1

A propos d’Yves Bonnefoy : entretien avec Jérôme Thélot

Yves Bonnefoy, (1923-2016) est à juste titre considéré comme l’un des poètes majeurs de la moitié du XXe siècle et du début du XXIe. D’abord proche des Surréalistes, il s’en détachera très rapidement pour mener une œuvre personnelle et exigeante, avec notamment la parution en 1953, « Du mouvement et de l’immobilité de Douve », unanimement salué par la critique de l’époque. Il vient de rentrer tout récemment dans la prestigieuse collection de la Pléiade, chez Gallimard. Une consécration amplement méritée. Rencontre avec Jérôme Thélot, professeur des universités, essayiste, auteur d’une quarantaine d’ouvrages. Et coéditeur des « œuvres poétiques », du poète dans la Pléiade.

En préambule de votre ouvrage intitulé La poésie précaire, vous écrivez : « Il y a longtemps que nous ne croyons plus aux enfers ni aux dieux ni aux prières, et c’est au point que nous ne croyons plus trop les poètes, ni qu’il soit nécessaire de comprendre au juste ce qu’ils font, quel rôle ou quel espoir leur reste depuis qu’il semble qu’ils ne prient plus ». Une formulation reconnaissons-le fort pessimiste, mais les poètes ont-ils vraiment besoin d’être crus. Et dans quel sens ?
Il ne me semble pas que la formule que vous citez soit « pessimiste » : elle est seulement inquiète du changement d’époque que nous vivons depuis le commencement de la « modernité », disons depuis Shakespeare, dans laquelle les représentations des religions héritées ne sont plus trop admises par la plupart des Européens, et en tout cas plus susceptibles de fonder encore les rites et les pratiques qui organisaient jadis le quotidien des sociétés. Comme les poètes d’autrefois adossaient souvent leur parole à ces représentations aujourd’hui largement surannées, le désenchantement de notre monde moderne affecte aussi la relation que nous pouvons avoir avec la poésie. Celle-ci en effet ne repose plus guère sur l’expérience d’une transcendance qui en cautionnait et en justifiait la recherche, laquelle est donc réduite à elle-même, sans autre légitimité que son vouloir propre, vulnérable et incertain de soi. Pourtant, ce vouloir persiste : les poètes misent toujours sur leur pratique paradoxale des mots pour donner un sens à l’existence, pour fonder la dignité de notre séjour, pour rendre aux hommes et aux femmes de notre temps de détresse leurs possibilités réelles. C’est en cela qu’ils demandent à être « crus » : que par eux nous soyons avertis de cette fonction de la poésie, c’est-à-dire non pas seulement que nous goûtions le charme esthétique des poèmes, mais que nous nous engagions à en reconduire, dans nos vies, l’intense promesse.

La prière que vous nommez semble relever du symptôme et ce, précisément, parce qu’elle a disparu, bien plus que de sa genèse, au sens théologique du terme. Est-ce un « fait » de notre époque, où les grandes Espérances ont presque disparu ? Car finalement Espérer, c’est empêcher en quelque sorte, « la disparition » ou « le désastre ». Qu’en pensez-vous ?
La poésie comme la veulent les grands poètes de notre temps est aussi, comme disait Bonnefoy, une « tâche d’espérance ». L’un des premiers essais de cet auteur en a d’emblée donné la définition suivante : « Je voudrais réunir, je voudrais identifier presque la poésie et l’espoir. » Et Jaccottet de son côté écrivait ceci : « La Poésie ne serait-elle pas justement ce qui nous empêche de croire tout à fait à l’absurde ? » Dès lors que la parole poétique ne se connaît plus de destinataire transcendant, son adresse à autrui ne passe plus par aucune divinité, et si une plainte infinie ou une louange extrême, ou encore une protestation ou une réclamation non moins exigeantes lui sont parfois aussi nécessaires qu’elles l’étaient jadis dans la forme traditionnelle de la prière enseignée, tout de même ces traces inéludables de la précarité humaine sont rabattues chez les poètes sur le seul plan d’immanence où a lieu notre destin.

Jérôme Thélot, La Poésie précaire (Perspectives littéraires), PUF, 1997, 150 pages.

Ce plan est un monde désert, certes, mais c’est tout de même un monde : et comme tel celui-ci est assez riche de ressources et d’abord de beauté pour encourager le poète à persévérer dans sa conviction fondamentale, qui est qu’à parler autrement, à laver les mots quotidiens de leur aliénation économique, l’amour pourra — comme disait Rimbaud — être réinventé, les énergies salvatrices pourront s’associer et le sens se reformer.
Et plus précisément chez Yves Bonnefoy, souvent qualifié de « gnostique ». Cette expression vous parait-elle juste le concernant ?
Non, elle est fausse et exprime un contre-sens. La « gnose », c’est d’une part la représentation selon laquelle le réel est une vallée de larmes, qu’ici-bas est un abîme de faute et de non-sens, et, d’autre part, l’idée qu’un Dieu caché, absent de ce monde, pourra répondre à la fine pointe de l’âme si celle-ci s’arrache enfin aux ténèbres du concret. La gnose est ce dualisme spéculatif auquel toute la pensée et l’expérience de Bonnefoy sont profondément contraires — lui qui aimait le réel, l’ici, qui adhérait de tout son être aux phénomènes sensibles et ne voyait aucun mal à la substance terrestre, à la nature telle qu’elle se donne, à la beauté de l’immanence. Seulement, c’est vrai qu’il a compris qu’à peine on prononce un mot, quoi qu’on dise, et c’est l’ordre tout entier du langage qui tend à se substituer aux choses pleines, à restreindre celles-ci à l’image qu’il en forme, et c’est du coup de l’irréel qui occupe la conscience, du factice, du chimérique qu’il a précisément appelé une « gnose ». Mais la poésie, c’est ce qui lutte contre cette chimère, contre cette abstraction préférée à ce qui est. La poésie ne veut pas l’irréalité, elle refuse que les présences concrètes soit dévaluées par les illusions du langage. Aussi est-elle selon Bonnefoy un combat incessant contre la dépréciation gnostique du monde, contre la fantasmagorie conceptuelle. Il s’agit donc, a-t-il dit, d’« être parole malgré les mots » : d’être présent au monde, malgré les représentations. Un admirable essai sur cette dialectique est reproduit sous le titre « La poésie et la gnose » parmi ses Œuvres poétiques dans la collection de la Pléiade.
Vous dites aussi qu’Yves Bonnefoy « troue son œuvre par l’hypothèse d’un dieu à naître », et pourquoi pas un dieu mourant dont on pleure l’agonie, ou un dieu déjà mort ? N’y a-t-il pas dans ce cas, une recherche impossible de la transcendance, comme principe « primordial », de l’élévation ?
Ces questions sont si grevées d’ambiguïtés qu’elles exigent des clarifications terminologiques. Au reste, c’est le rôle de la poésie de nous désencombrer des notions préconstruites et de l’usage convenu des mots. « Dieu », Bonnefoy n’a pas refusé d’en prononcer le nom. Par exemple, dans l’un de ses plus grands livres, Dans le leurre du seuil : « Tu peux nommer Dieu ce vase vide, / Dieu qui n’est pas, mais qui sauve le don, / Dieu sans regard mais dont les mains renouent. » Mais il s’agit là d’un nom désignant l’Unité de l’être quand celui-ci est rejoint en son absolu. Il ne s’agit donc pas d’une « élévation », mais, au contraire, d’une participation ici à l’être même du monde, d’une approbation réciproque du sujet et du réel tels qu’ils sont, dans leur finitude aimée. Ce « Dieu » n’est donc certes pas celui qui agonise ni celui qui est déjà mort : il n’a plus rien de sacrificiel, et il est toujours à recommencer par une pratique du langage qui dissipe les leurres de celui-ci, qui émancipe l’esprit des fictions idéologiques ou religieuses. Bonnefoy disait volontiers à la fin de sa vie : « La poésie, c’est ce qui reprend à la religion son bien ».
Le factice, le chimérique, que vous inventoriez si justement n’annoncent-ils pas finalement une société du désastre, qui n’aurait plus rien de spirituel ?
Que notre temps soit souvent ou même structurellement désastreux, Bonnefoy le dirait ou l’a dit en effet, comme l’avait dit Hölderlin prenant conscience du retrait des formes traditionnelles du sacré. Mais ce désastre est selon Bonnefoy l’une seulement des conséquences du langage, qu’il a mise en balance avec une autre, dont il convient aussi de tenir compte. La première conséquence du langage, c’est, nous venons de le dire, le déploiement du chimérique dans la conscience aliénée, c’est l’assujettissement de celle-ci à l’empire des concepts qui substituent aux réalités évidentes leurs exériorités partielles et fragmentées, et c’est donc la séparation de l’homme d’avec le monde réduit au rang d’objet exploitable — et tel est, de toujours, le « désastre ». Mais l’autre conséquence du langage est qu’il autorise un emploi des mots non pas pour leur seule valeur conceptuelle, mais aussi pour leur musique, et qu’il encourage que soit ranimée dans les vocables leur matérialité sonore : or celle-ci permettant aux mots de se réassocier à la matière du monde leur donne de se faire non pas des concepts mais des symboles, non pas seulement des représentations mais des participations unitives à la plénitude du sensible. Disons que le langage ne condamne pas la conscience à l’aliénation, il lui permet aussi d’inventer dans la langue une utopie qui la désencombre de ses illusions la rouvre à l’unité. En face du « désastre », se tient toujours le possible. Et le possible, c’est la réserve de sens inédit dont les mots sont porteurs quand ils sont rendus à leur musique native — à leur puissance poétique. Les sociétés contemporaines ne sont pas privées de ce que vous appelez le « spirituel », peut-être même ne sont-elles pas beaucoup plus abandonnées au désastre que les sociétés de jadis et de naguère : car elles disposent — par-delà toute croyance héritée et tout rêve d’arrière-monde — de l’esprit d’utopie dont le poète prend la responsabilité en ceci qu’il décide de parler autrement. Autrement que selon le savoir ; autrement que selon la nostalgie des métaphysiques épuisées ; autrement que selon le concept. C’est l’utopie en acte telle qu’elle se lève dans la musique verbale, dans la prosodie, dans les rythmes de la parole poétique, que d’inventer par ses symboles un nouvel être-au-monde qui émancipe l’humanité et lui donne un vrai lieu. Bonnefoy, en tout cas, n’a jamais cessé de revendiquer cette sorte de « foi » : non pas un catalogue de croyances adossées à des représentations douteuses et souvent désastreuses, mais, par le son des mots, la réinvention de l’homme nu, et la retrouvaille de chaque chose non comme objet mais comme visage.
Cependant la connaissance et le savoir permettent de mieux connaître le monde dans lequel nous vivons – mais il y a aussi l’inconnaissable, et l’irrévélé : « Non pris, non dit, non communicable », comme le suggère Saint-Jean-Chrysostome par exemple, et que certains poètes essaient de révéler. La métaphore poétique est-elle une justification du « sens caché » ?
Vous avez raison de suggérer que le concept n’est pas non plus le seul responsable de tous nos maux ; et Bonnefoy disait comme vous sa valeur irremplaçable dans le travail de la compréhension, en particulier le travail des sciences. La critique du concept chez Bonnefoy, comme chez Bergson, n’est nullement un irrationalisme, nullement une défiance à l’endroit de la raison : c’est seulement le premier moment critique pour reconquérir une raison élargie.
D’autre part, oui, l’expérience d’un surcroît du connu et d’un excès par rapport à toute communication, est celle que le poète donne à mémoriser et à relever dans ses poèmes. Il l’appelle quant à lui l’expérience de la « présence ». Et ce dernier mot s’entend chez Bonnefoy non pas comme l’entendent les philosophes (non pas comme un fondement ou une substance qui serait l’origine de toute réalité), mais simplement comme l’apparaître à la fois singulier et absolu de l’être même de ce qui est — un apparaître qui est abîme, et dont les mots employés poétiquement gardent la trace et relancent la promesse. Le poème selon Bonnefoy ne célèbre donc pas un sens « caché », et il n’est nullement ésorérique : il vise l’ouvert même de l’apparaître, la donation première de ce qui se donne. Sauf que cet ouvert est ordinairement trahi par l’empire des concepts. Parler poétiquement, ce n’est que démembrer cet empire et réhabiter l’ouvert.

∗∗∗

 

A propos de Jérôme Thélot

Jérôme Thélot, ancien élève d’Yves Bonnefoy au Collège de France, disciple aussi de René Girard et de Michel Henry, est essayiste et traducteur, et professeur de littérature française à l’Université de Lyon. Ses écrits portent sur la poésie romantique et moderne, sur la philosophie de l’affectivité, et sur les conditions de l’image. Il développe auprès des auteurs qu’il interroge, en particulier Baudelaire, Rousseau, Dostoïevski, Sophocle, une poétique générale qui remonte à la fondation de la parole et de la représentation dans la violence originelle. Ses travaux sur la photographie ont d’abord décrit les conséquences de l’invention de celle-ci sur la littérature (Les inventions littéraires de la photographie, PUF, 2003), puis les caractères propres de sa phénoménologie (Critique de la raison photographique, Les Belles Lettres / Encre marine, 2009). Ses « Notes sur le poétique » (Un caillou dans un creux, Manucius, 2016) explicitent les attendus de sa recherche.