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Amedeo Anelli- Neve pensata (Neige pensée)

J’avais eu l’occasion d’apprécier la poésie d’Amedeo Anelli en 2016 dans l’anthologie de Paolo Febbraro Poesia d’oggi, un’antologia italiana (Elliot edizioni) puis à nouveau dans l’Antologia di poeti contemporanei de Daniela Marcheschi (Ugo Mursia editore) en 2017, une poésie qu’on ne peut oublier. C’est pourquoi j’ai remarqué ce recueil qui s’ouvre et se ferme sur l’image d’un paysage de neige qui n’est pas nommé (excepté l’indication de la Villa Barni et de Melegnanello) : la présence des peupliers, des berges, de la brume et des trains suffit à créer l’atmosphère propre à la plaine du Pô, un paysage dans lequel tous nos sens sont sollicités.

Amedeo Anelli, Neve pensata, Mursia 2017, 82 pages, 15 €

Neve pensata (Neige pensée) est un recueil qui nous parle aussi du temps, lequel est ici perçu dans sa double signification :

- comme phénomène atmosphérique ; les saisons, les événements météorologiques (nous sommes en hiver, il y a la neige, le froid, le gel, la pluie et le brouillard).

- comme phénomène chronologique ; scansion cyclique et périodique d’une part, c’est le tempo de la musique, une musique présente autant dans la forme que dans le fond (avec le rythme – accentué dans la poésie par les répétitions – les sons et les silences (Éloge du silence, p.49, Lieux de silence p.69). D’autre part, la fuite du temps ( On n’a plus le temps, p.15, Elle ne reviendra plus p.11, Les invisibles p.5), Notenbuchlein p. 43). cf. le beau poème de la fin dans lequel le poète évoque un souvenir lointain qui semble être un souvenir d’enfance.

« Solo visione, solo tempo », « juste une vision, juste du temps » écrit Amedeo Anelli, comme pour nous révéler sa démarche de création : il observe la nature, les champs, les arbres, un rouge-gorge, les chats, les papillons etc. (à noter que même si le thème principal est la neige, les couleurs sont très présentes) mais plus que tout il est à l’écoute des sons et surtout des silences qui nourrissent sa perception transcrite ensuite sur la page blanche de la neige. Sons et silences des mots également, comme si la dimension musicale des vers était le meilleur moyen pour restituer la vision première. Le poète le dit lui-même : sa poésie est une « musique pour les yeux. » Les titres Nocturne, Toccata, Offrande musicale, Récitatif…  attestent de l’importance de la musique dans son œuvre.

Mais Amedeo Anelli va au-delà d’une description rythmique. Son écriture, dense et profonde, peut être lue à différents niveaux où les images nous transportent aux confins du visible et de l’invisible (la brume, omniprésente, est l’élément qui fait disparaître les choses) dans un monde de contrastes, d’oppositions voire de contradictions où la lumière et les ténèbres ont la délicatesse et la fascination des clairs-obscurs (comment ne pas penser à ce vers du poème Melegnanello : « La stupeur de la lumière frappée par les ténèbres » p.20 ?) Des clairs-obscurs dans lesquels le fond n’est pas pas forcément sombre mais peut aussi être clair avec des éléments sombres : Un papillon noir est entré dans la lumière (p.10) Alignés, les arbres couleur anthracite, dans une lumière opalescente (p.13).

En effet ce paysage, au croisement du rêve et de la pensée, est d’un bout à l’autre traversé par une ambiguïté caractéristique : chaque chose peut devenir son contraire, il suffit de changer d’angle de vue, « changer de place » comme le propose le poète dans le texte intitulé Lignes (p.51) dans lequel « Tout va à reculons/ comme le train le paysage/ si tu changes de place tout fuit en avant dans le non visible. »

C’est une poésie qui pense et qui fait penser au-delà des limites de ces paysages vus du train, qui fuient comme fuit le temps ; une poésie qui nous parle du passé qui, pour nous tous, occupe toujours plus d’espace.

Que faire ? Se retourner ? On ne peut s’abstenir de penser à Orphée et… risquer de tout perdre ! Le poète suggère donc de regarder devant soi mais le futur, qui par définition est inconnu, ne se laisse pas regarder. Non seulement il est invisible, mais il nous conduit irrémédiablement vers la mort…

Se détourner des choses visibles pour se rapprocher de celles qui sont invisibles, se tourner vers les ombres, voilà qui nous rappelle la situation d’Orphée !

Et si l’unique solution était la poésie ? Les mots, écrits dans le silence et l’observation de la nature, laquelle se confond avec le poète ? (cf. le poème p.37 où, tandis que le gel engendre des douleurs dans la colonne vertébrale du corps, on voit la berge se courber comme une vertèbre). Le recueil se termine sur trois vers brefs mais intenses : Si l’arbre comprends/ on peut faire avec peu/avec rien.

On pourrait résumer la poésie d’Anelli avec ces quatre mots qui forment le premier vers de Offrande musicale (p.40 ) : L’image, le miroir, le son et la pensée. 

Neve pensata (extrait)  - traduction Irène Duboeuf

 

REPRÉSENTATIONS DU SILENCE (p.8)

 

J’ai imaginé la neige.

L’absolu silence

de la neige, pianissimo.

 

Silence véritable

 

pas à la limite du son

comme celui de la pluie,

 

qui est musique, éloquence

rythme.

.

Cette neige

dans l’agrandissement apparent

du rêve

était géométrie

 

une géométrie désordonnée

 

riche de transmissions

d’incertitudes et de sagesse.

.

Étendue sur la feuille du songe

la neige s’est assise,

et un flocon s’est posé

sur ma main.

 

Je l’ai entendu fondre,

disparaître.

.

Comme dans un rituel

votif je me suis

humecté derrière les oreilles.

.

Je me suis réjoui de la force

constructive du silence,

 

de l’architecture nécessaire du souffle

 

de la neige qui tombe

nécessairement.

 

 

NOCTURNE (p. 10)

 

La neige tourbillonne

dans le noir.

C’est un crépitement

qui caresse les feuilles.

 

Un blanc

qui n’éclaire pas

qu’accueille seulement

d’en haut

une lumière de réverbère.

 

Mais le monde terrible

est ici-bas

boue et gel

et le bruit sourd

d’une branche

qui se rompt.

 

Sous le poids

la terre répond

neige fraîche

brise et dessous la glace.

 

Elle ne reviendra plus !

 

Un frisson court

le long du dos.

 

Elle ne reviendra plus !

 

Mais la peine vient à notre secours

constante lueur

sous un fayard

pointe une touffe d’herbe noire.

 

 

 

LIGNES (p. 51)

à la mémoire

d’Edgardo Abbozzo

 

Tout va à reculons

comme, en train, le paysage

si tu changes de place, tout fuit en avant

dans le non invisible.

 

Je suis là

je suis ce corps

cette matière qui oscille

ce regard

ces mains.

 

Le paysage est un tourbillon

qui s’épie lui-même dans l’éphémère

images en fuite

des maisons, des arbres, le ciel, la plaine

dans le désordre de l’instant.

 

Mais quel instant ?

Celui de la conscience qui persiste ?

Celui du mouvement

du train dans le paysage ?

Celui de la fugacité de la vie

face à l’éternité ?

 

Ou l’instant qui s’ouvre

à l’intemporel ?

 

Tout va à reculons

comme, en train, le paysage

si tu changes de place, tout fuit en avant

dans le non invisible.