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Appelé à disparaître (extraits)

 

Nous nous retrouverons au rendez-vous des rivières, sur un sable qui ignore le goût de sang, à l’amitié d’arbres qui ne connaissent ni la hache ni la foudre.

                                                                            Yves Elléouët

 

 

 

de nos bras à ceux des femmes, pas une once de matière, nulle distance et tout autant l’espace du vaste monde, latitudes offertes, ciel ouvert

rivière est le féminin de rêve

la beauté des femmes dont nous devisions entre nous, nous la devinions lumière de jour, fil d’or au plus ocre des nuits, luciole dansant sur les arêtes du temps, veines de charbon striées d’aube

beauté des femmes, morsure des dieux, magma plus que sang aux tréfonds de nos veines, parcours

à la naissance de leurs cheveux, la racine de leurs traits, la seconde initiale, l’engendrement des mondes

les femmes étaient plus belles que les princesses de la vie qui sont plus belles que les princesses des contes

de leur beauté sans reste à notre sang sauvage, un étalon de foudre, comme une passe de lumière

s’il est vrai que le soleil embellit la chevelure des femmes, l’inverse l’est autant

le jour était un peu plus clair que la lumière, les rivières légèrement plus ivres de vivre que les rives, l’air un rien plus léger que le vent

au cou nu des femmes, pas de rivières de diamants, l’inverse exact, le diamant des rivières

à leur beauté, nous allumions les feux qui jalonnaient la nuit (une mèche de leurs cheveux, une seule, et les branchettes flambaient d’autre chose que des étincelles communes des silex, pauvres pierres perdues)

à voir les femmes face à nous, nos yeux étaient finalement vivants, enfin venus à la sève des naissances, entière beauté dont ils étaient capables

nos songes avaient partie liée aux femmes, trait à leurs traits

avant de disparaître, nous déposions aux pieds des femmes l’offrande timide des galets blancs de notre amour, regard baissé dans le rougissement de nos joues

nageurs d’un seul amour, nous allions les uns près des autres, nous croisions, nous frôlions dans l’eau plus vaste striée de vagues, verso du monde

mitoyens des flots, nous étions près de l’eau, non loin, à deux doigts et guère plus, le soleil bleu à nos épaules, le verbe vivre au travers de nos corps

ainsi les après-midi, les saisons, les années filaient-elles les unes à la suite des autres, perles du collier d’or, direction claire au temps, us et usage de l’éternel

du point de l’aube au fil de la nuit, nous ne faisions rien d’autre que de rester des jours de suite à simplement mirer les eaux mobiles, immobiles

à voir les femmes se dresser hors des flots, le souffle nous manquait, nos cœurs défaillaient, égrènement des heures, éparpillement des mondes et solitude

les femmes ne s’emparaient pas d’un cœur qu’elles avaient trouvé, elles l’avaient vu naître, il leur appartenait à jamais désormais, rouge et blond

les femmes donnaient envie de les protéger, de les ceindre, de les prendre dans nos bras, de leur tendre en offrande les fleurs de l’impossible, aigu du bleu des roses

nous nous approchions maintes fois si tellement du ciel que nous ne quittions pas la terre

nous ne vivions pas d’amour et d’eau fraîche, l’amour était l’eau fraîche

la beauté des femmes troublait autant qu’elle apaisait, foudroiement puis grand calme, vague abrupte et soudain sable doux, saccage d’orages puis accalmie amie

les femmes n’allaient pas nues, elles passaient leurs vêtements d’invisible

à l’œil nu, les matins étaient semblables, mais chacun était autre, différent, saveur unique

de la beauté des femmes à celle du bleu du ciel (la couleur de leurs yeux), le silence tissait de ses phalanges un concert, une concorde, navette du fil d’encre au métier à aimer, aiguilles de pin sous la plante des pieds

les femmes ne prenaient pas la parole, elles avaient à cœur de la rendre, d’aussitôt la transmettre (le vent s’attardait peu à leurs lèvres)

cette douceur bleue à leurs yeux, nous n’en souhaitions pas l’exil, nous l’appelions de rêves nommés elles

du rouge du sang des veines au rouge du rouge-gorge, quasi une même couleur, une teinte parente, l’été sans s et le soleil qui continue

la douceur des lèvres des femmes à l’été du baiser, l’acmé, ce goût d’eau et de vent, le miel du ciel, nos traits mieux que nous, nos empreintes désormais, seconde naissance et néanmoins premier visage

dans le jardin de notre amour, les pensées étaient sans pensées, les soucis sans soucis

une flamme de foudre à une branchette de pin était une devise autrement vraie que mille et un discours de mille lieues

plus encore que la petite herbe du destin, davantage que le trèfle à quatre feuilles du hasard et des chances, la fleur absolue, le trèfle à une feuille de l’amour     

d’un sourire à leurs lèvres, les femmes aimaient décider du printemps, mettre un terme à la neige ou au revers lui proposer de naître

les femmes lissaient-elle la robe d’un faon, la biche ne le reniait pas pour autant mais l’en aimait davantage, sillage de grâce, trajet des paumes

mots ou baisers, un homme se résume à ses lèvres, à la beauté qu’elles peuvent ou qu’elles essaient

nous ne tenions à nous qu’autant que les femmes tenaient nos mains

l’empire sans violence, la loi de velours, nous ne pouvions nous en défaire, la tenir loin de nous sans aussitôt renier nos traits

plus qu’à leurs empreintes digitales, nous reconnaissions les femmes à une douceur en elles, mille choses tendres qu’elles disaient avec ou sans les mots, d’une manière l’autre

les femmes avaient le regard franc et bleu de leurs yeux, ce noir également de leurs prunelles qui nous menaient près d’elles mais aussi nous tenaient à distance, attirance et respect

jeunesse, beauté, elles avaient ce que nous n’avions et par là brûlaient nos sorts, clé du jour, hache, entrée, sortie du labyrinthe

dès que les femmes quittaient nos yeux (nous les perdions de vue), ce tressaillement, cette rage de nerfs en nous, décharge de feu et pure douleur (même notre ombre nous laissait, nos traits – nous étions seuls)

un soir hideux, nous fûmes si seuls, le vent sur l’eau ne nous parla même pas, la pluie nous ignora, les étoiles ne voulurent plus de nous, nous préférèrent des troncs pillés de foudre, des racines mortes

riveraines du silence, amies du calme, les femmes parlaient bas, quasi pas, leur rire était léger, leur voix ne couvrait rien (ainsi l’ombre invisible du milan blanc sur les laisses de la neige)

grand ou petit jamais, il n’était pas de gestes brusques, violents, de mots plus hauts que d’autres, de phrases brutales (nous nous entendions bien avec la nuit, la paix nous appréciait)

au plus sonore de l’amour, nous ne commettions pas plus de bruit que l’eau des rivières en son cours de silence, que le vent amené à se taire sur le soir, calme et paix (si les étoiles se taisaient au centre de la nuit, nous en faisions de même)

au point précis où l’eau chante, où l’air prend feu, où le vent se déguise à sa guise

fors les mots rouges de l’amour, l’idiome natal, nos langues restaient au fourreau du silence  

n’écoutant volontiers les mots, nous descellions rarement les lèvres

restait ce silence bleu sur lequel nous n’avions heureusement pas prise, et très rouge cette lumière à laquelle nous ne pouvions merveilleusement rien

nous aimions les femmes de toutes nos forces lors que plus douces elles nous aimaient de tout leur cœur

de vrai à notre encontre, nous ne saurions jamais que ce que les femmes avaient dit (nos visages par leurs lèvres)

ce qui était plus fin que le sable du temps, plus léger que le sang, de moins de poids que la lumière, les femmes l’offraient d’une voix exacte, parure nue

les lèvres des femmes disaient les mots justes, le chant pur

la voix des femmes allait au monde qui nous allait, chant d’ailes d’anges, de mésanges

les femmes se devaient à l’excellence en elles, au point le plus haut, accès des lèvres

le chant des femmes se levait au tréfonds du silence, son destin, prenait sa suite sans le troubler ni l’élider, flux et poursuite du temps, aurore et rose

à entendre le chant des femmes, le monde brindille et colibri ou pierre blanche qu’est le cœur, timidité de l’eau

calme discret des femmes, à la discrétion de l’eau

sur la portée du jour, les femmes chantaient à n’en jamais finir et nous les écoutions non las comme nous n’avions ouï que notre enfance, elle seule

les femmes chantaient comme les oiseaux avaient chanté ou chanteraient, souvenance et présage, mémoire prémonitoire, souvenir à venir

nés de la prochaine pluie, nous n’étions pas venus sur cette terre pour conquérir ou pour vaincre, us idiots

que les femmes chantent, que les notes sourdent à la pulpe des lèvres, le monde naissait, la lumière donnait de plus belle, justice et paix

le temps bleu du baiser, les femmes nous donnaient de nos nouvelles d’alors et de demain, réinventaient nos lèvres (nous prenions langue)

dans le futur de nos mémoires, on ne trouverait guère que le passé de nos avenirs

les quatre lettres d’hier mêlées à celles un rien plus nombreuses de rivière

au revers des rivières de l’hiver, verso des eaux

d’un seul tenant les plaines du jour et les arpents du noir, d’un seul même sang ce qu’il y eut de beau, goût du jour plus vrai

les cailloux que les enfants tenaient sur le plan ouvert de leurs paumes, ils n’en faisaient pas des armes, sarbacanes, projectiles ou lance-pierres (à l’aide des bambous de la berge, les plus jeunes confectionnaient plus des flûtes, pas des arcs – des notes, pas des flèches, ce qui lie, nullement ce qui détruit)

sente plus que sentier, gouttelettes de pluie plus que grandes orgues, timbre ou triangle, tibia ou petite flûte, l’amour, musique par le petit chemin

ce calme à nul autre pareil, le ciel descendu sur terre ou la terre montée jusqu’à lui, nous l’aimions suffisamment pour ne pas l’ébrécher, l’enfreindre, mais au revers l’habiter et le vivre délice

la voix des femmes ne laissait pas plus de traces à sa suite que l’hermine sur un champ de lait, que le sillage de la neige aux ailes de l’ange, lai de la voie lactée

de ce monde les éléments étaient mariés, liés ou reliés, même les plus seuls l’étaient à leur solitude, à leur ombre (scellés le bourgeon à la branche, le vent à l’air et l’eau aux flots, unies les lèvres des femmes aux notes de la musique)

nuptiales en tout, les femmes se mariaient à la clarté des jours, à l’intime de la nuit aussi bien, union de calme

le métal invisible des bagues, le jour de la journée l’avait fondu aux forges de l’impossible, mille choses en une

du cercle aimé des prunelles de femmes à la bague d’union, même cercle ému du rêve

à la nuit tombée, le cercle parfait de la lune brillait de ses reflets au-dessus de ses petites sœurs terrestres, les bagues éprises des doigts des femmes

lorsque l’autre monde finirait par finir, au cercle fin des bagues, même le magma n’aurait pas accès, pas davantage la foudre

orbe du jour, anneau du bois, cycle des saisons et cercle aimé des bagues

 (s’il arrivait au jour de se clore, nous n’aimions pas pour autant refermer le poing)

nous dormions nus comme seule l’enfance ou la mort, nous dormions nus dans le lit des rivières

nos corps dans l’eau, o dans le e au cœur du mot cœur

une brindille s’était ployée à l’haleine d’une mésange, une toile d’araignée rompue au souffle d’un sansonnet, flamme de cœur bleue, fleur d’aube blanche, ruissellement d’ailes

nous ne jouions pas nos gestes, ne prétendions être qui nous étions ou n’étions pas, nous ne faisions pas semblant

nous n’aimions ni nous faire valoir ni nous mettre en avant, l’ombre nous allait assez

aux funérailles de l’un des nôtres occis d’une corne de bête ou d’un trait de sang, nous avions pour coutume d’emplir ses mains fermées sur rien d’une mèche de la chevelure des femmes, qu’il n’aille seul vers son terme, qu’une matière plus fine que l’or lui rappelle au noir de sa nuit la vie qu’elles étaient, lumière offerte sans compter (ainsi, dans la paume de qui partait, un rien de ces cheveux, obole, viatique vers de plus sombres ombres)

à l’acmé de la fièvre, la sueur en ruisselets au front brûlant de qui s’en va, ni les potions des mages ni les dits des sages, seule la paume des femmes, apaisement et calme

de celui qui passait dans l’ombre sans ombre, franchissait la frontière sans retour, seuls les doigts des femmes avaient le devoir droit de rabattre les paupières, plus douce soie qui soit

impératrices parmi les reines et les princesses, certaines des femmes avaient des cils en or, battements de la lumière

au passage de l’étoile filante, nous n’avions guère qu’un vœu qui s’en allait vers elle, qu’elle suive sa route de feu, poursuive, aille

parfois nulle main pour accueillir nos paumes, nulles lèvres aux nôtres, terriblement personne

ce que les astres glissaient aux étoiles, l’eau à ses bulles, le branchage à ses branches, nous l’écoutions de même (ce que le vent soufflait à l’air, nous tenions à l’entendre)

vénus, véga, lyre ou cygne, peu familiers des petits prénoms des étoiles, nous sentions toutefois leur tendresse à nos corps

du lendemain, demain prendrait soin (nous étions à nous-mêmes, au soleil et au sang, aux femmes surtout)

la main de demain, la paume de l’avenir, nous ne lui tendions pas nos doigts tissés de la lumière de jour, attache libre et ce choix par amour

sans hier ni demain, ni souvenir ni projet, cap ou repère, une vie à l’estime

va pour l’invisible, le mystère, va pour les mondes sans lumière

à l’invisible nul n’est tenu mais tous se doivent

au fil de l’eau, le temps coule de source

et s’il nous arrivait d’être seuls, la solitude nous aimait

première lumière, meunière des moulins du matin

de la belle aube au calme soir, ce lieu une fois trouvé, nous n’en cherchions pas d’autres (nous ne rêvions pas de maisons tant nous avions le sable)

au plus clair du plus clair, au lieu bleu où l’eau des rivières s’assoiffe et s’abreuve à elle-même, la beauté de la chevelure des femmes, comme une autre source

nous nous mêlions des cheveux mêlés d’eau des femmes

sans la beauté de la chevelure des femmes, nous n’aurions pas dormi dans le lit des rivières

ce qu’il y avait de pur, ce fil léger d’été, le vent dans les allées du temps, elles le vivaient aussi, trace de sang à leurs cheveux, quasi rien

cette lumière née de la chevelure des femmes, l’or pur la singeait, ersatz de rien, piètre contrefaçon

de nos mains, nous devinions qu’elles n’étaient nées pour saisir ou pour prendre, vaines conquêtes, mais pour lisser la chevelure aimée des femmes, défaite libre, consentie (de nos lèvres, nous supposions qu’elles n’étaient afin de remuer les cailloux creux des mots mais bel et bien pour venir au baiser, mission, maison d’or, tâche rouge et destin à leur pulpe, aimer toujours)

rivière de l’eau, rivière de la chevelure des femmes, une même eau différente

à la douceur d’avant-midi, rosée entre nos doigts, au feu exact de midi ou à l’heure bleue d’après-midi, la beauté claire des femmes et son trajet via nos cœurs, délitement, limaille, cendre ardente, mourir

allégeance à l’élégance

de nuit, il n’y avait de vraie que cette lueur sur l’eau, ombre de feu

un mont plus beau que d’autres, une montagne telle nulle autre, racine de la lumière mais aussi événement de calme, volcan silencieux

le volcan d’or eût-il bu son magma, les branches ravalé leurs fruits (l’univers cessé, la nuit tourné sur elle-même), le monde où nous vivions était celui que nous prisions, petit amour rêvé de nos rêves

que les mouvements de l’eau soient les plis mêmes du temps, éventail lent de la lave qu’est la bave d’or du volcan, nous le devinions à les laper du tout bout de nos lèvres

par la bouche d’or de ce volcan posé sur la montagne qu’il était aussi bien, lieu le plus haut à notre amour, nos légendes contaient de longtemps que l’eau était venue première puis la terre tout après, avant que les femmes pour finir (nous n’en croyions rien tant elles étaient début du monde)

au soir parfait et toujours au printemps, nous sentions bien que nous n’avions besoin de guetteurs d’astres pour deviner que ce monde-ci était nôtre et le bon, note exacte, caillou blanc lancé au cœur des gorges de la nuit, quelque chose comme l’amour

nageaient nues dans le lit des rivières aussi bien les notes de la musique que les prières blondes du volcan

mil de la lumière, mille du plein jour, rivière ou rizière de calme

ce mariage du blond des femmes et du blanc des pierres, du lait et de l’or, de la neige et du feu, nous n’avions tété le lait de nos mères (nos poumons goûté l’air) que pour y advenir un jour, nous en ressouvenir en silence

à d’autres les lointains, nous étions nés pour ouvrir larges nos mains à ce monde sous nos bras, embrasement calme

de quelque manière qu’on le dise ou le taise, les femmes ne jouaient ni de leur beauté ni de nos cœurs

zébrures et veines de feu au velours pur du soir, il arrivait que la foudre campe ses tréteaux au cœur du pétrole de la nuit (nous n’avions pas peur, nous nous sentions aimés)

du fracas de l’orage, la nuit ne faisait pas mystère

entre la crinière de l’éclair dans la nuit et la chevelure des femmes, sans doute plus qu’une semblance, quelque chose davantage, air de famille, de musique, parenté ou bien lien

de l’infiniment grand à l’infini petit de même, de la lune ronde aux lunules de nos ongles, de l’éther au calcium, pas seulement un pont simple, un lieu, un lien, une liane

les rivières était le silence autre, perfection faite chair, accroissement des ronds de l’eau et onde qui se propage, venir ainsi jusqu’à l’amour

arc-en-ciel, arc du temps, cordes de pluie, flèches de l’amour

si la coupe de la pluie débordait, un oiseau s’envolait de nos cœurs

au terme de la pluie, le terme de bonheur, closerie du cœur

la pluie et souvent sa colère, assaut des vagues, rage d’orage, des buffles dans les bulles et des taureaux dans l’eau, la fièvre des rivières et notre cœur intact, vivre, aimer, vivre

même bousculé d’orage, criblé de pluie, le monde nous était tendresse bleue, nos corps sous l’eau du ciel

de l’aiguille d’un matin à la brûlure du soir, du vrai commencement aux fins réelles, d’heure en heure le fil de l’aube jusqu’au chas du soir, lin et acier

i ou y, nous dormions nus dans le lis ou le lys des rivières

quoi qu’il en soit, nous ne cherchions jamais d’explication, nous aimions cette étrange patrie à l’envers des feuilles

nous ne souhaitions pas le monde d’émeraude et d’or, nous l’aimions d’eau, de bleu adorable, ciel et haleine mariés

nous n’aurions pas rêvé un avenir sans les femmes, le risque de les perdre et partant leurs visages (ainsi nous tenions-nous au présent qu’elles étaient, temps et offrande, leur haleine notre souffle aussi bien)

/ ainsi accomplissions-nous malgré nous quelque chose de plus grand, qui nous dépassait et que nous ne savions mais qui aussi nous prenait dans ses bras, bras nus des bras des rivières /

il ne suffisait pas de quitter nos habits, de reléguer au vent le linge de nos corps pour être aussi nus que la lumière l’exigeait de nous

là filait l’eau qui ne s’interrompt pas, le grand chant blanc qui ne peut pas se taire, la flamme insoucieuse de s’éteindre

le vent que nous entendions n’entendait pas se taire

sous le dais du ciel bleu et gris, mille et tant d’heures heureuses et moins joyeuses, étendue claire ou trouble des temps, dague et velours, écorchement et plénitude

de la rosée à nos corps, à la toute pointe de la chaleur, l’été piquait de ses accents aigus (il n’était pas d’accents graves)

au plus feu du feu du plus été de l’été, l’ombre restait à inventer, la nuit était pour naître

pas un moment où nous n’étions heureux, pas une once de temps qui fût grise (l’écoulement était pour le temps possible, pour l’eau sans doute, nullement pour les larmes improbables)

ce que le jour se donnait à lui-même, ce que le soir offrait à tous dans le miroir des eaux, les choses sans cesse et davantage, une richesse et son contraire, profusion nue, afflux et manque

de draps à nous couvrir, il n’y eut guère que ceux larges et ouverts de la lumière (nous n’en souhaitons d’autres à nos peaux sous le vent)

nous ne repassions nullement dans nos traces mais dans celles plus franches des loups ou celles légères des biches, parfois les mêmes, croisement de sang, pointillé de mort, destin de notes

nous ne serions jamais assez nus, assez proches, n’aurions pas goût de ciel, de menthe et de mangue (nous n’étions pas tristes, les larmes ne trouvaient pas nos yeux)

aux endroits minuscules où la peau est plus fine, sari des paupières, ru ou guéret du poignet, le sang des veines, parcours rouge temps

quoi qu’il arrive, ce monde nous aimait (nos mains, nos jambes s’y trouvaient, nos cœurs y battaient)

n’eussions nous aimé que ces roches éparses sur la rive, nous eussions tout de même vécu une sorte de songe, un séjour différent (ceci n’eut-il été qu’un rêve, un clin de paupières, nous en eussions été les rêveurs, non le rêve)

tant le jour clair était sans ombre, tellement nous vivions sans mémoire, ce que nous imaginions, nous avions à cœur de l’omettre

songe bleu du ciel, songe blond des femmes, songe rouge du sang (croisement des rêves, teintes claires)

les femmes, les enfants, l’eau des rivières, calme calme, paix du monde

rouge de l’air à nos poumons, souffle du sang à nos veines, le monde à l’envers, soudain l’ordre des choses

que tout arrive et que rien ne se passe

nous ne savions au vrai à quels mots nous fier mais trouvions d’instinct le silence bleu qui nous allait, printemps du sang

et si la foudre nous oubliait, nous oubliions de l’oublier, nous nous souvenions d’elle

nous ne tenions pas seulement à ces copeaux de langue, nous nous y tenions (brins ou brindilles de mots, postillons de sang tout juste, à peine un jeu léger)

que les mots ne soustraient ni n’ajoutent mais laissent paraître ou disparaître les rivières telles qu’elles furent, légers ruisseaux de l’invisible

quitte à les quitter, nous ne partirions pas des eaux sans y laisser d’une manière ou de l’autre l’empreinte aimante de nos visages, le cours ou le cœur de nos larmes, ru ou ruisseau, ce que nous étions, n’étions pas, moins et pas même

il n’y eut pas de fin parce qu’il n’y eut pas de temps, que tout était présent, goutte de sang, roche dure, violence calme (notre amour à jamais)

notre séjour au centre des rivières, la cinquième saison, ne la conteraient désormais que les bulles blondes à la surface enfouie, atlantide

citadelle de nuages ou fleur blanche, notre monde laissé, ys ou bien lys, pure perte

ne resterait de nous que ce que les femmes auraient chanté, rivière de l’impossible puis rien, liberté pour la pluie (notre amour sans nom pour l’amour, haleine fraîche ou franche du vent, mouvement de l’eau, caprice de la vie)

un monde défait de l’ombre, sans parleurs ni paroles enfin, univers nu et un, début

ce que nous étions plus que nous, nos traits solairement purs, notre apparence de nuit, silence sous le temps désormais

ce qu’il y avait et ce qu’il n’y avait plus, à tout prendre notre ombre, moins encore

un monde défait de l’ombre, sans parleurs ni paroles enfin, univers nu et un, début

qui touche au but n’a pris la route sans route ni emprunté l’allée de cristal qui est aussi la voie sans voie des cendres – le mille ignore la richesse du reste de la cible

qui trouve a mal cherché

rien de moins, rien qu’un monde en allé, sans les roches qui le fondent, le vent qui l’aime ou l’eau qui le fait vivre, toujours vers moins, peine peinée, peine perdue, perdition, perte

un monde nu et sans rien, vide de lui, de nous surtout, de nos lèvres en trop, sans vent qui aille ou eau qui courre, un vrai monde disparu, en allé

à la toute fin de tout, hors des limites du temps, plus rien que ce grand vide souhaité sans la respiration des choses, enfin la fin, périr pour verbe unique

nous nous tairions les premiers, puis les roches, le lit des rivières dans les draps de personne (les femmes périraient les dernières et le monde avant elles)

la nuit cessait de nuire, le vent se séparait de l’air, le feu fondait ses flammes, l’eau se noyait dans ses flots

qu’on ne nous cherche ailleurs qu’au cœur blessé de la lumière

disparaître, disparaître surtout,