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Alain Fabre-Catalan et Eva-Maria Berg : “Le Voyage immobile, Die Regungslose Reise”

On connaît les élégants volumes, au format carré sous couverture noire, «  reliés à la chinoise  » de la collection «  La galerie de l'or du temps  »s éditions du Petit-Véhicule, dirigées par Luc Vidal, éditeur, fondateur de la Maison de la poésie de Nantes, et lui-même poète «  orphique  ». Chaque volume met en résonance un texte poétique et des illustrations – ici une série de dessins en grisaille de Jean-Marie Cartereau, dont l'inquiétante étrangeté à première impression – images abstraites, évoquant des sortes de paysages sortant de la brume – prend tout son sens quand on y perçoit l'esquisse de charniers, des cadavres fumants, la façade du camp de sinistre mémoire de Birkenau...

Ce voyage immobile est un voyage de mémoire, dans la partie la plus tragique de l'histoire européenne du 20ème siècle, qu'explore avec constance Eva-Maria Berg dont nous avons sur ces pages déjà présenté l'engagement pour maintenir vivant le souvenir de ces morts.

Ici, c'est «  à quatre mains  » que le texte s'écrit  : la voix de la poète répond à celle d'Alain Fabre-Catalan pour tisser ce voyage bilingue, ouvert et fermé par une citation de Paul Celan, cité en exergue du prologue et servant d'excipit, avant un «  coda  » expliquant le projet du livre.

Et j'écris «  voix  » à dessein – car c'est d'elles qu'il s'agit  : les voix défuntes, les voix éteintes, «  empreinte d'une voix qui s'épuise  », auxquelles les deux poètes prêtent la leur – sans espoir de les tirer du néant, pourtant  : "Pas même l'envolée d'une phrase / ne saurait les tirer du néant, / de l'indicible vertige qui ravine le ciel / à la cime des bouleaux."

Alain Fabre-Catalan et Eva-Maria Berg,
Le Voyage immobile, Die Regungslose Reise,
dessins de Jean-Marie Carterau,
éditions du Petit-Véhicule, 2017, 64 p. 25 euros.

Que reste-t-il de ces corps, de ces douleurs, de ces souffles disparus  ? «  Dans la chambre aux murs écroulés,  / le silence se taît  », écrit Alain Fabre-Catalan.

«  Implacable / le vide / à la place / des hommes  » répond la voix d'Eva-Maria Berg  :  des bouleaux, seuls muets témoins du deuil «  qui ne finit pas  » - et l'injonction de «  se taire // que les voix éteintes / résonnent encore  », dans un texte aux vers si brefs qu'ils semblent n'exister que pour donner sens au vide de la marge, où la poète espère retrouver les traces éteintes, les pas des «  pieds / brûlants et / les yeux / brouillés  / en face / du ciel  ».

«  Le silence en arrêt atteste de l'horreur sans nom  », reprend Alain Fabre-Catalan, dans d'ultimes pages qui tentent de susciter cette insoutenable «  image du monde  » qui vacille «  dans l'amoncellement informe des corps / qui s'  envolent en fumée jusqu'au dernier vivant  ». Comme écrire de ces cendres – comment garder mémoire de cette poussière  ? «  Tous les chemins se perdent sous les pas du passé  / à jamais éclipsé avec chaque présent  ».

Jean-Marie Cartereau

Et n'est-ce pas la mission de la poésie, que de tenir ardent toujours ce souvenir – si douloureux qu'il soit – si impensable même, qu'il importe plus que tout qu'il résiste à l'oubli. La voix du poète n'a de sens que s'il rend la parole possible pour ceux à qui on a  tout pris, qu'on a voulu – qu'on veut – anéantir. Le poème est cet ultime recours des sans-voix, des sans-patrie, oubliés, négligés, niés par le temps, par le présent qui efface leur trace aussi – et le poète ce témoin permanent qui, par le voyage immobile accompli dans les mots, ramène, comme avec un filet, ces bribes, «  ces braises qui dorment / et que nul n'éveille.  »