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Aragon parle de Paul Eluard

 

ARAGON & ÉLUARD : UNE HISTOIRE TOUJOURS ACTUELLE.

 

    Si dans l'imagerie populaire, Éluard et Aragon sont deux poètes surréalistes, le premier, auteur de Liberté (ce poème qui fut lancé sous forme de tract par les avions anglais sur la France occupée par les nazis), le second, d'Il n'y a pas d'amour heureux (mis en chanson par Georges Brassens qui l'interpréta le premier avant Barbara, Catherine Sauvage, Nina Simone et  bien d'autres), la réalité est plus complexe et plus riche…

    Les deux hommes se rencontrent en mars 1919 chez Philippe Soupault, autre poète un temps lié au surréalisme. Mais en 1932, les deux poètes se fâchent : Paillasse, un tract surréaliste, attaque Aragon ; Paul Éluard, quelques jours plus tard, ajoute à ce pamphlet un cinglant Certificat. Brouille dont la cause remonte à la participation de Louis Aragon au Congrès International des Écrivains Révolutionnaires à Kharkov en URSS et à ses prises de position politico-littéraires. Il faudra attendre avril 1943 pour qu'Aragon et Éluard se retrouvent, en pleine deuxième guerre mondiale, à Paris à la gare de Lyon et c'est à nouveau l'amitié et la complicité intellectuelle. En juin 1948, paraissent les Poèmes politiques de Paul Éluard avec une préface d'Aragon tandis qu'en 1949, Éluard participe à la plaquette Guirlande d'Aragon, en soutien à ce dernier qui vient d'être condamné à la privation de ses droits civiques et à la radiation des listes électorales pour "délit de presse"…

    Éluard meurt le 18 novembre 1952 et Aragon lui rend hommage le 22 lors de ses obsèques. Le "Discours funèbre" d'Aragon sera repris dans Les Lettres françaises du 27 novembre, puis dans le tome II de L'Homme communiste avant d'être à nouveau donné à lire dans le tome XI de L'Œuvre poétique en 1980. Mais en mai 1965, Aragon prononce un discours lors de l'inauguration du lycée Paul Éluard à Saint-Denis (Éluard y est né en 1895)… Ce qui est ignoré, c'est que ce discours fut enregistré et fit l'objet d'un vinyle édité par le label Barclay : un CD vient de paraître qui reprend cet enregistrement ancien, oublié et introuvable…

    Donc, Aragon parle de Paul Éluard… Lors de cette inauguration d'un établissement scolaire… D'emblée, il prévient que ses propos ne seront pas ceux qu'on peut attendre dans une pareille occasion. Pour reprendre ses mots, il se refuse à "dresser une statue verbale" de Paul Éluard, pour édifier les élèves du lycée, il ne veut pas "mentir même pour le bon motif". Loin d'un discours convenu ou édifiant donc, nous entendons dans cette prise parole une leçon de poésie, une leçon d'histoire mais surtout Aragon raconter ses souvenirs mêlés à la vie d'Éluard. Si Aragon entend ne pas parler de la mort d'Éluard, il parcourt en toute liberté les trente-trois années pendant lesquelles il a connu le poète de Liberté, mettant l'accent sur tel ou tel événement, ou au contraire ne faisant qu'évoquer avec beaucoup de retenue tel ou tel autre… S'il passe avec rapidité sur la rupture de 1932, il s'étend plus volontiers sur le départ de Paul Éluard en 1926 et son combat contre l'image rimbaldienne que les surréalistes voulaient donner de ce départ. Il s'étend aussi sur les retrouvailles de 1943, détails personnels à l'appui, comme sur la mort de Nush (la deuxième épouse de Paul Éluard) en 1946, avec beaucoup d'émotion, narrant également les difficultés d'Éluard à survivre après cette perte douloureuse… Je ne répéterai pas ce que dit si bien Aragon, il faut l'écouter… Et l'on voit alors se dessiner un "être de chair et de sang".

    Leçon de poésie : en fin connaisseur de l'œuvre de Paul Éluard, Aragon cite et commente de nombreux poèmes d'Éluard à l'appui de ses dires. Leçon d'histoire : Aragon n'hésite pas à rappeler les événements historiques auxquels ils ont été mêlés (guerre d'Espagne, deuxième guerre mondiale, poésie de la Résistance…). Il faut écouter attentivement Aragon remettre les choses à leur juste place quand il évoque l'adhésion d'Éluard au parti communiste en 1942 : l'Histoire ne souffre pas d'approximation. Il faut aussi l'écouter avec la même attention quand il évoque le comportement d'Éluard pendant l'occupation nazie, voulant porter l'étoile jaune ou prétendant que son véritable nom (Grindel) prouvait ses origine juives. Là encore, l'émotion est présente…

    Si avec la Bibliothèque de la Pléiade, le lecteur dispose maintenant des œuvres romanesques et des œuvres poétiques complètes (respectivement 4 et 2 volumes), les essais, les articles, les discours restent dispersés et bien souvent introuvables si l'on excepte quelques tentatives partielles… En écoutant ce disque, on se prend à condamner ce manque, tant le style d'Aragon est éclatant.