Antoine Maine, 72 Micro-saisons
GRAND FROID
25 › 29 janvier : Sawamizu kōri tsumeru
La glace s’épaissit sur les ruisseaux
Demain encore je voudrais
comme les ruisseaux
goûter la joie des confluences
* * *
Au-dessus du port
j’ai vu passer les oies d’Egypte
et les bernaches à tête blanche
j’ai entendu leurs cris sauvages
elles qui sont vieilles bêtes
de bien avant les porte-conteneurs
* * *
À quand le réarmement des mésanges et des perce-neige, des saules pleureurs et des mulots vagabonds ?
Début du printemps
4 › 8 février : Harukaze kôri o toku
Le vent d’Est fait fondre la glace
* * *
J’ai vu Julianne Moore. Elle pleurait. En sortant du ciné dans la rue les pavés brillaient encore. Souvenir de la dernière averse. Nous avons marché un peu. Sans nous toucher. On a croisé quelques passants, leur tête cachée sous les capuches, un livreur à vélo avec sa boîte à pizzas et au fond de ses yeux noirs une fatigue longue de milliers de kilomètres. Peu après elle est repartie vers Savannah. Elle aussi semblait épuisée. Par je ne sais quelle charge. Trop lourde pour ses épaules.
* * *
Vent d’Est —
dans l’air un parfum
de soleil levant
DÉBUT DU PRINTEMPS
14 › 18 février : Uo kôri o izuru
Les poissons jaillissent de la glace
Adossés au ciel, les arbres peu à peu se remplument.
* * *
J’ai beau chercher. Pas de poissons, pas de glace, ou alors quelques poissons panés dans le congélo. Mais est-ce que ça compte vraiment ?
* * *
Rentré avec choux de Bruxelles grand soleil filets de merlan roucoucou des tourterelles dent-du-chat Libé Navalny tarte à l’badrée ciel bleu oignons rouges et dorés
L’EAU DE PLUIE
19 › 23 février : Tsuchi no shô uruoi okoru
La pluie humidifie la terre
Je retire le bonnet
qui protégeait mon crâne
de cette fine pluie
(petite pluie de rien du tout
bruine dirait-on)
et maintenant tête nue
me goinfre du chant liquide
des oiseaux
* * *
C’est Paris sous la pluie. C’est janvier. Trottoirs mouillés. Une femme s’avance. Les traits tirés les cheveux défaits la mine chiffonnée. Elle marche. Elle marche vite. Droit devant elle et c’est comme si pour elle la ville avait cessé d’exister. Des boutiques des lampadaires des portes cochères et des trottinettes elle n’a que faire. Téléphone en main. Elle marche. Elle pleure. Sous ses lunettes coulent des rivières de larmes. Elle pleure. Ça creuse des rigoles à pleines joues. Ça fripe son menton. Ça ravine sa pauvre face. Ça dévaste la rue toute entière d’une rive à l’autre.
Elle parle elle pleure elle écoute elle pleure elle marche elle pleure elle dégouline elle pleure elle passe elle pleure elle.
C’est Paris sous la pluie. Et quoi faire d’autre que d’éviter toutes ces flaques sur le trottoir.
* * *
Quelques jonquilles
au pied du cerisier
— et l’hiver pourtant
L’EAU DE PLUIE
24 › 29 février : Kasumi hajimete tanabiku
La brume commence à s’attarder
Forcément avec la brume le paysage doucement glisse vers l’Orient extrême.
* * *
Départ dans le soleil. Puis peu à peu sur l’A16 l’horizon vire au bleu blanc gris.
À la radio une Chinoise musicienne nous fait entendre à la cithare (guzheng d’après Wikipedia) le son du ciel.
Je me demande bien quelle est cette Yvette sur quoi viennent se poser Gif, Bures puis Villebon ?
Contournement de Paris, au volant les mots me viennent. Difficile de s’arrêter dans ce monde péri-urbain. Vaste enchevêtrement de rocades de bretelles d’échangeurs et de voies rapides. Alors je choisis la bifurcation. La sortie de secours. Une zone commerciale vers les Ulis ou Courtabœuf. Dépasser le Point P et se garer sur le parking du Lidl. Là sortir le petit carnet et lâcher les mots.
* * *
Derrière le rideau de brume
la montagne se déshabille
L’EAU DE PLUIE
1 › 5 mars : Sōmoku mebaeizuru
L’herbe se remet à pousser, les arbres bourgeonnent.
Ligne neuf, la voix dans le haut-parleur annonce Bonne nouvelle.
* * *
Montagnes qu’on devine au loin. Versants couverts d’une fine couche de neige (résille dirait-on). Neige tombée à la nuit. La forêt, elle si sombre, ainsi blanchie devient grisaille et se fond dans la masse des nuages bas. Une lumière dans cette fin de nuit. Les phares d’une voiture. Elle grimpe tout là-haut entre deux morceaux de forêt. Quelqu’un quelqu’une à vivre dans ce paysage. On en est tout étonné (déçu peut-être) tant on avait le sentiment d’habiter seul dans ce petit matin des montagnes. Mais le monde est là encore un peu endormi et bientôt il s’agitera.
Sous mes doigts la mandarine s’épluche. Je sens la chair molle et juteuse.
Dans l’enceinte bluetooth Mozart sifflote.
Au bout de la terrasse les branches des lilas, couvertes déjà de gros bourgeons gorgés de la sève montante, oscillent dans le vent. Vent froid encore ce matin, l’hiver n’est pas fini. Pourtant je sens venir le printemps, l’éternel recommencement. Je l’entends gronder dans le ventre du poème.
* * *
Sur l’A71
dans les bas-côtés
les prunelliers en fleurs
