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Anne-Emmanuelle Fournier, La Part d’errance

L’errance, c’est aller au hasard, à l’aventure, sans aucun autre but que le voyage lui-même. Cela relève d’un esprit très libre, non attaché, qui possède une grande disponibilité, accueillant naturellement ce qui arrive.

Ainsi, le vers liminaire résonne de ce désir de se mettre en marche : « Mettre nos pas dans les pas de l’errance ». L’article générique qui actualise le mot errance fait imaginer qu’il pourrait exister une grande errance, pour tous, qui inclue un vaste espace dans lequel l’esprit se délie et vagabonde. Se mettre en marche sur les chemins, se fier ainsi à l’instable, est chez Anne-Emmanuelle Fournier aussi le synonyme d’un processus presque sacré, qui implique la conscience aiguë du temps passé. Dans ses vers, le temps archaïque semble remonter à la surface, et se cristalliser en feu, pierre, étendue de la steppe ou encore en esprits en germination.

La marche est une quête hautement spirituelle. Celui qui erre avec la poète peut rencontrer dans la poussière de la route les « âmes malades et transies ». La croyance chamanique transparait dans un rite qui fait « cueillir » ces âmes dans un endroit-sanctuaire : « le long de l’arbre des chamanes ».

 Anne-Emmanuelle Fournier, La Part d’errance, éditions Unicité, janvier 2021, 76 p., 13 €.

La grande errance se fait à dos de cheval, comme on voyageait dans le temps d’antan. Le but, c’est non seulement de parcourir de longues distances, mais aussi de faire un avec le corps de l’animal mythique, suer sous le soleil, accolé à son flanc.

L’été est la saison propice à l’errance, saison où la chaleur tient le corps intranquille et le pousse au mouvement. La canicule recèle le mystère du vivant : « …tout au fond de la canicule/ quelque chose qui ne meurt pas… ».

Errer est marcher sans but, même si le désir d’une quête métaphysique anime chaque pas de la poète. La possibilité de trouver un dieu est parfois l’horizon de la pérégrination, parfois une source de désillusion :

 

    Un moucheron tournoie

    au-dessus de la table

    il est sans doute plus proche que moi

    de ce que serait Dieu. 

 

La croyance en Dieu est surplombée par d’autres croyances, certaines se rappelant des dieux anciens, dieux chtoniens :

 

  Ou bien n’est-ce pas cela qui compte

   mais plutôt

   la clameur obstinée de nos pas

   cet élan sans vitesse

   qui fait tanguer la pierre

   et tous les dieux d’en bas ? 

 

Certaines sont plus animistes. La figure de « La Que Sabe » (vieille femme sage dotée d’un pouvoir de guérison) est un double de la poète. Comme elle, elle est la détentrice de pouvoirs magiques, comme elle, elle chante. Il s’agit d’un chant viscéral.

 

   La Que Sabe

   celle qui chante au-dessus des os

   celle dont le psaume monte des viscères 

 

La Que Sabe est en effet un archétype de la femme-sorcière que la poète rencontre lors de sa pérégrination, vivant à l’orée du village, marginalisée par ces pouvoirs, mais elle est aussi celle qui est capable de remettre l’homme dans l’harmonie avec l’univers.

 

     …vos mains mornes de guérisseuses

     se posent sur ceux d’entre nous

     qui ne parviennent plus

                                         à s’accorder 

 

C’est ainsi que pourrait aussi se qualifier la poésie d’Anne-Emmanuelle Fournier. Son aspect charnel, ancré dans le corps, domine un grand nombre des poèmes. On pourrait citer au hasard : « Le meuglement du soir/ s’affaisse sur la peau/ comme une gaze enveloppant les chairs », ou encore « Nos corps soudain s’écoulent clairs et calmes/ grands ouverts à l’écho des nuages », images où la chair se mêle au temps et au paysage.

L’espace esquissé par le recueil est très vaste, celui de la campagne où la nature sauvage côtoie la nature apprivoisée par l’homme. La terre ancestrale est une terre tanique, habitée par les bêtes et les insectes, une terre presque divinisée, qui cherche alliance dans les noces avec le ciel.

Et quelle est, alors, la place des hommes au sein de La Part d’errance ?

 

  Misère des hommes sans poids…

  (…)

  Ceux-là vont livrés nus à l’infini

  et rien ne les protège

  de l’arrachement. 

 

Cette parole sibylline assigne l’homme à une marche dans la fragilité, à une marche dans l’immensité de l’infini. Ainsi, la voix d’Anne-Emmanuelle Fournier rejoint celles qui chantent la place de l’homme dans l’univers, un chant puissant et plein de présages. Cette dimension cosmique devient vertige, lorsque nous nous tenons face au ciel :

 

   entre nous et l’immesure

   du ciel sans fond

   où nous n’avons plus pied 

 

La nature et l’homme fusionnent. Cette fusion est très physique. L’homme est écartelé pour que la nature puisse s’enraciner en lui :

 

   Alors ouvrir les côtes

   tant que le permettent les os

   élargir la poitrine et laisser entrer

   l’haleine tiède des arbres 

 

La violence est apparente. Le geste est celui d’un sauvage. Le désir de s’unir devient brûlant. La poésie d’Anne-Emmanuelle Fournier peut facilement porter ce qualificatif. Les images portent la réalité à l’incandescence, dans leur brasier l’émotion surgit comme si elle était l’issue nécessaire du poème. La quête du sens passe par le feu. Il est à arracher à la réalité, de même que le présent est à arracher à la durée. La poète est là pour employer toutes ses forces à cet arrachement primordial. Marcher et arracher sont les deux principaux actes de sa poétique et se réalisent toujours dans le refus de coïncider avec l’avancement du temps. Errer est quelque part nier le temps, refuser sa prise. Errer, c’est entrer dans le présent pur :

 

      lorsque le temps talonne

     refuser l’urgence qui crucifie

     mais ralentir le pas

     jusqu’à marcher plus lentement que lui

     et s’enfouir

     dans le cœur dilaté de ce présent

     que nous arrachons                   sans relâche

     à la durée.  

 

Errer, c’est aussi s’approcher de la folie, comme le « prométhée cafardeux » de l’Apoptose. Son personnage est sans ambiguïté celui qui lutte contre les travers de la société de consommation. Ainsi, avec lui, la voix d’Anne-Emmanuelle Fournier prend un ton plus engagé, dénonçant la marginalisation des gens qui s’opposent au système. Son engagement, c’est surtout pour de l’humain. L’homme fait un couple inséparable avec l’animal, ensemble ils évoluent loin de la civilisation, dans un cadre naturel, où le temps n’a plus de prise. Leur marche est une quête spirituelle, dont le chemin incertain pourrait enfin mener vers le sacré. Ce qu’il en reste ici-bas, c’est l’impératif d’une sorte de foi : « Comment croire à ce sol où nous tentons de planter un chemin ? / Il faudrait bien oser une sorte de foi… »

Le recueil s’achève par la « Méditation terrestre », qui pourrait aussi être une étape primordiale de cette quête. Il s’agit d’aimer ce dont le monde est fait, vivre pour les sensations fortes que la matière du monde nous procure.

 

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