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Artaud, poète martyr au soleil noir pulvérisé

A propos d'Alchimiste du soleil pulvérisé, poème pour Antonin Artaud, de Murielle Compère-Demarcy

C’est un 4 mars que disparaît Antonin Artaud

l’homme Artaud, mais pas son œuvre, ou son aura. 

La jeune collection « Diagonale de l’écrivain », dont c’est le 5ème titre, sous la direction de notre collaborateur Philippe Thireau,  propose à ses lecteurs d’explorer non pas tant l’œuvre d’un auteur que sa « périphérie » définie,  dans la présentation qui ouvre le livre, comme l’univers qui l’entoure, sa fabrique,  sa trajectoire « en diagonale » :  cette inhabituelle direction à comprendre sans doute comme une indication non téléologique, mais traversière, peut-être buissonnante, ramifiée - rhizomatique proposerais-je, pour reprendre le terme deleuzien (qui me semble ici justifié, si l’on considère l’intérêt du philosophe pour Antonin Artaud) : une exploration libérée des cadres  étroits auxquels nous habitue la démarche intellectuelle spécifiquement cartésienne et balisée de notre culture.  Il ne s’agit donc pas non plus d’une collection dédiée à un « genre » particulier (essai, journal, poésie…) mais bien d’une proposition d’écriture volontairement plurielle, transgenre, fragmentaire… sans règle autre que la porosité, l’absence de rigidité, le dé-règlement du texte.

Murielle Compère-Demarcy, Alchimiste du soleil pulvérisé, poème pour Antonin Artaud, Z4éditions, « La diagonale de l’écrivain », 136 p. 11,40 euros.

Pouvait-il y avoir meilleur berceau pour un texte sur Antonin Artaud, cet « acteur » (à tous les sens du terme) hors-norme du monde culturel, dont l’influence théorique se mesure encore de nos jours, après avoir notamment inspiré aux Etats-Unis la création du célèbre  Living Theatre  anarchiste à la fin des années 60, et dont l’activité protéiforme a transcendé les catégories (poète, acteur, metteur en scène, théoricien, dessinateur, essayiste...),  ou bousculé les mouvements – surréaliste un temps (ami de Leiris, Limbour, André Masson…) puis exclu-réprouvé par André Breton, et recrachant ce qui, des surréalistes, abdiquait face à la politique…  Personnalité inclassable, qui dérange toujours autant de nos jours, Artaud (1896-1948)  demeure dans les mémoires comme le « grand anarchiste » décrit par sa biographe Florence de Mérédieu :  je le vois comme  personna, comme ce masque grec d’où sort amplifiée la voix, mais à rebours de ce masque de civilité qui fait de nous des « personnes »  capables de s’insérer dans la société : é-norme, scandaleux, dans l’excès, la fulgurance, le dépassement de toutes les limites du réel et de l’état-civil, l’écartèlement entre lui et ce double (qui donne son nom à son ouvrage théorique sur le théâtre), dans une permanente mise en scène/mise en chair de  tous ses autres « lui-mêmes » pour explorer/dénoncer le monde. D’ailleurs, n’écrit-il pas, dans une lettre à Jacques Rivière, directeur de la NRF avec qui il entretient une longue correspondance :

Dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera entrer la métaphysique dans les esprits  ?

Cette peau qu’on risque, à écrire, à expérimenter (comme il le fait au Mexique, où il dit avoir goûté le peyotl des Tarahumaras au cours d’une cérémonie d’initiation) : Artaud, le torturé de l’asile de Rodez, dont on garde en mémoire la voix rauque, roulant les « r » comme un torrent ses pierres dans ses imprécations, Artaud, le multiforme, est à jamais le corps délirant de l’écriture – celui qui au sens étymologique, dé-lire : sort du sillon… D’ailleurs, il suffit de citer ce qu’il dit à Paulhan dans l’une des ses lettres à propos de ses « carnets de Rodez » pour comprendre à quel point il fait corps avec cette écriture non linéaire qu’il pratique et dont ce livre se fait l’écho  :

  ce sont des dessins avec des écrits, avec des phrases qui s’encartent dans la forme avant de les précipiter 

Cette œuvre-vie qui foisonne, buissonne, et creuse, donne toute sa valeur à la forme choisie par Murielle Compère-Demarcy pour la raconter.

 

La « raconter », ai-je écrit : ce n’est pas tout à fait le terme qu’il faudrait employer, la narration impliquant un sens, un ordre, une finalité envisagée dès le début. Ici, ce que l’autrice réussit est d’un ordre tout autre. Elle incarne avec sincérité, honnêteté, talent, et avec tous les risques que comporte l’opération, une sorte de « double » féminin d’Antonin Artaud, qui se vivait en « poète séparé ».  Schize et union – mélange troublant, porté par un texte métissé, mimétique, et profondément émouvant, qui nous amène à l’intérieur de la psyché du poète, où l’on entend une double voix de souffrance, et de révolte dont on ne sait quelle est l’origine ou l’écho. Parfois, très clairement, la voix d’une femme, « tombée en poésie », cette « posture improbable irréversible puisque l’on n’en revient jamais si l’on y revient toujours » (p.20),  énonçant les fragments suivants, où se lit en miroir la révolte-douleur aussi d’être poète au monde, dans un monde sans poésie, sans l’au-delà qui définit l’humain, et dont la quête a porté Artaud du Mexique à Rodez :

Entre être une femme et être poète il faut savoir choisir.

Ecrire ou subir. Sois femme et tais-toi ! Sois poète femme et ouvre-la ! 

 

Le parcours est dès l’entrée présenté comme une sorte d’exercice de voyance (n’est-ce pas déjà le signe donné par l’inscription en diagonale du nom de l’autrice en lettres de couleurs dès la couverture ?). On verra convoqués, outre Rimbaud, d’autres « maudits » de l’art ayant cotoyé les abîmes de la folie – ces « gouffres où l’abyme devient – enfin - ascensionnel » comme l’écrit Compère-Demarcy  : Van Gogh, le « suicidé de la société » dont Artaud a fait le sujet d’un superbe portrait littéraire et auquel « la chambre ardente » rend hommage dans un beau texte sur la peinture, d’où j’extrais l’une des rares images presque paisibles du livre : « La lave de la chambre dort tranquille sous l’ombre bleue du miroir ».

Van Gogh, mais aussi Nerval, ou Nietzche, et un « christ mexicain », tous déchirés de leur révolte, dont les portraits en noir et blanc par Jacques Cauda illustrent le livre comme une sorte de test de Roschach, d’où nous interrogent  des profondeurs de « géhenne », sous les visages dont le regard fuit - vers quel indicible au-delà ? S’il semble simplement composé de 4 parties, dont les titres poétiques ne révéleront qu’à la lecture leur énigme - « Sur la corde-lyre », puis,  « La danse du peyotl », suivi de « La chambre ardente » et de « autres dévergondations » - il s’agit effectivement d’un puzzle dont les pièces soigneusement découpées révèlent de possibles agencements mouvants suivant les lectures . Au titre de la corde-lyre, on ne peut qu’entendre en écho « l’ire » de la page  44, que préparent les allitérations des élytres dans des images puissantes et originales comme celle-ci :

Cerveau-freux désailé
cerveau-Cigale aux élytres dépareillés
coupés
    en
  deux (p. 29)

Et au « cerveau scié » se lient les « pliures » du silence-silure qui

me mange la cervelle
m’écriture-
lure-lyre
le cerveau corbeautière
feulant dans son bocal
ce rauque vivre en son
croassement (p. 43)

La lyre revient en écho dans « la danse du Peyotl », qui s’ouvre sur le chant barbare et incandescent de « la fille de Hurle-lyre », impressionnante lecture « chamanique » du texte artaudien :

Je suis la Fille de Hurle-Lyre et je danse, je danse
sur la peau tendue frémissante du Tot »Tem Monde à errrrriger, je danse

L’écriture de Compère-Demarcy se coule dans la voix d’Artaud, mime le rythme d’EXplosion-IMplosion de sa scansion,  transcrit  le roulé de son Dire « sur l’unique tranchant d’une vérité (…)  terrrrriblement claire, sur le volcan d’une conscience terrrrriblement aiguisée, épouvantablement singulière ». Et l’on mesure le travail accompli, en modestie,  pour obtenir ce texte composite, inclassable, qui pulse, noir sur blanc, comme se lisent les signaux acoustiques de la voix enregistrée sur son spectrogramme.

Artaud, tôt ou tard :  toutes les figures du Tarot, pour comprendre/composer chaque lecture vers l’avenir de la poésie – du monde aussi. A vous, lecteurs, de vous plonger à votre tour, dans cet éblouissant exercice de fascination.