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Au-delà de la fin du monde

 

...Derrière, le continent est noir. À la proue du Yhagan, c'est Turner ce soir qui, de  sa palette audacieuse et fluide, peint le ciel. La lumière se dissout dans la mer, les nuages font de l'épate, vous feraient croire au Créateur de la première lueur. Le soleil n'en finit pas de finir, à bâbord des baleines bondissent, vous saluent et replongent. Une colonne de nuages épais monte, le détroit ne rougeoie plus. À minuit il fait jour encore sur une large part de ciel et de mer, vous ne pouvez vous résoudre à dormir, à ne pas regarder la nuit s'insinuer dans le jour.
          Le bout du monde peut être partout; mais s'il y eut un jour de la Création, le monde dut ressembler à ce dédale somptueux où les nuances se précipitent, s'affolent, s'éclipsent, resurgissent. Qui atomisa, qui foudroya cette fin d'un continent? On ne peut rêver plus éclatante, plus violente sauvagerie que ces canaux, ces bras d'eau, les reflets des ciels d'aquarelles ou le plomb fulgurant des tableaux de naufrages. Les derniers Indiens sont morts par la faute des hommes «roses» qui envahirent sans saisir leurs subtilités, sans respecter leur harmonie avec ces contrées indescriptibles où les mots de nos langues si étrangères échouent. Cette nuit sera la plus courte nuit australe de l'année. Sensation de ne plus savoir si l'on glisse vers sa fin ou sa naissance.
          Le ciel demeura bleu nuit, les canaux tour à tour furent agités ou paisibles. Un phare clignotant, une balise, rarement parlèrent de limites. À peine s'assoupir et déjà le jour s'immisce dans la nuit. Entre les îles, les vaguelettes frétillent, respirent, à plusieurs reprises je les ai prises pour des petits poissons brillants et les dauphins s'amusant à l'aube pour les crêtes de vagues fantaisistes. Parfois le  Yhagan glisse sur un long miroir qui tout soudain moutonne et menace si un courant d'air s'infiltre. Nous louvoyons entre des îles oblongues, étroites, des arbres poussent dans les anfractuosités; ou bien ce sont des îles pelées, des îles dentées, des îles à dos ronds, tout cela respire une indiscipline harmonieuse et vierge. Les grains nous accompagnent, ils aiment voyager, les grains d'étain qui éteignent l'eau pour mieux laisser cligner au loin une lueur inédite.
          Le Yhagan va son rythme imposé par le labyrinthe; rythme proche d'un chalutier breton qui vous laisse le temps de relever le chalut, le chahut des mots qui en vous naviguent et à peine se laissent prendre. À mesure que nous descendons, une rive reste dans le gris, dans le grain et l'autre en profite pour capturer un rayon. À bâbord, c'est la cordillère de Darwin, émoussée, des arbres s'accrochent à la roche; ou bien c'est une île qui se dore les bosses dans un cirque plombé; des chapelets d'îlots, des petits pois sur l'eau. [...]
          Un vent d'ouest se lève, le canal principal prend couleur et allure d'océan, nous sommes dans les Furious Fifties et la violente monotonie des superlatifs est une épreuve. Tout bouge, tout change, tout recommence, c'est une infinie répétition  de l'étonnement. Lassée de vous extasier vous fermez un instant vos yeux de nuit presque blanche et les rouvrez sur un cirque de canines pointues. Lumière, lumière, les nuages inventifs saturent les objectifs, le vent retrousse les vagues au pied des pics statiques. Démesure, démesure,  l'australité est un défi géographique où le temps n'a plus cours. [...]

            Sur les portulans d'autrefois, au-dessus de cet archipel insaisissable était écrit en grand: BROUILLARDS.  55° Sud, au-delà de la fin du monde.

 

 

                                                           Extraits inédits de Ma Boussole chilienne, 2012.