoir. Le désespoir est une petite mort, il n’en veut pas. Il s’ébroue quand il la sent monter en lui. La lumière, le sel, le vent ou la voix fabuleuse des forêts lui viennent alors en aide, le font revenir à la vie.

Les notes en fin d’ouvrage attirent notre attention sur les variantes, d’une édition à l’autre. Souvent, le poète profite d’une réédition pour écarter des poèmes et en épurer d’autres. La note écrite au sujet du recueil intitulé Soleil cou coupé nous permet de comprendre qu’à l’occasion de la seconde édition du recueil, Aimé Césaire a choisi de s’éloigner des préoccupations qui étaient les siennes au moment de l’écriture – politiques ou autres – comme s’il voulait, ainsi, « atteindre à l’universel ». Tout le monde associe – à juste titre – Aimé Césaire à la négritude. C’est lui en effet qui a forgé ce concept. Certains oublient qu’il était aussi l’auteur d’une poésie moins ancrée dans l’histoire – et la tragédie – de son peuple.

surtout emporte mes rives
élargis-moi 

Et il souhaite à son peuple la même chose :

peuple d’abîmes remontés
peuple de cauchemars domptés
peuple nocturne amant des fureurs du tonnerre
demain plus haut plus doux plus large

 

 Il est à la fois enraciné par les cinq sens à la terre et au ciel de son île (parfums, oiseaux, arbres et fougères arborescentes, brumes, fruits et soleil sont bien ceux de la Martinique) et homme parmi les hommes, de toutes les latitudes, assoiffé d’absolu, rêvant, aimant, ayant parfois du mal à y croire et à dire, et souhaitant alors écrire sur ses incapacités. On ne s’étonne pas de trouver, placée en exergue dans le recueil Moi Laminaire, une citation de Goethe – une phrase tirée de Faust. La phrase va bien à Aimé Césaire :

Je grimpe depuis trois cents ans
Et ne puis atteindre le sommet

Il y a sur l’homme, en lui, des cicatrices, des traces de profondes déchirures.

cette grande balafre à mon ventre

 

 La terre en exhibe aussi quelques unes après le passage des cyclones. Comme sa terre, Aimé Césaire se montre tour à tour fragile et fort. Fort de ses mots surtout. Les mots de la colère, quand tout semble perdu ; les mots de l’espérance, quand tout frémit de nouveau et renaît du désastre.

Le livre se referme sur des poèmes restés inédits ou ayant fait l’objet d’une édition à tirage limité.

Ne pas désespérer des lucioles
je reconnais là la vertu.
les attendre les poursuivre
les guetter encore.

Ces petites lueurs qui, tour à tour, apparaissent / disparaissent me semblent dire ce qu’est la poésie. La parole du poète se gonfle de silences qui la rendent encore plus précieuse ; la lumière qui naît de l’obscurité – même si son éclat est faible et éphémère – est son alliée.