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Anna de Noailles, L’offrande

Dans sa préface, Philippe Giraudon insiste sur la nature double d’Anna de Noailles : elle est attirée à la fois par la nature – les sensations simples qu’elle procure – et par l’héroïsme – « la grandeur, la démesure ».

Tous les sens sont en éveil chez Anna de Noailles.

Le goût :

J’ai le goût de l’azur et du vent dans la bouche.

La vue, l’ouïe, le toucher :

Je laisserai de moi dans le pli des collines
La chaleur de mes yeux qui les ont vu fleurir,
Et la cigale assise aux branches de l’épine
Fera vibrer le cri strident de mon désir.

Dans les champs printaniers la verdure nouvelle
Et le gazon touffu sur le bord des fossés
Sentiront palpiter et fuir comme des ailes
Les ombres de mes mains qui les ont tant pressées.

L’odorat : il est question, dans le poème intitulé Nature, vous avez fait le monde pour moi, de l’odeur du lin, de la verveine…

Si cette poésie est ancrée dans le monde et la nature bien réels, Anna de Noailles est en même temps attirée par les ombres, les songes, par ce qui n’est plus ou pas encore. Dans le monde réel, les hommes sont-ils trop bruyants ? Anna de Noailles est attirée par le silence. Elle rêve d’un amour à la hauteur de la splendeur présente au cœur des forêts, de l’émotion provoquée par chaque printemps. Elle se demande parfois si ce n’est pas après sa mort qu’une telle rencontre sera possible.

Et qu’un jeune homme, alors, lisant ce que j’écris,
Sentant par moi son cœur ému, troublé, surpris,
Ayant tout oublié des épouses réelles,
M’accueille dans son âme et me préfère à elles…

En même temps, la mort l’effraie et elle n’est pas si pressée d’en finir.

Et pourtant il nous faudra nous en aller d’ici,
Quitter les jours luisants, les jardins où nous sommes,
Cesser d’être du sang, des yeux, des mains, des hommes,
Descendre dans la nuit avec un front noirci,

Descendre par l’étroite, horizontale porte
Où l’on passe étendu, voilé, silencieux ;
Ne plus jamais vous voir, ô Lumière des cieux ;
Hélas ! je n’étais pas faite pour être morte…

Alors il y a en elle et dans son écriture perpétuelle hésitation entre la joie et le désespoir. Plus la beauté de la nature s’impose aux sens, plus la mort paraît effrayante.

Savoir que je n’ai plus l’âge de l’été
Cela fait si mal aux épaules !

La joie, la paix sont encore possibles. C’est évident dans le poème intitulé Plénitude.

Mais alors c’est de moi que monte et que s’élance
Un univers plus beau, plus plein de passion,
Je suis le sol, la flamme et l’orchestration,
Je foule l’infini, j’embrasse le silence,

Et mon cœur est unique, universel, puissant,
Mon esprit est ouvert comme une immense porte,
Je m’attendris, je meurs, je m’exalte, je porte
Quelque chose, ce soir, de divin dans mon sang…

La joie est possible, mais éphémère. Les clairs instants sont rares. Maintes menaces sont tapies dans l’ombre, qu’Anna de Noailles perçoit. Il est question d’amer bonheur. Les contrastes sont omniprésents : dans le même vers cohabitent le soir et un rosier blanc, la chaleur et la glace, la terre et les cieux, le début et la fin, une voix qui s’élève, qui retombe, la peine et la gaieté… Et c’est l’obscurité qui a le dernier mot. Si on le compare au présent, fugace, l’avenir est immense – tout ce temps passé sous terre.

Voilà donc l’avenir, c’est donc cela qui dure :
La tombe, le caveau, le cloître souterrain !

La fin du recueil, qui regroupe des poèmes sur ce thème de la mort nous fait passer d’une vibrante mélancolie à un profond désespoir où pointe parfois la colère. Car Anna de Noailles refuse avec force la consolation apportée par la croyance en un au-delà qui serait le refuge des âmes. Pour elle, les âmes sont des os. Elles tombent en poussière comme le reste du corps.

Je refuse l’espoir, l’altitude, les ailes