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Aurélia Becuwe, Babeluttes,

Fragments du grand secours

Après plusieurs publications en revues, dont La Femelle du Requin, Aurélia Becuwe sort son premier livre aux éditions Conspiration sous les auspices du poète québécois Gaston Miron : « La détresse n’est pas incurable qui fait de moi / Une épave de dérision, un ballon d’indécence / Un pitre aux larmes d’étincelles et de lésions profondes ». Les couleurs sont données : la facétie et l’angoisse offertes au prisme de la poésie.

Le titre renvoie irrésistiblement à l’enfance et à la bouche. Chaque fragment de notre texte, à sa façon, est un caramel collant, une babelutte, une lutte contre la souffrance des petits, qui colle aux dents et empêche de parler ou qui dégénère en parlerie incontrôlable, puisque le mot a pour origine ch’ti ou flamande l’idée de bavardage. Le silence ou la logorrhée sont des forteresses qu’il va falloir faire tomber par des stratégies à réinventer chaque jour, au cas par cas, au fil des pages.

Le livre fait alterner en miroir des fragments autobiographiques en italiques, qui vont d’une enfance sauvageonne dans les Flandres à un enseignement actuel et attentif en école primaire. L’enfance sert de terreau, aux sens propre et figuré, à la pratique de l’adulte – tous deux en dissidence inquiète et réjouissante. En effet, la narratrice est engagée personnellement dans son métier, offrant réparation de ce que l’on devine qui a dû être malmené, littéralement, à contre-courant d’une institution souvent bien sage, conservatrice, parfois aveugle. Mais l’intérêt du livre réside davantage encore dans le mélange des tons et des styles, mélange qui assure une porosité entre les êtres, les âges, les époques et court-circuite les hiérarchies de valeurs. Tout se passe comme si la délicate poésie des fragments qui renvoient à l’immersion dans le monde des sensations colonisait ou fécondait les passages rudes ou tordus qui évoquent les paroles d’enfants, les constats familiaux désastreux et les comptes rendus des improvisations théâtrales aux sujets iconoclastes mais ciblés, tels que « L’arbitre est mauvais » ou « Je me réveille ce matin. Ma mère (ou mon père) est devenu fou. ».

Aurélia BECUWE, BabeluttesEditions Conspiration, 2022, 132 pages, 16 €.

La poésie est ici membrane vibrante de la nature incorporée : « Je suis le Noé de fourmis emportées dans les ravines, des escargots desséchés, des oisillons chus, du papillon épuisé couché sur la déchirure de son aile poudrée. » ou encore : « La laisse de mer, comme des voies lactées qui se seraient écrasées, est composée de fragments de coquillages qui croustillent. […] La mer du Nord charrie son sable dans un tournis fracassant qui donne à ses roulis la couleur de l’airain. »

Une autre vertu de cet ouvrage est de témoigner, fût-ce avec cette arme des blessés qu’est l’humour, de la souffrance concrète des malmenés, de leur indigence vestimentaire, alimentaire, physique, culturelle, intellectuelle. Dans un état ultralibéral et donc punitif où les dirigeants proclament, à rebours de toute pensée collective de la société, la responsabilité de son sort par chacun, il est heureux qu’émergent de tels livres revivifiants. Non, le spolié n’est pas coupable d’être pauvre et abîmé, il est victime de l’abandon et de la confiscation.

La littérature remplit donc bien une fonction réparatrice, que ce soit par la catharsis théâtrale ou l’anamnèse, mais aussi politique. Alors, oui, la poésie s’engage et nous attendons avec impatience la suite d’une œuvre qui s’annonce sous les meilleurs augures.