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Pankhuri Sinha, la femme blessée

À l’heure où le Brexit a sonné le glas des échanges Erasmus entre Albion et l’Europe, Phankhuri Sinha aurait son mot à dire sur le sort de l’étudiante étrangère dans une terre d’accueil devenue pays d’exclusion et d’expulsion. Elle a écrit tout un recueil, Prison Talkies (2013), sur la douloureuse expérience de la vie en prison (2007), après que l’université de Buffalo, la prenant en traître, l’eut remise aux mains des services d’immigration américains.

. La perte instantanée de statut fut cataclysmique pour la jeune femme, qui se sentit trahie, victime d’une injustice, car elle était depuis longtemps établie aux États-Unis. Une autre perte de statut, liée à son divorce, ne fut guère moins traumatique. Sa relation avec la diaspora indienne à laquelle elle appartient a toujours été, avoue-t-elle, « tendue et problématique ». La diaspora, en effet, fidèle reflet de la tradition au pays, voulait lui imposer ses valeurs et son mode de vie, et c’est cette volonté qui fut la cause de la distanciation d’avec un époux qui, au départ, du temps qu’ils étaient étudiants (1993-1996), avait été son plus fidèle allié. Le schéma est, en Inde, par trop familier pour les jeunes couples.

Pankhuri Sinha, Twitter.

Si on lie cette histoire personnelle aux remous (matés par la pandémie) concernant la politique de citoyenneté, basée sur la religion, initiée par le gouvernement Modi, on se doutera que la biographie de cette poète originaire du Bihar, l’un des États les plus rugueux de la République indienne, vibre à l’unisson d’un des phénomènes épineux de notre époque, la question migratoire : « des gens qui attendent, des vies en transit ». C’est du Bihar que part le plus gros contingent de migrants vers les mégapoles indiennes. La vie de Pankhuri s’assimile aujourd’hui aussi à une forme de nomadisme, entre la provinciale Muzaffarpur et l’urbaine Delhi, comme elle le fit entre Amherst et Calgary. Guère étonnant que son œuvre soit bilingue (hindi, anglais, avec une prédominance du premier) et que le roman dont elle vient de commencer la rédaction traite de sa difficile relation avec la diaspora. Quant à sa poésie, de façon guère surprenante à la lumière de ce qui précède, elle la veut politique, la dit postmoderne, et elle pratique le vers libre.

La généralisation, quand on traite de l’Inde d’un point de vue occidental, a toutes les chances de se fourvoyer mais on distingue des « tendances » fortes et l’une d’elles concerne certaines femmes. On ne s’engagera pas ici sur le terrain de la « situation de la femme en Inde » mais disons que Pankhuri fait partie de ces Indiennes qui n’acceptent pas d’être bâillonnées.

Avec sa poésie, Pankhuri part au front. La poète est meurtrie mais pas terrassée, elle est véhémente. Son rythme suit sa respiration intime, ses longues exhalaisons, ses chutes promptes. Ses mots sont libérés des multiples traditions poétiques qu’offre l’Inde et qui, dans son cas, ne seraient que des carcans, un énième emprisonnement. Lorsqu’on l’entend déclamer ses vers, de ce ton si particulier qui est habituel dans son pays, et qu’on peut trouver en Occident un peu compassé, on croirait entendre une femme soumise. Mais, sur le papier, intellectuels et militants, les vers de cette historienne et professeure attirée par l’engagement politique prennent sa réalité à bras le corps : comme sa vie, ils sont préoccupés par l’existence débarrassée de tous ses fards, par la multiplicité des existences autour d’elle confrontées aux aléas de situations mouvantes et incertaines. Ils sont la continuation des discussions, des débats, des procès dont sont jalonnées les vies ballottées, notamment des femmes, dans une société tiraillée entre des pôles irréconciliables.

Libérée de la tradition, débarrassée de toute scorie lyrique - même si elle n’exclut pas la joie face à la neige ou à un rayon de soleil -, la poésie de Pankhuri Sinha n’en reste pas moins poétique au sens primordial : elle est l’expression d’un souffle, elle est un souffle. Je parle, donc j’existe. Et le bilinguisme paraît résoudre en elle la déchirure, par lui elle renoue les fils déliés. Elle est traduite en plusieurs langues indiennes et autres, et si c’est la première fois que des poèmes de Pankhuri Sinha sont publiés en français, on comprend bien que c’est dans et par le verbe, dans et par ses deux langues relayées par d’autres que, depuis qu’elle est publiée, cette femme panse ses blessures.

Those who crept inside all talks

 

Those who crept inside all talks
Were not necessarily
Creeper like creatures
Creepers that came close
Wrapped around
Encircled
And bloomed
In fragrant bunches of color
In those very ornate things called flowers
No, some were complete parasites
Far away from anything
So organic
Or the entire structure
Of flowers blooming
The land, the soil
The roots, the creeper
And whatever it was
That it had crept on.
Was it a tree like talk
Was it a bush like talk
Was it a total mess?
Was it a total forest
Made up of a conversation?
What bloomed?
Which colors spoke loudly?
Which colors had a fragrance?
What persisted?
What persevered?
What was so fleeting?
Momentary?
What’s everlasting
About momentary sparkles?
What made a promise
To last forever
Before being swallowed
By the dark?


Ceux qui s’insinuaient dans toutes les discussions


Ceux qui s’insinuaient dans toutes les discussions
N’étaient pas forcément
Des lianes 
Qui vous étreignaient
Vous enveloppaient                          
Serraient
Éclosant
En odorantes grappes de couleur
En ces entités alambiquées qu’on appelle fleurs
Non, certains étaient de simples parasites
Sans rien
D’organique
Comme une efflorescence
Ou toute la trame
de la floraison
Sol, terre
Racines, liane,
Quoi que ce soit sur quoi
Ça eût grimpé.
Était-ce un débat arbre
Était-ce un débat buisson
Était-ce un vrai foutoir ?
Était-ce toute une forêt
Qu’est-ce qui s’épanouissait ?
Qu’est-ce qui périssait ?
Quelles couleurs clamaient ?
Lesquelles embaumaient ?
Qu’est-ce qui persistait ?
Persévérait ?
Qu’est-ce qui était bref ?
Éphémère ?
Qu’y a-t-il d’éternel
Dans des miroitements furtifs ?
Qu’est-ce qui fit la promesse
De durer à tout jamais
Avant d’être englouti
Par les ténèbres ?

 

∗∗∗

The girl with the big eyes

Hurts
Really hurts
Plainly and simply hurts
Darkly and deeply hurts
That deep within
Or even on the surface
Easily visible
Everybody was wanting the pleasure of the kill
Was secretly harboring it
Hiding it
In some crevice inside
That ultimately the girl will trip and fall
She will simply loose it big
Be dead
Or some place close to it
It will all be over for her
The years of baby making
And she will be left barren
She will be left with nothing
The girl with big staring eyes
The girl with big empty eyes
They all knew it
And kept it hidden
Like the pleasure of the kill
Disguised in being right
Like the pleasure of the kill
For those who would never lift a gun
Or a knife
Or a hammer
Just do it plotting
Conspiring
Forever
Presenting her with the wrong turn
The wrong question
The wrong path
For her to see and walk
A creature of free spirits
To look, to bemuse
To ponder, to peruse
With her big empty eyes
Vacant now
Totally devoid of that pleasure of kill
That everybody else’s eyes had.

 

La fille aux grands yeux

 

Fait mal
Fait très mal
Tout simplement, tout platement mal
Sombrement, infiniment mal
Qu’au fin fond d’eux-mêmes
Voire à la surface
À la vue de tous
Tous brûlaient de l’envie de tuer
Entretenaient en secret
Dissimulaient
Dans une fissure enfouie
Le voeu que la fille trébuche, chute
Perde gros
Soit morte
Ou pas loin
Finies pour elle
Ses années de fertilité
Elle sera stérile
Perdra tout
La fille aux grands yeux, au regard fixe
La fille au grand regard creux
Ils le savaient tous
Le dissimulaient
Comme le goût du sang
Camouflé en rectitude
Comme le goût du sang
De ceux qui jamais ne tiendraient un fusil
Un couteau
Un marteau
Mais conspirent
Complotent
Ils lui suggéraient 
Toujours la mauvaise question
Le mauvais choix
La mauvaise voie
Sur laquelle s’engager, aller voir
Esprit libre
D’aller vérifier, déroutée
Cogiter, scruter
Avec ses grands yeux vides
Vitreux désormais
Totalement exempts du goût du sang
Présent dans le regard de tous les autres.

 

∗∗∗

Those In Charge

 

This was really atrocious
That those who were in charge
Of the larger system
The courts, the judges, and all the judgments
Were pre-occupied with the question
Of who had left whom
Without looking into the mechanics of how and why
In the cases of some very painful breakups
Very painfully caused breakups
Politicized
Like a teacher
Speaking from the side of one
Like the society
Crowning one the king
Without making the other
The queen.

 

Ceux qui étaient aux manettes

 

C’était affreux
Ceux qui étaient aux manettes,
Le système,
Tribunaux, juges et jugements
Étaient exclusivement préoccupés par la question
De savoir qui avait quitté qui
Sans examiner les ressorts du pourquoi et du comment
Dans le cas de très douloureuses ruptures
Ruptures très douloureusement causées
Politisées
Tel un maître d’école
Parlant au nom d’un seul
Ou la société
Qui couronne un roi
Sans faire de l’autre
Une reine.

 

∗∗∗

Still that poem

I still have that poem inside me
But cannot write
No one can write poetry like this
Its impossible
To write poetry
In so much pain
With the weather
Being made to hit you
With claws of steel
An ever present weather talk
With every move
When it almost controls
All movements
Not understanding
Not understanding at all
What the weather is to the poor man
And the rich man
What the weather is in times of war
And what the weather should be
How the weather was once lovely
Specially the snowfall
And is no more.

 

Ce poème encore  

 

J’ai encore ce poème en moi
Sans pouvoir l’écrire
Qui pourrait composer ainsi
Comment
Poétiser
Dans ces affres
Avec le temps
Dont sont braquées sur soi
Les griffes d’acier
Perpétuelle conversation sur la pluie et le beau temps
Dès qu’on bouge
Alors que le temps contrôle presque
Tous les mouvements
Sans comprendre
Sans comprendre du tout
Ce que le temps est au pauvre
Est au riche
Ce qu’est le temps en temps de guerre
Ce que le temps devrait être
Ou qu’il fut si beau
Surtout la neige
Et puis n’est plus.

 

∗∗∗

The golden coin

A golden coin
A dollar coin
Danced in front of me
Like someone had tossed it
Or simply held it between their fingers
As that man came in
Bought hot chocolate
And began to sip with reading
That coin danced in front of me
Like someone held it
In between their fingers
And showed all it could buy
Specially the hot chocolate from the vending machine
And all things from the vending machines outside
And from the counter of the cafeteria outside
All the whiff
And the aroma
Hot and sweet and spicy
And salty
So hard to explain
The hot steam of food
Smelling it
In cold weather
On a cold day
With a bad cold
Stuffy nose
Choked voice
Almost asking
Well
How much would it buy?
And will there be more coins?
A heap of them
Clanking?
This was after the snowfall
After winter
After the war had already been lost
All her energy depleted
Faith gone
This was after they had broken her final stand
And yet
Somewhere she resisted
Something boiled inside her
As he sipped
Eluding again
To that consuming debate
The subject, object dichotomy debate
As he simply lifted his cup
And turned the pages
And why was it not so normal
Just the grand public sphere
The grand café
The women liberated
The reading
In the professional sphere?
Why did that dollar coin
Dance so loudly?

La pièce dorée

Une pièce dorée
Une pièce d’un dollar
Dansait devant moi
Comme si on avait tiré à pile ou face
Ou l’avait seulement tenue entre les doigts
Lorsque cet homme entra
Acheta un chocolat chaud
Se mit à le siroter en lisant
Cette pièce dansa devant moi
Comme si on l’avait
Tenue entre les doigts
Pour montrer tout ce qu’on pourrait acheter avec
Surtout le chocolat chaud du distributeur
Les choses des distributeurs dehors
Au comptoir de la cafétéria dehors
Toute l’odeur
L’arôme
Brûlant, sucré, épicé
Et salé
Si difficile à décrire
La vapeur brûlante de la nourriture
La humer
Par temps froid
Par une journée froide
Avec un mauvais rhume
Le nez pris
La voix étouffée
À quasiment demander
Alors
Que peut-on se payer avec ?
Et y en aura-t-il d’autres ?
Un tas
Tintant ?
C’était après l’hiver
Après la neige
Après que la guerre avait été perdue
Elle n’avait plus d’énergie
Plus la foi
C’était après qu’ils avaient brisé son ultime ressort
Et malgré tout
Elle résistait, bon an mal an
Bouillait intérieurement
Alors qu’il sirotait
Esquivant encore
Ce débat dévorant
Le débat dichotomie sujet, objet
Tandis qu’il levait sa tasse
Tournait les pages
Et pourquoi n’était-ce pas si normal
Juste l’imposante sphère publique
L’imposant café
Les femmes libérées
L’interprétation
Dans la sphère professionnelle ?
Pourquoi cette pièce d’un dollar
Faisait-elle tant de bruit en dansant ?

 

Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle

 

Just Names, Poème de Pankhuri Sinha, sur l’expérience des immigrants, sur les liens émotionnels que l’on ressent avec une terre étrangère, son ambiance, le fait d'y avoir vécu, et sur la douleur de ne pas y avoir trouvé de bases solides. Poème tiré du recueil Chère Suzannah.

Présentation de l’auteur

Pankhuri Sinha

Pankhuri Sinha est une poète bilingue, même si elle écrit plus dans sa langue maternelle hindi qu'en anglais.  Elle a reçu le prestigieux prix Girija Kumar Mathur en 1995. Ses deux premiers livres sont des recueils d'histoires publiées en 2006 et 2008, avec Gyanpith. Elle a ensuite publié deux recueils de poèmes en anglais, Prison Talkies en 2013 et Dear Suzannah en 2014. Puis, elle a publié quatre recueils de poèmes en hindi.
Elle est étudiante et enseignante d'histoire britannique moderne et enseigne actuellement dans une université gouvernementale du Bihar, en Inde.
Ses poèmes ont été traduits dans plusieurs langues indiennes comme le bengali, le marathi et en espagnol, en serbe, en népalais, en turc et en roumain. Elle-même a traduit des poètes hongrois, roumains, serbes, italiens et turcs.
Elle est également journaliste indépendante et a interviewé plusieurs politiciens et écrivains comme Shashi Tharoor, Mahesh Sharma, Mark Tully, la danseuse allemande Anne Dietrich...

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

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Arun Kolatkar, JEJURI

Arun Kolatkar est l’un des poètes d’un âge d’or (encore trop méconnu en France), le flamboiement artistique de Bombay entre 1960 et 1990.

Pour s’imprégner du contexte de cette sous-culture cosmopolite, on commencera par lire Mélanine, de Jeet Thayil (Buchet-Chastel, 2020). Thayil y évoque le milieu artistique sur lequel trôna le poète Nissim Ezekiel, au sein duquel Arvind Mehrotra, Adil Jussawalla, Gieve Patel et Kolatkar formèrent un groupe, auquel s’adjoignit, un peu plus tard, Namdeo Dhasal (alors qu’à sa frange se tint une seule femme, Eunice de Souza.)

Quoique issu du monde de la publicité, l’ascétique Kolatkar resta toujours très discret, publia peu, en marathi puis en anglais, et ne quitta pour ainsi dire jamais Bombay. Il y officia longtemps à la même table d’un café du quartier bohème de Kala Ghoda.

Arun Kolatkar, JEJURI, Traduction Roselyne Sibille, Éditions Banyan, 2020.

Il fit toutefois une excursion à Jejuri, bourgade banale et néanmoins haut-lieu dédié à la divinité Khandoba, qui compte de nombreux fidèles surtout dans le Maharashtra, d’autant plus nombreux chez les humbles dans la mesure où il agrège toutes les castes et toutes les communautés, y compris les musulmans.

Une particularité pittoresque du culte est le jet de poudre de curcuma (hélas remplacé, désormais, par un pigment synthétique), just a pinch of yellow, “juste une touche de jaune” qui, un peu partout dans la région, les jours de fête dédiés à Khandoba, recouvre effigies et fidèles, comme elle le fait toute l’année au temple de Jejuri.

Le poème The Butterfly (Le Papillon) s’y rapporte :

There is no story behind it. 
It is split like a second 
It hinges around itself.

 It has no future.
It is pinned down to no past.
It’s a pun on the present.

 It’s a little yellow butterfly,
It has taken these wretched hills
Under its wings.

 Just a pinch of yellow,
it opens before it closes
and closes before it o

 where is it

 

Photo © Bernard Turle, 2019.

Jejuri fit date dans l’histoire de la poésie indienne en anglais, d’où l’importance de sa publication en France aujourd’hui, même si - et peut-être surtout parce qu’il s’inscrit en contrepoint de la dérive hindouiste intégriste de l’Inde actuelle. Le profane et le sacré y sont équivalents et si le livre était publié aujourd’hui, les partisans de l’Hindutva prendraient les armes et tordraient le cou au poète. Chez Kolatkar, la campagne de Jejuri, ses collines sont wretched – un terme frère du waste dans le Waste Land de T.S. Eliot.

 

C’est un petit papillon jaune,
Il a pris ces collines infortunées
sous ses ailes.

 

En un succinct remake des Contes de Canterbury, le recueil s’attache avant tout à décrire le parcours d’un malicieux pèlerin par le biais de détails significatifs, témoins d’une réalité prosaïque qui met à mal le sacré : c’est, enclos dans une journée, un bref parcours initiatique au cours duquel sont confrontés à demi-mot l’antique croyance et la conscience moderne. Le papillon du poème, à la fois insecte et gerbe éphémère de curcuma, “s’articule en son centre”, split = fendu, “coupé en deux”, mais split aussi comme dans split second, un quart de seconde.

 

Il n’a pas d’avenir.
Il n’épingle aucun passé.
C’est un jeu de mots sur le présent.

 

 

Photo © Bernard Turle, 2019.

Le papillon (le présent, le futur passé de demain) est si fugace que, dans it opens before it closes / and closes before it o le poète n’a pas le temps d’écrire le second open - simplement o – que, oh, il n’est plus.

 

Juste une touche de jaune
qui s’ouvre avant de se fermer

 

On pourrait aisément voir là un commentaire sur le contraste entre la joyeuse effervescence du moment où l’humble fidèle visite le temple recouvert comme lui d’une fine poudre dorée, et les heures de voyage inconfortables qu’il doit affronter pour s’y rendre et en revenir - ou, plus globalement, la brève élévation de sa visite au temple et la longue marche forcée qu’est sa vie quotidienne.

Ailleurs, une vieille Porte médiévale de guinguois devient un symbole de l’état de la religion à l’époque de Kolatkar (1976 - qu’écrirait-il aujourd’hui, dans la nouvelle Inde théocratique ?).

 

Since one hinge broke
The heavy medieval door
Hangs on one hinge alone.

Depuis qu’un gond s’est cassé
La lourde porte médiévale
Pend sur un seul gond.

 

A prophet half brought down
From the cross

 Un prophète à moitié détaché
De sa croix

 

 

Photo © Bernard Turle, 2019.

La référence à la Croix situe la poésie de Kolaktar dans le mouvement urbain, internationaliste et oecuménique de son temps - à savoir loin de l’hindouisme religion d’État. Elle serait réprimée aujourd’hui, d’autant que la porte (médiévale comme la religion) est affublée d’un short qui sèche, image ô combien ironique, surgie dans les deux dernières strophes, qui semblent lui accorder un rôle subalterne :

 

Hell with the hinge and damn the jamb.
The door would have walked out
Long long ago

 If it weren’t for
that pair of shorts
left to dry upon its shoulders.

Enfer de charnière et damnation du montant.
La porte serait partie
depuis très très longtemps

s’il n’y avait eu
ce short
mis à sécher sur ses épaules.

 

 

Autant ou plus que la quête de l’éternel, c’est la rencontre du transitoire qui prévaut, comme le short prosaïque ; nombre de poèmes, Le bus, Le seuil de la porte, Collines, Entre Jejuri et la gare… sont consacrés aux étapes intermédiaires de l’excursion.

Dans Entre Jejuri et la gare voisinent le sacré et la plus que profane : sacrilège suprême, dont le fils du prêtre “préfère ne pas parler” : its sixty three priests inside their sixty three houses/ huddled at the foot of the hill/(…/…)/ you pass the sixtyfourth house of the temple dancer/who owes her prosperity to another skill./  Après avoir passé les maisons des prêtres, “leurs soixante-trois maisons/ blotties au pied de la colline/ (…/…) Tu passes devant la soixante-quatrième maison, celle de la danseuse du temple, qui doit sa prospérité à une autre compétence”.

Avec ses six parties, le dernier poème du recueil, La gare, enfonce définitivement le clou :

 

 the indicator

 a wooden saint
in need of paint

 the indicator
has turned inward
ten times over

 un saint de bois
ayant besoin d’un coup de peinture

l’indicateur
enroulé sur lui-même
dix fois

 

swallowed the names
of all the railway
stations it knows

removed its hands
from its face
and put them away

in its pockets 

a avalé les noms
de toutes les gares
qu’il connaît

a retiré ses mains
de son visage
et les a mises
dans ses poches

 if it knows when
the next train’s due
it gives no clue

the clockface adds
its numerals

the total is zero

s’il sait quand
le prochain train est attendu
il ne donne aucun indice

le cadran de l’horloge additionne
ses chiffres

le total est zéro

 

Et c’est cet ironique zéro qui semble résumer le pélerinage de Kolatkar, si ce n’est que

 

 

 

the setting sun
touches upon the horizon
at a point where the rails
like the parallels
of a prophecy
appear to meet

the setting sun
large as a wheel

le soleil couchant
aborde l’horizon
au point où les rails
comme les parallèles
d’une prophétie
semblent se rencontrer

le soleil couchant
grand comme une roue

 

 

 

Le recueil est inclus dans le cycle d’une seule journée, du lever au coucher du soleil, qui marque le passage du temps en apparaissant régulièrement au fil des vers, rythmant la vie, la vie simple mais pleine et variée. De sorte que, en fin de compte, le zéro rejoint l’infini.

 

Présentation de l’auteur

Arun Kolatkar

Arun Kolatkar est un des plus grands écrivains indiens.

. En 1949, il obtient son diplôme à la Rajaram High School à Kolhapur où le marathi était la langue d'enseignement. Ensuite, il apprendra l’anglais et fera des études d'art à Bombay.

Il a été un graphiste reconnu, et a remporté à six reprises le prestigieux prix CAG (Communication Arts Guild). Il est surtout devenu l’un des principaux poètes de langue anglaise du pays.  Il est à la fois un poète de Bombay (ville dont son œuvre est indissociable) et un poète du monde, avec lequel sa poésie ne cesse de dialoguer.

Il est décédé en 2004, d’un cancer de l’estomac.

Poèmes choisis

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Sonnet Modal, poète indien

Bengali, fondateur des Chair Poetry Evenings et de The Enchanting Verses Literary Review, Sonnet Mondal (1990-) promène ses poèmes sur le net, sur le papier et physiquement, de la Macédoine à la Turquie, de la Suède au Nicaragua et dans de nombreuses universités américaines.

Pour lui, la poésie, plus que le roman, est le fer de lance de la littérature indienne contemporaine. Il milite pour le renouveau de la poésie bengalie et la perpétuation de la poésie indienne, entre autres en anglais, mais pas seulement ; à l’instar de nombre de poètes indiens d’aujourd’hui, il considère que c’est au niveau des traductions entre langues indiennes que se passent les échanges les plus significatifs. Sa poésie, qui peut être intimiste, se révèle très engagée à d’autres moments. Positive et enthousiaste à son heure, il lui arrive d’adopter un autre ton lorsque son auteur tacle la guerre, notre époque et ses travers : Sonnet s’implique dans le monde ​actuel, littéraire ou pas, et, comme certains de ses condisciples et compatriotes, mène de front un militantisme poétique acharné et un militantisme politique désabusé.  

La poésie indienne anglophone, qui n’a pas en France le rayonnement qu’elle mérite, se targue de ses propres traditions et qualités lyriques, de ses propres approche et style.

Art bouddhique, Hevajra Mandala, -500 avant Jésus Christ, Arpoma.com.

Depuis l’Anglo-Indien d’origine portugaise Henry Louis Vivian Derozio (1809-1831), premier représentant de cette tradition, jusqu’aux contemporains comme Sonnet Mondal, en passant par Toru Dutt (1856-1877), une Bengalie qui écrivait en anglais et en français, Nissim Ezekiel (1924-2004), issu de la communauté des Bene Israel à Bombay, A.K. Ramanujan (1929-1993), fervent défenseur des dialectes, et Jayanta Mahapatra (1928-), qui en 2015 a refusé sa Padma Shri en signe de protestation contre la montée de l’intolérance en République indienne, elle s’est imposée partout.

Toutefois, dans la mesure où la confrontation entre l’anglais censément officiel et l’anglais indien (ou hinglish), directement perceptible par le lecteur britannique ou américain, ne l’est pas par le francophone, le passage en français est délicat, tant il est mal vu à Paris de “déformer” notre langue. Qu’à cela ne tienne, voici des poèmes de Sonnet Mondal présentés ici sans insister sur leurs idiosyncrasies passagères ; à un avenir incertain (quand la francophonie sera moins métropolocentrée) reviendra de mieux souligner en quoi l’hinglish diffère du brexitien, lui apporte un charme et une force qui l’enrichissent.

∗∗∗∗∗∗

 

POEMS/POÈMES

Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle

 

Strange Meetings

 

Sometimes we run into someone
just for once in our lives

and our bones refuse 
to fit inside the skin

the same way.

Plans proceed as waves
and recede as doubts.

 A  fleeting joy.  
with gnawing pangs
of apprehension

 the stretch between 
experience and fear

seems like the time taken by a  fish
to reveal and conceal itself

in front of a  fish hook.

 

 

 

 

 

Singulières rencontres

 

Parfois nous croisons quelqu’un
une seule fois dans notre vie

et nos os rechignent
à se remettre en place

dans notre chair.

Des projets fusent en houles
et refluent en doutes.

Joie passagère,
tourment pétri
d’appréhension,

l’abîme entre 
expérience et peur

est tel l’instant où le poisson
se montre puis se défile

confronté à l’hameçon.

 

Locked

 

Sometimes 
the iron in a lock 
must be thinking
why was I moulded
into something as such!

 A life that came
with boldness
got swept into
isolation — by the tongue
of a melancholic rust

hanging like a slave
to the will of the key
and fingers.

 

Verrouillé

 

Parfois 
le fer d’un cadenas
doit se demander :
pourquoi m’a-t-on
modelé ainsi ?

Une vie pleine
d’allant
fut recluse
par la languette
d’une rouille taciturne,

soumise, esclave
du bon vouloir d’une clé
et de doigts.

 

 

 

The Ragpicker

 

It was amazing how
the little girl came
to me and asked 
for a coin.

The world is 
throwing less wastes,
it seems.

Earlier ragpickers
were reticent 
or perhaps I am
a dustbin 
of riches now.

 

 

 

 

 

La petite chiffonnière

 

Étonnante, la façon
qu’eut la fillette
de venir à moi,
réclamant une pièce.

Le monde
rejette moins de détritus,
semblerait-il.

Les chiffonniers d’avant
étaient plus réservés
ou suis-je devenu
une poubelle 
de riche ?

 

From Tushar’s Apartment [Malabar Hills, Mumbai]

 

A stable flute pushes me
and a drunken gale retaliates.

My life drifts     like a stranded kite
between the melodious and the mysterious.

Nature gazes like a winsome stranger 
strolling     dancing     jumping
like the Bauls of Bengal.

Chirrups of mystic birds 
ride on the chariot of the sea
pulled to the shore by its horses.

Thoughts     in an intercourse
with naked wave
scream of a world lost in lust.

Hypnotism of the inconclusive
charms me into the grey
of pregnant clouds and pensive waves.

In front of paradoxical nature-sounds.         
                       I realize
My mind is heavier than my soul.
      What seemed impossible 
               was always possible.

Dear Nature — I am thinking
if to marry you 
or, keep you as an escort!

 

 

La vue depuis l’appartement de Tushar [Malabar Hills, Mumbai]

 

Une flûte étale me pousse de l’avant
puis un coup de vent ivre riposte.

Ma vie louvoie   cerf-volant ballotté
de mélodies en mystères.

Séduisante inconnue   la nature observe
flâne   danse   saute
tels les Bâuls du Bengale.

Des oiseaux mystiques pépient
montés sur le chariot marin
tiré par ses hongres jusqu’à la grève.

Mes pensées    accouplées
à des vagues nues
entonnent un univers plongé dans la luxure.

L’hypnose du non-concluant
me happe dans la grisaille
de nuées enceintes et de flots songeurs.

Face aux sons contradictoires de la nature
                          je comprends
que mon esprit pèse plus que mon âme.
      Ce qui semblait impossible 
                a toujours été possible.

Nature chérie — je m’interroge :
Dois-je t’épouser
ou te garder comme escort ?

 

 

 

 

 

 

 

 

RÉFÉRENCES

 

Sonnet Mondal | Site personnel
www.sonnetmondal.com

Directeur| Chair Poetry Evenings, Kolkata
www.chairpoetryevenings.org

Rédacteur en chef | The Enchanting Verses Literary Review
www.theenchantingverses.org

Rédacteur Inde | Lyrikline Poetry Archive, Berlin (Haus für Poesie)
https://www.lyrikline.org/
https://www.lyrikline.org/en/partner/ 

 

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Les contributions de Bernard Turle

Présentation de l’auteur

Sonnet Mondal

Born and brought up in Kolkata, West Bengal, Sonnet Mondal is an Indian poet, literary curator, editor, and author of Karmic Chanting (Copper Coin 2018), Ink and Line​ (Dhauli Books, 2018) and five other books of poetry. He has read at literary festivals in Macedonia, Ireland, Turkey, Nicaragua, Sri Lanka, Germany, Italy, Ukraine, Hungary, and Slovakia. His writings have appeared in several publications across Europe, North America, Asia, and Australia. Recent works have appeared in the Xavier Review, Kyoto Journal, Rochford Street Review, McNeese Review, Irish Examiner, Palestine Chronicle, Indian Literature, and Asia Literary Review.

Mondal was one of the authors of the “Silk Routes” project of the International Writing Program at the University of Iowa from 2014 to 2016. Founder director of Chair Poetry Evenings International festival, Mondal edits the Indian section of Lyrikline Poetry Archive (Haus für Poesie, Berlin) and serves as the editor in chief of Enchanting Verses Literary Review. His works have been translated into Hindi, Italian, Chinese, Turkish, ​Slovak, Macedonian, Slovenian, Hungarian, and Arabic.

 

Poèmes choisis

Autres lectures

Sonnet Modal, poète indien

Bengali, fondateur des Chair Poetry Evenings et de The Enchanting Verses Literary Review, Sonnet Mondal (1990-) promène ses poèmes sur le net, sur le papier et physiquement, de la Macédoine à la Turquie, de [...]




Karthika Naïr, Until the Lions – Echoes from the Mahabharata

Frêle jeune femme, Karthika Naïr s’attaque et se mêle aux géants, est une géante. Et une discrète Amazone. En s’affrontant au Mahabharata, l’une des deux immenses fresques fondatrices de l’hindouisme avec le Ramayana, elle s’inscrit dans une longue et inlassable histoire d’écritures et réécritures de cette grande épopée qui relate les fardeaux infligés par les anciennes générations aux nouvelles.

Dans la vie courante, Naïr bataille entre scène et clapotis sur le clavier, entre mots et corps : son Until the lions a fait l’objet d’une adaptation dansée à Sadler’s Wells et sera (en 2020) donné en opéra à l’Opéra national du Rhin. Akram Khan, qui adolescent participa au légendaire Mahabharata de Peter Brook, chorégraphie ses vers : tels les hommes mythiques sur les femmes, grandes oubliées du mythe, Akram prend appui sur la poésie de Karthika comme nos corps sur nos métatarsiens et nos métatarsiens sur la Terre mère.

De son côté, Naïr s’appuie sur le contexte indien multiple, notamment le polylinguisme, pour nous livrer une polyphonie aux inspirations, f(r)actures et teneurs variées, qui dépassent d’ailleurs volontiers les frontières de l’Inde comme de la « grande » culture : elle dessine, tisse et tend ses subtils fils d’araignée gracile entre poésie mystique penjabi et mise en page (entre autres) résolument contemporaine, entre sestina provençale, landay afghan et références aux dialogues du Bollywood des années 60.

KARTHIKA NAÏR Until the Lions – Echoes from the Mahabharata, 
Arc Publications, Todmorden, 2016, 293 pages, 15 € 16.

 En Inde, Until the Lions a remporté le prestigieux prix Tata normalement réservé aux romans, comme en Angleterre en 2010 le poème A Scattering de Christopher Reid avait remporté le Costa Book Prize. C’est donc une victoire (notre vocabulaire se laisse influencer par la fougue belliqueuse du Mahabharata), de la poésie sur le roman – dans ce cas précis, de la poésie indienne en langue anglaise sur le roman indien en langue anglaise, qui se taille d’ordinaire la part du lion non seulement sur le marché mais aussi dans l’esprit des critiques. Notons que Jeet Thayil, romancier et poète lui-même, dont un commentaire apparaît sur la couverture de la version indienne de Until the Lions, a consacré son récent deuxième roman aux poètes des années 80 à Bombay, à paraître en France (2019) dans une traduction de l’auteur de ces lignes : soufflerait-il une brise délicate au milieu des miasmes colossalement putrides de l’époque?

 Until the Lions n’est pas romanesque mais de l’ordre de la poétique. S’ancrant dans une réalité invue de l’ample texte, plus que biblique ou homérique, attribué à Vyasa ( IVe av. J-C./IVe apr. J-C.?), Karthika Naïr le revisite à-bras-le-corps. On aurait toutefois du mal à traiter d’épique son subtil remaniement, tant elle ne garde de l’épopée que ce qui, justement, n’appartient pas à son image dominante, virile et idéalisée : elle préfère s’infiltrer dans les failles, frayer avec les oubliées, les laissées-pour-compte de la grande fable.

Son sous-titre (Échos du Mahabharata) l’indique bien, le livre est fait de blancs, d’élisions, de rebonds, de relectures et relectures de relectures de la matrice, dont il n’existe d’ailleurs pas vraiment de version originale ; mais aussi de sauts temporels et autres entre passé et présent. Des sauts légers, aériens comme une danse, et comme une danse éminemment pesants, charnels  et puissants, voire violents. Signe de l’élasticité de la méthode de Naïr, il arrive que la forme se modifie au sein même d’un poème, afin de mieux souligner les différences entre les incarnations.

Le titre du volume vient de l’écrivain nigérian Chinua Achebe : “Jusqu’à ce que les lions aient leurs propres historiens, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur.” Dans ces Échos du Mahabharata, les lions sont les femmes : amantes ou servantes –personnages secondaires ou pas de la mâle épopée –auxquelles la parole est ici enfin permise au fil de poèmes d’une belle grâce érotique, autant que dans des monologues dramatiques. Le récit s’articule autour de voix de femmes et du personnage de la matriarche Satyavati, le tout créant une contre-généalogie matrilinéaire.

S’il faut céder un instant à l’hellénocentrisme, disons que l’ensemble est animé d’un pathétique à la Troyennes. Non que l’histoire du sous-continent indien ait eu besoin de la Grèce ou d’Euripide pour abreuver sa terre de sang, de haine et d’hégémonie religieuse masculine. “Nulle mère ne devrait avoir à allumer le bûcher de ses fils. Non. Nulle mère ne devrait/ survivre à son sang. Moi si, moi si./ Le coeur n’a pas d’os à briser./ Il continuera de battre, néanmoins.” Le c(h)oeur des femmes fortes, fières, grinçantes et tapageuses continuera de supporter, colérer, crier vengeance, se lamenter – de dire et maudire. Naïr dit et maudit sa geste, elle la brode avec fougue, maestria et finesse à la fois.

Malgré la virulence de ses créatures, elle-même n’est pas dans une contestation frontale de féministe aguerrie, plutôt dans un décalage qui ajuste le texte sacré comme si de rien n’était, comme un couturier ou plutôt une couturière qui, par une à peine perceptible modification d’une pièce ou d’une couture, transformerait le corset, le carcan, la camisole, la carapace, l’armure en vêtement fluide et libre. Ce vêtement dont on lit en filigrane dans ce Mahabharata déconfisqué que la citoyenne indienne d’aujourd’hui, prisonnière de la dictature religieuse naissante, aurait bien besoin de le revêtir, et vite.

“Quand le roi décide de me violer, moi ou mes soeurs, personne n’emploie le mot ‘viol’. Ce mot n’existe pas dans l’univers du roi. Ce corps n’est qu’une des myriades de provinces qui sont siennes, du nombril au téton et à la paupière, de la plante du pied au clitoris.”

 




Hommage à Laurence Millereau

REST IN WHITE & YELLOW

Laurence Millereau fut une beauté, une libraire et une poète, dans cet ordre (chronologique ou pas). Tout du long, aussi, une amoureuse. Et souffrante, dès l’âge de vingt-cinq ans – facette de son personnage qu’elle taisait farouchement mais qu’on ne peut gommer dans une évocation de sa vie dès lors que le mal a eu le dernier mot : en outre, donc, courageuse. L’une des dernières phrases qu’elle m’ait soufflées au milieu des tubes, le jour de son départ : « Je meurs en femme libre. »

Habitée par les passions, elle poursuivit de son indéfectible assiduité quelques lieux et quelques êtres. Paris, Mailly-le-Château, Toulon : ses lieux, toujours, furent avant tout le décor de carrousels humains, de palpitations des tréfonds. Tout a commencé dans le jardin paternel,

où le corps insatiable se plaît à vibrer longtemps aussi loin qu’à la nuit nouvelle dans ses odeurs de lavande et de chèvrefeuille .

Elle a terminé son existence dans un studio au fond d’un jardin méditerranéen, auxquels se réduisit de plus en plus son univers et où elle fit tourner solitairement son propre manège au rythme de ses respirateurs 

jusqu’aux lendemains où l’ombre est silence .

Elle faillit mourir deux ans avant sa mort et ne survécut ce temps-là qu’artificiellement, inhalant la vie à l’aide d’une puis de deux machines et aidée merveilleusement par sa sœur Sophie. Ce sursis, loin d’être une descente aux enfers, quoique d’une physicalité aussi terrible que « miraculeuse » (dirent ses derniers médecins), elle le mit à profit, après une phase d’amnésie et les affres d’un syndrome de la page blanche, pour écrire, écrire encore et toujours.

Et, par l’écriture, elle s’éleva. Elle s’éleva et nous éleva

jusqu’au réveil des joies premières et de l’éclat du soleil .

Plume solaire, écrire, elle l’avait toujours fait et les archives qu’elle laisse nous en imposent, autant que sa bibliothèque. Écrire, de plus en plus recluse, devint son activité unique, moteur et raison profonde de sa survie. Louise Brooks au casque noir, aux lèvres sang, au regard médusant, elle fut sur le tard Colette (elle admirait la vieille écrivaine posée sur un fauteuil dans les combles du Palais-Royal). Laurence dans son fauteuil, recevait ses rares amis artistes, rarement, et seulement après le passage de la coiffeuse, l’application du rouge ; le regard n’a jamais flanché, il est bien là et nous poursuit dans l’un de ses derniers portraits pris par Raoul Hébréard.

Avant d’être immobilisée (et refusant obstinément qu’on la dise telle), elle avait eu la force de produire deux textes en prose. La Clowne revient avec humour sur son arrivée dans les années 1970 à Paris, où, jeune provinciale éprise, elle apparaît comme une Rastignac aux ailes d’emblée rognées par l’amour puis brisées par la maladie de Crohn. Dans Les Génies de la librairie, elle conte, par le biais d’une série de vignettes volontiers acides mais souvent admiratives, les dessinateurs, écrivains et v.i.p.s qu’elle honora d’expositions et de cocktails dans sa librairie du Marais, Biffures : à la fin des années 1980, ce fut l’une des meilleures de la capitale, avant d’être coulée par la guerre du Golfe.

Laurence redescendit alors accablée à Toulon et c’est là que, de plus en plus rivée et bientôt clouée à son clavier mi par penchant mi par le sort, elle écrivit les deux précédents ouvrages (n.p) puis, progressivement, se consacra à sa passion première, la poésie. Poésie qui est comme le miroir inversé, versant sérénisé de la fougue vengeresse qu’elle mettait à vivre.

Lorsque je la vis ainsi cloîtrée, coupée du monde, sachant son goût pour les haïkus, je lui suggérai d’en écrire et de les publier sur Twitter, dont le format me semblait adapté. En quelques semaines, elle dépassa les mille abonnés mais, au bout de deux ou trois ans, ses tweets politiques, contrepoint de sa création poétique, lui valurent le genre d’échanges au vitriol qui semblent donner le la des réseaux sociaux. Elle arrêta de tweeter.

L’observant une fois de plus prostrée, malgré mes réserves par rapport au phénomène, je lui conseillai de se tourner vers Facebook – dont, de manière charmante, elle prononçait le « Face » à la française. Je lui en vantai la plus grande légèreté et la possibilité de jouer avec des visuels. Très vite, lorsqu’elle fut enfin convaincue, elle appartint à une large « communauté » qui suivit assidûment son abondante production. Hormis ses collaborations livresques avec des artistes telle que Sophie Menuet, c’est là qu’était son public et c’était désormais son seul lien avec la vie culturelle telle qu’elle l’avait connue et alimentée.

Elle se forgea alors, presque à son insu, un ultime personnage, son moi de Fb, que les internautes amateurs de poésie percevaient comme une femme active, énergique et engagée dans la société autant que talentueuse, sensible et fine arrangeuse de mots : les adjectifs ne manquaient pas pour louer cette contributrice qu’aucun.e « ami.e » de l’Internautie n’aurait pu se représenter figée face à un carré de jardin dont elle ne pouvait plus arpenter les deux allées disposées en croix, qu’elle a voulues à la fin bordées de fleurs blanches et jaunes.

Elle ne supportait de courant d’air que produit par sa main sur le clavier. Comme on envoie des baisers sur un quai de gare, par le biais des nouvelles technologies elle envoyait les mots voyager à sa place.  

 




Ping-pong : Sudeep Sen, Incarnat /Incarnadine

 

L’écriture de Sudeep Sen est à l’opposé de la profusion de son c.v. et de la surabondance qui, aux yeux de l’Occidental, caractérise l’art indien. Comme d’autres auteurs du sous-continent, Sen refuse d’être enfermé dans un quelconque exotisme, malgré la forte présence d’une indianité revendiquée dans sa personne et son discours, de couleur locale et d’une forte charge sensorielle dans sa poésie. C’est un artiste (il a, d’ailleurs, plusieurs cordes à son arc : la photographie, entre autres) international. Originaire du Bengale, il vit à Delhi et parcourt la planète d’Est en Ouest, et vice versa : il traîne ses guêtres de l’université de Columbia à Amsterdam, en passant par Shanghai, Edimbourg ou Struga. Partout, il collectionne prix et résidences, et les traductions de ses poèmes s’accumulent, d’Estonie en Macédonie. C’est un auteur moderne, si cela signifie, d’une part, que sa thématique est « globale » et, d’autre part, que les mots que, parcimonieusement, il choisit, résonnent chaque fois dans un silence qui en accentue la portée. À l’image de l’architecture contemporaine, sa poésie pose un a priori : le vide.

Pour son traducteur (Sen comprendra le souci de ce dernier puisqu’il l’est lui-même, en outre, traducteur, comme on l’est aisément dans un pays où cela fait partie de la fibre langagière), quand le nombre de syllabes d’un vers est très réduit (as phrases fold/ so do veils), la marge de manœuvre est réduite. Entre la proximité de sens et la fidélité au rythme, que choisir ? Whisky, whisk away

Je ne crois pas, néanmoins, que la poésie, ainsi qu’on le rabâche, soit plus difficile à traduire que la prose. C’est autre chose, voilà tout. Et la même. La musique y sonne encore plus fort, certes. Et le vide, donc, ce silence qui entoure le dit ? Comment parle-t-il, comment se transcrit-il ? Sans cesse, entre deux virgules : cette double et trouble question.

Valse hésitation, toujours, lorsqu’il s’agit de présenter un auteur qui sera nouveau à des locuteurs étrangers, entre, d’un côté, une approche pédagogique qui consisterait à prendre en compte la méconnaissance, par ce nouveau lectorat, à la fois du poète et de son contexte, et une autre, qui en ferait fi. Tout est là.

On doit trouver les mots qui clarifient/éclairent un texte qui est loin d’être évident, en raison d’un hermétisme qui n’est pas le fait du seul auteur mais également de l’ignorance, par le nouveau lectorat, du contexte dans lequel il compose. Contrairement à une autre idée reçue, la poésie n’est pas universelle même si, dans le cas de Sen, elle s’inscrit pleinement dans notre monde globalisé (Gaza, New York, un tableau de Cézanne). Le traducteur est, malgré tout, porté par le style même de Sen : une avancée posée, contemplative des mots qui très vite créent un paysage émotionnel directement accessible.