Arbër Selmani : ce que la nuit ne dit pas
Présentation et traduction Evelyne Noygues
La littérature au Kosovo est principalement représentée par des œuvres d’auteurs kosovars et albanais (à savoir d’Albanie) de langue albanaise ainsi que par des traductions d’écrivains des Balkans et de la littérature mondiale. Pour mémoire, au Kosovo, la langue et la culture albanaises ont été autorisées par la Constitution yougoslave de 1974. C’est à partir de cette période que cette littérature a connu un important essor.
Parmi les auteurs « classiques » de langue albanaise, on citera Anton Pashku (1938-1995), auteur de récits, romans et drames expérimentaux que certains rapprochent des écrits de George Orwell et Franz Kafka ; Ali Podrimja (1942-2012), considéré comme un des poètes les plus marquants des Balkans, auteur de nombreuses anthologies de la jeune poésie kosovar et dont plusieurs recueils ont été traduits en français à partir des années 2000 ; Rexhep Qosja (1936), critique littéraire prolifique et un historien littéraire de la littérature albanaise auteur de « La mort me vient de ces yeux-là »1 (1974) ; ou encore Eqrem Basha (1948), poète et écrivain, professeur de français à l’université de Prishtina, qui a résidé à plusieurs reprises en France (Arles en 1992 et Paris en 1994) et qui, en plus d'écrire des romans, récits et poésies, a traduit en albanais Eugène Ionesco, Giuseppe Ungaretti, Samuel Beckett ainsi que des textes dramatiques d'auteurs français.

Enfin, plus récemment, le dramaturge Jeton Neziraj (1977) est l’auteur de plus d'une vingtaine de pièces mises en scène au Kosovo, en Europe (Vidy- Lausanne) et aux Etats-Unis (La MaMa à New York), et traduites dans de nombreuses langues des Balkans et de l'Europe occidentale dont le français.
Arbër Selmani, quant à lui, fait partie de la jeune génération des écrivains kosovars de langue albanaise qui conduisent plusieurs carrières de front. Poète, écrivain, journaliste, éditeur et chercheur basé au Kosovo, son travail littéraire et journalistique explore l'identité, l'intimité et les frontières entre l'expression personnelle et politique, souvent à travers une perspective queer. Son œuvre explore les complexités d'une société d'après-guerre aux prises avec des normes traditionnelles et religieuses rigides. Il est l’auteur de cinq ouvrages publiés — deux recueils d'entretiens culturels, deux recueils de poésie et TESTOSTERON — son dernier ouvrage hybride de nouvelles et de réflexions publié par ALBAS à Tirana en novembre 2025. Militant de la représentation LGBTQ+ en littérature, il donne des conférences et mène des recherches sur les récits LGBTQ+, explorant les croisements entre identité, culture et résistance.
Arbër Selmani - Kur vdiq baba
Cinq poèmes traduit de l'Albanais par Evelyne Noygues
1 JE T’ATTENDS A LA MOSQUÉE DE LA VILLE
Je t’attends à la mosquée de la ville
au milieu des prières et des péchés
viens et dis à Dieu que tu es plus petit que lui
tu es la honte de ma vie
viens et prie
donne-lui à entendre les versets du Livre Saint
à l’entrée, déchausse-toi
à la porte, donne un bout de pain à la mendiante rom,
avance au milieu de la foule des hommes,
et approche-toi
pour me trouver.
Je t’attends à la mosquée de la ville
viens et prie pour la Terre, le Soleil, les animaux
pour chaque âme qui tremble
je suis au premier rang
viens et parlons ensemble
viens et rappelle au Tout-Puissant, combien tu es faible
toi, la grande blessure de l’amour.
Je t’attends à la mosquée de la ville
viens et entre dans le lieu de prière, toi minuscule ver de terre
viens et bats-toi avec le temps quand tu étais un honnête homme
quand tu étais un être humain
j’ai ouvert les fenêtres, le Hodja attend la pluie
et moi, je t’attends
la ville, elle, attend le chant du salut.
Je t’attends à la mosquée de la ville
viens
pour qu’on se comprenne pour la première fois.
mets ta chemise verte, fais-toi le chef religieux de l’islam
regardons les coupoles, les minarets,
toi, tu pleurs sur ton sort
moi, je pleure de n’avoir jamais pleuré.
Je t’attends à la mosquée de la ville
Viens, même si tu ne m’aimes pas
Viens car ton silence a trop duré
ton esprit a longtemps jeûné,
Viens et dis au Tout-Puissant et à ses amis
qu’il n’y a personne d’honnête aujourd’hui dans cette mosquée.
Je t’attends à la mosquée de la ville
je t’en prie, viens, car moi non plus je ne t’aime pas
agenouillons-nous sur le tapis de prière en velours
à la porte, débarrasse-toi des idioties qui te tiennent en vie
Assieds-toi près de moi, n’insulte pas le créateur.
Tu me trouveras au calme, je suis là où s’assoie le malheureux
approche, ne me prends pas la main,
tais-toi, prie pour toi et pour nous deux,
je t’attends
dans la dernière mosquée de nos deux vies.
2
LE DIMANCHE
Le dimanche
la prière du matin a commencé
j’ai quitté l’église, traversé la ville que je hais.
Le dimanche, dès le début des hymnes du Pape
quelqu’un s’est mis à me harceler au coin de la rue
je sais que j’ai crié
je sais que j’ai demandé aux morts de se réveiller
je sais que j’ai vu une fenêtre se refermer,
je sais qu’un enfant me regardait au loin et riait.
Le dimanche,
la musique liturgique continuait à son rythme
cet homme derrière moi me tue
je sais que les feux rouges faisaient du bruit, que les piétons ne traversaient pas les clous
je sais que derrière moi deux chats se sont bagarrés dans une poubelle
que quelqu’un m’agressait et qu’aucune aide ne venait à mon secours.
Le dimanche,
Les prêtres sonnaient les cloches
cet homme est sans doute d’une mauvaise engeance
je sais qu’il n’y a aucune raison
juif, albanais ou rom crasseux
j’ai perdu connaissance.
Le dimanche,
les âmes perdues cherchent leur voie,
cet homme me frappe, sa violence dépasse mes forces
il m’a bâillonné, Dieu m’a fermé sa porte
je sais que tout est devenu noir, éblouissement,
je sais qu’un homosexuel prenait plaisir à me regarder au loin
je sais que deux vieilles femmes sourdes, le matin au marché, ne m’entendaient pas même si nous étions tout proches
les dieux m’ont jeté en bas de la montagne.
Le dimanche,
hommes et femmes avec le Livre Saint à la main
avec les partitions pour la paix et la colombe
cet homme m’a pénétré, tripoté et laissé sans force
toutes les pharmacies sont fermées
toutes les laveries automatiques sont closes
cet homme vient juste de me salir
ça ne s’enlève plus.
Le dimanche
il n’y a que cette église qui ait échappé au confinement
ma tête a tapé sur le pavé à côté du musée de la ville
je sais que la voiture de police a fait comme si de rien n’était
je sais que j’ai regardé droit dans les yeux de deux policiers
à 30 mètres de l’Église.
Le dimanche
dans l’église on communie
cet homme ne s’arrête pas, il a perdu tout discernement
il abuse de ma fragilité
il m’a agrippé par le bas-ventre, là où ma mère me prenait avec douceur
les salons de beauté sont fermés
les sonates et symphonies sont terminées
le bâtiment de l’Opéra de la ville est cadenassé
le passage par lequel m’échapper est fermé
l’école où j’étais élève est verrouillée
je sais que le hurlement d’une sirène a salué l’homme qui me violentait.
Le dimanche
Dans l’église, on chante pour les hommes puissants.
Mon pantalon est tombé sur mes savates, ma chemise est en lambeaux
J’ai un peu vomi, le corps brisé et courbé.
Le dimanche
Dans l’église, une ronde a commencé qui doit me sauver la vie.
3
LA PRINCIPALE PROSTITUÉE DE CETTE VILLE
C’est une évidence,
Je suis la principale prostituée de cette ville !
Je vole tous les pétales de chaque fleur.
Je suis entourée de sangsues, d’insultes et de profiteurs.
Je suis l’abeille qui pique le plus fort dans la ruche
Je suis l’antidote, le lait le plus doux au printemps
Je suis chaque robe déchirée, chaque dard, chaque gifle qui claque
Par mon bruissement, je maintiens cette ville en vie.
Le long des rues et des ruelles, dans les cabines téléphoniques
Sous les ponts, à côté des trottoirs
Dans les cuisines des bars, dans les cafés de quartier
Sous le clignotement des lumières de la nuit, dans des maisons effrayantes,
Même en plein jour, au milieu des voitures
Je calme les esprits fébriles, les langues énervées,
Une couronne sur la tête, souveraine, je suis l’oiseau qui jamais ne se plaint,
J’endure tout, je maintiens cette ville en vie.
Je suis spectatrice du malheur,
Dans des résidences universitaires, des parcs humides
Dans des saunas brûlants, des piscines avec des muscles,
Aux stations à essence, dans des toilettes luxueuses
Je me perds et je cause la perdition des hommes qui me payent
Je suis un objet parmi d’autres, témoin muet de leurs rencontres
Je retarde le moment des embrassades, j’écarte les caresses, les baisers
Je suis la femme la plus dangereuse, au pouvoir non meurtrier
Je fais de mon mieux, je maintiens cette ville en vie.
Je comprends la peine de n’importe quel rayon de lune
Des femmes me haïssent, d’autres me jalousent
Je me glisse entre les jambes des malheureux, je les laisse se délecter
Je suis garante de la morale, objet des désirs de tous les politiciens,
Je suis la plus belle avec des yeux de porcelaine, je suis une sultane
Je brise toutes les lois, tous les codes, toutes les normes
Je me casse le cou, me désespère, je suis toute mouillée
Je suis la gare ferroviaire, la halte, une reine sans roi
Je suis vénéneuse, je maintiens cette ville en vie.
Je fais face aux tempêtes, au vent froid, une auréole éblouissante m’enveloppe
Mon visage n’est pas sexué, sous la peau je suis un être masculin, et aussi une femme utile
Je suis en enfer et au paradis, j’embrasse qui je veux
Au four à pain, dans un motel perdu au fond d’un village perdu
Sur les tables du foyer du théâtre, à même le sol,
Aucune partie de mon corps ne se dérobe
On veut me faire disparaître, alors nous faisons l’amour, je suis le plus dangereux des requins
Je suis faite d’acier, je maintiens cette ville en vie.
J’ai pris mon envol, j’ai élevé mon âme,
Je suis la principale prostituée de cette ville !
Je me tortille ivre sous le regard de ceux qui me menacent,
Je suis l’angoisse des gens heureux, je suis un corps abîmé par l’exil
Je suis la pellicule fine qui enserre les hommes, les femmes, les lits des rivières
Au pied des cascades, dans la boue, dans les grands bureaux de l’administration
Je me suis ruée, comme une mère enragée, sur chaque cravate, chaque miséreux.
Les prêtres me suivent des yeux, les enfants mal élevés aussi.
Les bergers, les femmes au foyer, les musiciens,
les horlogers lorgnent sur moi, les forgerons et les villageois me désirent aussi.
Mes lèvres ne sont pas belles quand elles restent seules, sans faire de profit
Je tremble, je frissonne, sur mes talons rouges je maintiens ce village en vie.
Non,
Avec la ville aussi.
4
À LA MORT DE MON PÈRE
A la mort de mon père,
une partie de moi a cessé
de vivre,
avec lui un peu de ma mère
et un peu de ma sœur aussi,
envolées ses chemises
volatilisé mon dernier salaire
dans ma poche droite
évanoui ce jour béni,
disparus à jamais pardons et regrets,
gifles brutales et aspirations
tout comme les rêves que je n’ai pas faits
le marché du matin agonise
et avec lui le matin même de ce jour-là.
A la mort de mon père,
un chêne aussi a péri
terrassé quelque part sur la montagne sainte,
emportés une grâce, un bienfait,
une histoire à jamais contée,
anéanti le corps dont la vie
n’a que faire
on ne peut pas appeler ça
une vie
quand tous les cinq ans, le malheur
s’abat sur toi et y trouve la paix.
A la mort de mon père,
je me suis brisé en morceaux
sur le tapis de la salle-de-bain.
J’ai rampé jusqu’à l’arrivée d’eau
pour me laver le visage,
regarder ma propre mort,
et oublier que son corps
s’éteignait le même jour.
A la mort de mon père,
personne n’est plus revenu
à la maison,
finie la dernière dispute,
fichue une bourse d’études
aux Etats-Unis,
balayé aussi le certificat d’études,
réduit à moins que rien.
Morts les hommes faibles
de ce monde,
Tombées aussi les femmes
de plus en plus
durement frappées par la nature.
A la mort de mon père
évanoui à son tour mon bonheur,
évaporées les mers où je plongeais autrefois
mon corps sans âge,
fauchées les plaines où j’ai grandi heureux,
mon amour oublié,
ma femme qui n’existera jamais,
avec la mort de mon père,
une part ancienne de moi s’en est allée.
Avec mon père
disparues aussi la beauté,
la collection complète des œuvres d’Asdreni
et Le capital de Marx,
à la mort de mon père,
j’ai ressenti un pincement au cœur
et l’étreinte de Dieu,
j’ai vu défiler devant moi ceux
qui ne sont pas aussi admirables que lui
car personne ne surpasse la grâce divine du père,
tous ont eu la vie belle,
sauf mon père
tous ont été comblés
quand, lui, a versé des larmes amères,
si le destin s’est promené pieds nus
dans la ville,
il n’a jamais rencontré mon père
dans les ruelles.
A la mort de mon père,
les esprits diaphanes
se sont transformés
en grands serpents noirs.
A la mort de mon père,
j’ai mis la maison sans dessus dessous
sans pouvoir le trouver,
j’ai pris l’avion pour un autre pays
où il n’avait pas non plus sa place,
j’ai rassemblé les miettes de l’ennui
et je les ai nouées ensemble,
à la mort de mon père,
un dieu qui s’était épuisé à vivre
a succombé aussi quelque part là-haut,
mort également le dieu Éros
dont les jours heureux étaient comptés,
ses camarades et ses amies ont disparu
tout comme ses proches qui ne l’ont jamais été.
A la mort de mon père,
je me suis assis
au bord de la rivière de mes larmes
et j’ai pleuré.
5
AIMER UN HOMME
Aimer un homme,
c’est comme défier une tempête
Elle arrive rarement avec grâce,
l’homme encore moins
Et toi, tu as peur de l’un comme de l’autre.
La tempête
Attend que ton cœur éclate
et que tu redoutes
La pluie,
Toute cette eau, cette masse liquide,
cette rosée torrentielle,
On dirait qu’à la place des gouttes,
une lourde pierre tombe sur la terre.
Cet homme éructera le discours de son triomphe,
comme la tempête fait trembler la ville.
Tiens-toi prête, devant cet homme
A détester le fardeau qui repose,
assis sur son cœur
Quand ce dernier explose
comme une canalisation dans la rue
des décennies de colère, de désespoir, de malédictions
comprimées dans une bouteille de gaz
Des bagarres qui jaillissent d’un rien,
L’homme à tes côtés cache une tempête
derrière un visage mal rasé.
Il appartient au monde entier,
et d’une certaine façon il est à toi aussi
Cet homme envahissant,
qui fait feu des quatre fers
Ses lèvres n’ont jamais prononcé de paroles tendres
Pour aimer un homme comme il le souhaite,
il faudrait d’abord ensevelir tout signe de vie.
Quelque chose de surnaturel, d’épuisant, de tempétueux,
affaiblit ton âme,
La tempête.
Mais tu ressens presque la même chose,
Aimer un homme,
Être foudroyée par la fureur de ses griefs,
avaler des couleuvres
sous l’effet une névrose avancée,
enfermée aux toilettes,
les deux mains plaquées sur les oreilles,
tu le fuis comme la peste,
maudissant les Grecs maîtres de l’amour.
Qu’ils soient dans le monde des morts ou dans celui des vivants,
ils sont des millions d’hommes
à vouloir échapper à la solitude.
Lave ses pieds, pose un baiser sur son front,
satisfais son estomac, fais-lui l’amour.
Aime ses sœurs, renonce à faire ton ménage
car il est en retard à son travail,
récite par cœur les recettes de cuisine,
Pardonne-lui de te faire attendre
attention tu as mis trop de sel dans cette fichue salade,
aère la pièce,
Cire ses chaussures, chante les chansons qui lui plaisent,
caresse son chat, éloigne le tien
Ouvre les jambes, ferme les jambes, ouvre la bouche,
coltine-toi ses dents noircies par le désœuvrement.
On ne nous a jamais appris à aimer un homme,
Dans aucune université, ni à l’école
où nous étions beaucoup d’élèves,
assoiffés de lecture,
Nous explorions le théâtre
à la recherche de la dignité et de la grandeur
qui arrivent comme un bonheur, à un homme.
Epuisant, homme desséché
à qui tu t’épuises à donner à boire
plus souvent qu’à un laurier.
Couve-le de tes regards,
dis-lui que tu ne le quitteras jamais,
gave-le de sucreries
Débarrasse-le de ses ennemis,
déboutonne sa chemise qui lui colle à la peau,
avale l’eau fétide dans laquelle
ses ongles ont trempé
Menace-le d’une furieuse terreur,
éduque ses enfants à l’attendre,
change l’hiver en été,
agite l’eau noire de la mer où il a sombré
Prends le pouls de ses veines gonflées,
masse son bras engourdi,
gifle-le pour qu’il revienne à lui
Ouvre les jambes, ferme les jambes,
épluche-lui des quartiers de pommes et de prunes,
rend grâce au seul fait qu’il existe,
offre-lui ton corps
tempétueux,
avec les affres de la vie qui te sont restées en travers de la gorge,
serre-le à nouveau dans tes bras
car il est ton unique temple.
Image de Une Soirée poésie avec Arber Selmani à la Maison de l'Europe à Pristina : https://www.europehouse-kosovo.com/poetry-does-not-know-barriers-and-knows-how-to-heal-arber-selmani/
