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Anna JOUY : De l’Acide citronnier de la lune

 

Ça y est la nuit est sèche”

 

Le nouveau recueil d’Anna Jouy, paru aux nouvelles éditions Alcyone, recréée récemment par Sylvaine Arabo, après l'aventure des éditions de l'Atlantique est placé sous le signe de la lune et du petit jour qui vient. De courts textes en prose, sont encadrés par deux poèmes en vers libres qui ouvrent et ferment le recueil sur l'ordinaire des jours, “ Les poissons du ciel perdent leurs lisses écailles / ce sont pourtant des jours sans arêtes”; et le désir de “se faire la belle”. Ce sont là les derniers mots par lesquels se termine le recueil.

Chacun des poèmes en prose se présente comme une vignette, saisie devant la fenêtre, au bureau, alors que l'aube se fait attendre, dans ce moment qui est chez Anna Jouy le moment du rituel de l'écriture, du face-à-face avec la nuit, du face-à-face avec le jour inconnu qui s'annonce. Du titre, l'écriture a l’acidité parfois poignante; mais aussi des éclats d'autant plus intenses qu’ils sont piquants ou brefs, cette lumière du citron posé dans la coupe où sont rangés les fruits sur la table du salon.

Il y a de la rondeur, de la douceur aussi; des jeux de mots qui font sourire, et cette richesse d'images, toutes ces heureuses surprises et bonheur de parole, qui rendent sonores le manque, le silence, la peur du vide qui forment le fond cruel du recueil.

Attentive aux mouvements, aux poussées, au vent qui n'est pas chez elle métaphorique, au silence qui s’épluche peau après peau, délicatement, dans la phrase du poème qui recueille la vibration, la danse, ce qui bouge et tangue même imperceptiblement et dont on sait bien, ou devine, que c'est le sens qui, dans la patience attentive, inquiète et douloureuse est espéré et attendu: “Tanguer n'est pas se noyer”, écrit Anna Jouy à la page 18, “ suivre le mouvement, adhérer au flottement et le savoir si essentiel. Y chercher une danse, une appartenance moins raide. (...) des mots qui construisent en soi son propre navire.”

Il n'est pas question de tempête, le lyrisme ou la plainte ne sont pas la volée ordinaire chez Anna Jouy. Non, question de vertiges plutôt, de volonté de rester à flot rageusement; ou encore question de cet effarement, enregistré nuit après nuit, devant ce qui est et qui semble si creux, si fermé, si énigmatique. Nécessité du chemin d’écriture, comparable à celui de Sysiphe quand la poète écrit qu’il faut à nouveau “monter à l’assaut de ta lampe”. Et toujours recommencer pour chercher “une magie concassant la nuit”. Reprendre le rituel de l’écriture matutinale , pour “insister d’une façon qui perce, qui entaille (...) car elle nous doit bien ça”. La lumière.

La vérité et la justice du poème exigent de reconnaître, aube après aube, que rien, ni l'autre présent au détour de quatre ou cinq poèmes, ni le poème lui-même, rien ne saurait combler le manque. Un animal qui passe derrière la haie du jardin et dont on lit la trace dans la neige; la pluie qui pépie comme les oiseaux; le vent qui parle le langage des feuilles, des branches; la “fausse pagaille” des champs de colza, dont aucune des lignes ne se recoupent jamais; cette courte vallée de la Suisse où vit Anna Jouy, et où il manque la mer, l'espace pour étirer l'horizon: figures de l’infime, de la trace, de l’absence.

Aube y es-tu?” lance le poème. Quand parfois le paysage s’anime alors que la lumière petit à petit pèle l'obscurité, certains matins renouent avec le printemps. Et “le corps a un goût de bois vert”.

C'est la force de la construction de ce recueil; on y vit de pages en pages le passage des saisons; à sa fenêtre, la poète écrit “les circulations invisibles”. La neige, la pluie, les arbres vides, les feuilles; la lumière, le froid. Tout change, bien sûr, c’est par là aussi que le recueil au ras du vivant nous atteint; mais répétée de jour en jour, c’est de pages en pages dans une aube perpétuellement sur le point d’advenir, dans ce suspens, sur le fil permanent de cette hésitation de la lumière que le recueil nous fait tenir. Debout. Voilà “l’entrée du miracle” qu’elle partage avec nous.

Jamais je n'ai pu convaincre l'éveil” écrit-elle, page 42 ; mais la poésie n’est pas défaite. Le livre fermé, nous reste le goût et la matière de l’aube vue à hauteur d’une vie humaine. Il faut demander à Anna Jouy de continuer à se poster à sa fenêtre.