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Annie Van de Vyver, Veilleuse fragile

Une somme d’agencements de textes ponctués par les toiles de l’auteure, reproduites en couleur sur papier brillant ; des vers courts qui se succèdent ; de la prose dont le lecteur pressent que l’allure poétique sera dévoilée à la lecture ; un paratexte foisonnant. Tel est l’abord de Veilleuse fragile, dont l’extrême délicatesse s’impose dès avant la lecture. La  photo de couverture n’est pas étrangère à cette première impression. Elle donne à voir une toile d’araignée imprégnée de rosée, tendue sur la branche d’un épicéa dont les épines naissantes affichent un vert tendre printanier. Outre la symbolique de cette saison chantée par les poètes de toutes époques, la polysémie du signifiant « toile » se laisse deviner. La minuscule araignée qui se trouve en son centre affiche sa chétive apparence. Ainsi sont dés l’avant texte évoqués l’impermanence et le caractère éphémère de toute chose.

Le caractère allégorique de cette iconographie est d’emblée soutenu par l’incipit dans lequel le pronom personnel de la première personne du singulier est assumé par le poète, qui, dés les premiers vers, s’adresse à l’être aimé et perdu. Ainsi  « Nous », second texte du recueil, dit sur un ton lyrique qui sous-tend toute la modalité énonciative du recueil, la perte de l’être aimé et l’impossibilité de la rencontre.

« Nos deux mondes se parlent, s’effleurent et puis se
frôlent,
sans jamais se toucher, comme si nos deux corps
se refusaient à l’autre,
perméables à l’esprit, se jouant sans compter
du ciel et de la terre, du tréfonds des enfers
aux clés du paradis.
Hésitant à tisser une toile entre nous,
Sur l’écrin de nos peaux craquelées de désirs,
le voile de la pudeur habille tout,
l’espace de nos cœurs orphelins des amours disparues.
Je vous embraserais, si vous laissiez mon nom
fleurir sur vos lèvres.
Je vous embraserais sur les champs de l’amour,
si vous lâchiez vos guerres et vos serments
perdus .
Je vous caresserais, bien lovés peau à peau,
si vous vouliez quitter vos armoiries dorées ;
Tous les bruits de fureur cesseraient dans l’instant
et nos nuits sans non-dits seraient notre présent.
En silence et sans armes, nos temps
s’accorderaient. »

Les errances inhérentes aux vicissitudes de la passion amoureuse sont sublimées et la solitude qui se fait jour dans les lignes des textes des dernières pages semble être la conséquence de cette impuissance face à la rencontre. Le poète dit alors sa résignation. Précédant « solitude » dont les premiers vers disent la détresse de l’isolement subit mais assumé, « Epaulant ma solitude/Comme on épaule un fusil/Sans même savoir viser…», « Hôtel des oubliés » offre au désespoir un lieu où l’on ne l’a jamais aussi magnifiquement dessiné dans l’évocation lourde et profonde de l’abdication face au destin :

« L’écume du mystère
La fille de papier
Le désespoir des anges
Harmonie d’oubliés
Elégance des louves
Des anecdotes fluides
Monologues de sourds
Œuvre de l’araignée
Morale d’égoïstes
Dans le bonheur des bulles
Magasin de soleil
Du siècle des cylindres
Chapelle des murmures
Où vogue l’écureuil
Où rêve le cyclope
Où s’exécute l’encre
Création de mon père
Honte de l’escargot
Ténèbres de vampire
Fantômes d’allumettes
Force de mes tempêtes
Dans la gueule du loup
Et l’anneau de l’absent
… »

Le lyrisme soutient le caractère diégétique de la progression sémantique. L’énonciation à la première personne du singulier qui s’adresse à l’être aimé et dit l’impossibilité de le rejoindre dans un amour unifiant fait place à la solitude et à la renonciation face au constat de la difficulté d’aimer.

Mais si Veilleuse fragile met le genre lyrique à l’honneur, c’est un chant des sentiments dédié à la modernité que le lecteur y découvre. Cette évolution générique est motivée par la forme non protocolaire des textes. Le vers ni la strophe ne se moulent dans une métrique consensuelle, la rime est motivée par le niveau sémantique. Le poète n’use qu’avec parcimonie des figures de répétition, à valeur incantatoire, tant employées par les romantiques. Ainsi, malgré l’omniprésence de la thématique amoureuse associée au genre, Annie Van de Vyver crée un recueil intimiste qui invite le lecteur à recevoir ses mots comme une confidence. Grâce à l’invention formelle mais également en employant un lexique appartenant au vocabulaire courant, elle nous convie à partager ses émotions et ses états d’âme. 

Est-ce à dire que l’intégralité du recueil se décline ainsi ? Des indices invitent à chercher plus avant pour saisir l’intégralité du propos de l’auteure. Tout d’abord, le caractère résolument moderne des toiles de l’artiste, qui ne concède rien à la mimésis et rejoint dans l’épanouissement des couleurs et des formes l’expression d’une subjectivité déjà incontournable lorsque l’on pense au lyrisme. A nouveau au moyen de ce vecteur qu’est l’art pictural Annie Van de Vyver nous incite à entrer dans son univers. Les tableaux sont donc le reflet exact des impressions entonnées aux textes, et les titres qu’ils chapotent entrouvrent la porte sur une interprétation dans laquelle celui qui regarde a toute latitude de déployer son propre univers. Et même si, bien sûr, toute réception sous-tend cette notion d’appropriation de l’œuvre, Veilleuse fragile offre au lecteur un miroir si limpide qu’il y peut admirer l’exact tracé des contours de son âme.

Enfin, l’épaisseur du propos est encore suggérée par l’omniprésence du paratexte. Des épigraphes, référencées de manière signifiante, et dont les attributions soutiennent les textes qui proposent une réflexion sur le caractère propre à l’écriture poétique, se déploient en début d’œuvre et à l’orée de quelques poèmes. Un regard réflexif sur la création  jalonne ainsi les pages du recueil. Il ne s’agit pas d’un discours théorique, mais, sur le ton de la confidence, le poète livre l’expérience de son aventure à l’écriture. Ainsi ces quelques lignes en prose qui surmontent une toile de l’auteure, « Nouvelles du silence » :

« J’écris en vain, comme je donne du sang, en plein dans le mille du cœur, en vers et contre tous, pour faire taire le silence de mes zéros de cœur »

Ou bien ces vers de « Poésie » :

« La poésie, c’est quoi,
C’est qui ? Pour quoi ? Pour qui ?
C’est offrir à la plume,
C’est faire cadeau à l’encre
De tempos et de rythmes,
D’odes et des silences
De toutes les couleurs,
De chants d’un arc-en-ciel
Un gris matin d’hiver,
D’un coucher de soleil
Pris en flagrant délit,
Tout rosé, tout rosi ;
Des émotions qui peinent,
Des sentiments qui rient,
Des mots qui s’entrechoquent,
Des pauses qui soupirent,
Des rondes qui s’accrochent,
Mélodies en délire,
Doux sourires fragiles
Etoilés comme espoir
Des lèvres, îles lointaines,
Des mains comme des fils
Qui soutiennent la vie,
Qui retiennent le monde
Empêchant qu’il ne tombe.
Dans un cœur qui s’éteint
Et qui perd tout repère,
Dans un cœur qui étreint
Et deux bras qui attendent,
En rêve, juste en rêve,
Pour protéger du sort
Des douleurs lointaines
Comme un volcan se lève
Et crache son venin. »

Ici encore le caractère lyrique confère aux textes une simplicité touchante qui invite le lecteur au partage de l’expérience de l’écriture. Cela n’est pas un hasard si les exergues mettent en avant à maintes reprises Pierre Reverdy, dont une citation figure en épigraphe d’œuvre. Ce poète, sous l’égide duquel Annie Van de Vyver place son recueil et plusieurs de ses textes, n’a cessé de rechercher le chemin menant à une immanence dont il a voulu dévoiler les contours.

Lire Veilleuse fragile c’est être invité au partage. L’universalité des sentiments chantés et déclinés aux traits de pinceau de l’artiste n’a d’égal que la simplicité unifiante de ce recueil. Mais c’est également être amené à se questionner encore et toujours sur la nature de l’Art. A n’en pas douter, et quel que soit le vecteur employé pour y parvenir ainsi que les modalités de ses infinies déclinaisons, il y faut cette nécessaire et absolue  place à l’humanité.