1

Amont dévers — une anthologie poétique (2)

 

 

La mort n’est peut-être que l’envers de la vie, l’une et l’autre au delà de (ou dans ?) un au-delà, déjà plus loin que tout le visible sans que nous le sachions. Sans oser le penser. Pas de religion là-dedans, tout au plus la bonne illusion de « sortir de soi en y restant », pour ceux du moins qui nous ont aimés (G. Raboni). Sur la route du mourir, écrivait Antonia Pozzi cinq ans avant son suicide. En une Littérature qui commence par la douceur d’être là-bas, “lonh et auprès de son amour disparu (les premiers Siciliens, parallèlement à nos troubadours et à certains poètes arabo-andalous), qui continue ensuite avec la gloire de célébrer sa Béatrice ou béatrice morte – et puis sa Laure (et la suite) –, il y a ici plus qu’un thème, un lieu commun, et une espèce d’obsession. Comme si la mort de l’être aimé avait partie liée avec la poésie. Son unique cible possible. Ou bien encore : quand le poème de « louange » devient finalement le seul digne d’être poursuivi :

« Je me proposai donc de prendre à tout jamais pour matière de mes vers ce qui serait louange de cette Très-Gentille [Béatrice] »

(Dante Alighieri, Vie nouvelle, 10, 11 – cf. mon éd. Classiques Garnier, 2011, p. 61),

par delà, croyait-on encore, toutes les séparations…    

 

 

-       Repartons donc de Dante (en ton mineur ?)…

(et le sonnet encore,

d’effroi prémonitoire)

 

                        (Sonnet)

Un jour s’en vint à moi Mélancolie,
et dit : « Je veux un peu être avec toi » ;
et je vis qu’avec elle, elle amenait
Douleur et Ire pour sa compagnie.
Et je lui dis : « Laisse-moi, va ailleurs » ;
or à la grecque elle me répondit.
Et comme à l’aise elle m’entretenait,
tournant les yeux je vis Amour venir,
vêtu d’un tissu noir de frais taillé
et portant sur la tête une guirlande ;
et pour sûr il versait des larmes vraies.
Et je lui dis : « Qu’as-tu, petit pauvret ? »
Il répondit : « J’ai grand peine et angoisse,
car notre dame, doux frère, est mourante ».

Dante Alighieri, Rime 25.

-       … et de Leopardi :

 

                   À Silvia

Silvia, te souviens-tu
encore de ce temps de ta vie mortelle,
quand la beauté brillait
dans le rire furtif de tes yeux en liesse,
et que tu gravissais, joyeuse et pensive,
le seuil de la jeunesse ?

Sonnaient les chambres calmes
et les rues à l’entour
de ton chant continu
alors qu’assise à tes travaux féminins
tu t’appliquais, heureuse
des rêves d’avenir qui en toi vaguaient.
C’était mai parfumé, et tu étais là,
ainsi passant le jour.

Moi, l’étude adorable
laissant parfois aux pages exténuées,
où mon temps juvénile
et ma part la meilleure se consumaient,
du haut des balcons du palais paternel
j’étais à l’écoute du son de ta voix
et de ta main véloce
qui parcourait le dur trajet de la toile.
Je goûtais le ciel clair,
voies dorées et jardins,
de-ci la mer au loin, de-là les hauteurs.
Ne dit langue mortelle
ce trouble dans mon sein.

Que de douces pensées,
quels espoirs, et quels nos cœurs, ô ma Silvia !
Quelle, alors, nous semblait
notre vie, et le sort !
Quand je me rappelle une telle espérance,
une angoisse m’étreint
acerbe, inconsolable,
et je souffre comme au temps de ma disgrâce.
Ô nature, nature,
pourquoi jamais ne tiens
ce que tu promettais ? pourquoi à ce point
trompes-tu tes enfants ?

Toi, avant que l’hiver eût desséché l’herbe,
d’un mal sournois assaillie et terrassée,
tu périssais, très tendre. Et ne voyais pas
de tes années la fleur ;
ton cœur ne s’émouvait
aux doux compliments ou de tes noirs cheveux,
ou de tes regards désireux et craintifs ;
et tes amies avec toi aux jours de fête
n’ont pas parlé d’amour.

Bientôt aussi périrent
tous mes espoirs les plus doux : à mes années
le sort aussi nia
la jeunesse. Hélas comme,
comme tu es passée,
chère compagne de mon âge nouveau,
mon espérance en larmes !
C’est là le monde ? là
les plaisirs, l’amour, les œuvres, l’aventure
dont nous avions ensemble tant devisé ?
c’est là le destin de notre humaine espèce ?
Dès qu’apparut le vrai,
toi, fragile, tu tombas, et de la main
la froide mort et une tombe déserte
tu désignais au loin.

 

G. Leopardi, Canti xxi (1831)

Cf. http://poezibao.typepad.com/poezibao/2016/07/anthologie-permanente-giacomo-leopardi-par-jean-charles-vegliante.html

_________________

 

 

       Commençant à mourir

Quand je t'ai donné
ces images de moi enfant
tu me remercias : tu disais que c'était
comme si je voulais
recommencer la vie
pour te la donner tout entière.

Or plus personne
ne tire de l'ombre
la petite légère
personne qui fut
en une aube
brève - la Poupée infante ;

plus personne ne se penche
au bord
de mon berceau d'oubli -
Âme -

et tu es entrée
dans la route du mourir

 

                                   Antonia Pozzi, 28 août 1933

 

 

-       Une autre voix féminine, à la marge :     

 

Assunta Finiguerra [en une langue minorée de Lucanie]

 

 

 

I fuoche de novembre só appecciate  .  

cu na viulenze ca me mbaurissce   

resorge palummelle e mmóre cane

nda na vijanove ca nun téne anzute

Oje mamma mije e vita benedette

appene tocche fierre nassce viende

m’accerchje cume fosse delinguende

me daje a bbeve miére fatte acite

Me só stangate de èsse n’impotende

si mette r’asscedde fazze mala fine

nun póte vuluà chi nun pusséde abbuole

chi scarpe de cemende porte e piede

nghiuvuate nderre reste ósce e ssembe

ósce e ssembe spere ca Dije nge sije

 

 

 

 

 

Les feux de novembre sont allumés       .   

avec une violence qui me fait peur

je renais tourterelle et meurs chien

dans une ruelle qui n’a pas d’issue.

Ô ma mère, ma vie bénie,

dès que je touche du bois se lève un vent

qui m’entoure comme si j’étais coupable,

me donne à boire un vin pur tourné acide.

Je suis fatiguée d’être sans puissance,

s’il me pousse des ailes je finirai mal,

il ne peut voler celui qui n’a le vol,

qui porte aux pieds des souliers de ciment

restera pour toujours cloué à terre,

espérant chaque jour que Dieu existe.

                     “Questo dolore che mangia”,

                               Le Voci della Luna, 2009

 

Voir aussi : https://nositaliesparis3.wordpress.com/2014/05/18/frontiere-marches-20-in-memoriam/

[A. Finiguerra]

 

 

-       Les jeunes filles et la mort

           Pierre tombale

Derrière des fleurs de molène,
   dans la ronce où bat une aile
imprévue, on lit sur la pierre :
  CI-GÎT PIA, JEUNE FILLE.

Chicorée à l’œil bleu, dïanthe
   de pourpre, et toi, liseron
sais-tu de Pia quelque chose ?
   vous l’avez vue, libellules ?

Elle dort. Depuis quand a-t-elle
   au cœur ce suave oubli ?
Combien, oh ! de nues en-allées,
   de feuilles, de pleurs sans bruit ?

Combien, Pia, sont morts depuis
   que tu dors ! Toi, pure d’autres
êtres créés pour mourir : si
   calme, les mains sur ton sein. 

Dors là, vierge, en paix ; ton léger
   souffle dans l’air, je l’entends
s’accorder au vol des andrènes
   avec le frisson du vent.

Le chardon laisse, où tu respires
   quelques aigrettes d’argent
comme, à la mort, qui meurt confie
   en pensée l’ombre d’un nom.

 

                                                             G. Pascoli, Myricae (1894)

- déjà publié sur le site de ‘Recours au Poème’, avril 2014

 

              Paul et Virginie, IX

C’était l’aube et ton corps si beau renversé
immobile dans les algues, les méduses,
semblait paisible comme en paisible sieste.
Je me penchai silencieux sur ce visage
où les violettes déjà de la mort
se mélangeaient aux roses de la pudeur…
Désespérée douleur !
Douleur sans le moindre cri, sans une larme !
Morte tu gisais avec ton rêve intact,
tu revenais morte à celui qui t’aimait !
Dans la main droite tu serrais mon portrait,
de la gauche tu pressais ton cœur détruit…
– Virginie ! Tous mes rêves !
Virginie ! – Et je t’appelai, les yeux fixes…
– Virginie ! Amour qui reviens et qui es
la Mort ! Amour… Mort… – Et je ne parlai plus.

                                                                                 Guido Gozzano, I colloqui, 1911

 

 

 

           À une jeune morte

Tu avais une âme blanche de mouette
et des mains tièdes comme vols d’oiseaux :
par toi le vent m’était serein
et ce doux sourire des morts.
Mais toi, jeune fille, qui fleurissais les prés,
tu as donné la lumière,
et le jour calme a pleuré à nos yeux
et mon visage n’aura plus l’ombre
de tes longs cheveux.

Sur tes cils tombent des feuilles.

Au-dessus de ta tombe le ciel s’endort,
et en ce tendre abandon de l’eau
le son ailé de tes pas
revient, comme alors, par les haies.

                                                                      Roberto Roversi (éd. M. Landi, 1942) 

 

 

             Ennemie de la mort

                                                             à Rossana Sironi
                                                                  [suicidée le 05-07-1948]

Tu ne devais pas, chère,
arracher de ce monde ton image,
nous prendre une mesure de beauté.
Ennemis de la mort, que ferons-nous
courbés à tes pieds roses,
sur ton flanc de violette ?
Tu n’as laissé ni feuille ni parole
de ton ultime jour, un non à toute chose
sur terre apparue, non au monotone
journal des hommes. La triste, estivale
ancre de la lune entraîna au loin
tes rêves : collines, arbres, lumière
nuit, eaux ; et non confuses
pensées, mais rêves vrais
détachés de l’esprit qui décida
pour toi à l’improviste
du temps, du lâche futur. À présent
tu sais les dures portes,
ennemie de la mort. – Qui crie, qui crie ? –
Tu as tué d’un souffle la beauté,
frappée pour toujours, tu l’as dévastée
sans une lamentation pour sa folle
ombre étendue sur nous. Insuffisante
alors, beauté, défaite solitude.
Tu as fait dans le noir un geste, écrit
ton nom dans l’air, ou mieux ce Non à tout
ce qui fourmille ici et au delà du vent.
Je sais ce que tu voulais, forme neuve,
je sais la demande qui revient vide.
Il n’y a pour nous, pour toi, de réponse,
ou mousse et fleurs, ô chère
ennemie de la mort.

                                                 Salvatore Quasimodo, Il falso e vero verde, 1954

 

 

                    Le lac d’Annecy

Je ne sais pourquoi mon souvenir t’attache
au lac d’Annecy
que je visitai des années avant ta mort.
Mais alors je n’eus pas une pensée pour toi, j’étais jeune
et me croyais maître de mon destin.
Pourquoi peut ressurgir une mémoire
aussi enlisée, je ne sais ; toi-même
sûrement m’as-tu enterré sans le savoir.
Or tu reparais vivante et tu n’es plus. Je pouvais
m’informer alors de ton pensionnat,
en voir sortir les jeunes filles en rang,
trouver une pensée tienne du temps où tu étais
en vie, et n’y ai pas pensé. Maintenant c’est inutile,
je me contente de la photographie du lac.

                                                                                      (06-VI-1971)

                                                                                  Eugenio Montale, Diario del ’71

- texte exclu, je ne sais plus pourquoi, de ma suite pour la

NRF 370, 1983, Poèmes de son grand âge (1975-1980)

_____________

 

-       Et après ?

 

Oh pas ainsi, non ! moi, cet égouttement ?
un limaçon qui se défait… moi vraiment ?
avec le cœur qui fond, part en grandes eaux
par les viscères, les cuisses… toute en eau…
Et si ça continue – comment en douter ? –
peu à peu cette chair aussi, en entier,
va creuser son lit, trouver sa propre veine.
Oh, pas encore, non non, non pas la mienne,
pas déjà, j’ai le temps, disais-je, le temps.
Mais quel temps, un vrai os affamé, un temps
du chien ! Voilà, tout pour moi s’est déroulé,
en années à mordre, et années et années,
à me ronger le cerveau en chaque écorce.
Maintenue de force, sans un brin de force,
de mes viscères je me forge des bas.
Mais ce n’est pas ça, ce n’est même pas ça,
je n’ai plus de jambes peut-être, ou de bras…
Alors, sans tête alors ? sans une face ?
qu’est-ce qui me reste ? il ne me reste rien ?
Il me reste l’esprit. En espoir si fin
l’esprit reste là. Et non l’esprit tout seul.
Et cet autre écoulement, d’une rigole,
c’est à moi aussi ? c’est déjà le cerveau ?
Moi ici, comme à l’abattoir un bestiau
écorché, équarri, pendu à couler,
comment pourrais-je encore penser marcher
si la porte est clouée ? Ah, c’est par pitié,
pour qu’on ne puisse pas me voir, car qui sait,
un collapsus peut frapper qui me regarde.
Je n’en sais rien, moi, rien là qui me regarde,
mais mes yeux, oh mes yeux, toutes les horreurs
qu’ont vues mes yeux, oh, si lourdes de terreur !

 

Patrizia Valduga, Donna di dolori (1985-1990)

 

 

Où t’es. Mère.

Y’a d’mourir, et ça n’paraît vrai.
Il faut mourir, et ça ne semble pas vrai.

Ainsi les feuilles. Ainsi,
peut-être, feuilles n’ont pas été.

                                                      Mario Benedetti, Pitture nere su carta, 2008

 

 

_____________________