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Nous avons perdu Michel Cosem, ne perdons pas Encres Vives ! Rencontre avec Eric Chassefière

Éric Chassefière est l’auteur d’une quarantaine de recueils de poèmes, et a publié dans de très nombreuses revues. Membre du comité de lecture de la revue Interventions à Haute Voix, il a animé avec Jacques Fournier l’action Poézience de la Diagonale Paris-Saclay, destinée à permettre des interactions entre poètes et scientifiques. Une carrière de poète, un dévouement entier, pour porter la poésie, qui aujourd'hui le mène à  prendre le cours de la vie de cette si belle revue, Encres Vives, crée par Michel Cosem, disparu le 10 juin dernier. 

 

Eric Chassefière, vous reprenez Encres vives. Pouvez-vous nous parler de ces éditions ?
Encres Vives, c’est à la fois une revue mensuelle publiant des recueils de poèmes, chaque numéro consistant en un recueil d’un seul auteur, et une maison d’édition éditant des recueils dans deux collections : Lieu, proposant des poèmes liant un poète à l'un de ses lieux favoris (voyage, rêverie, méditation, quotidien, biographie, reportage), et Encres Blanches, plus spécialement réservée aux nouveaux poètes, ou aux rééditions de recueils publiés dans la revue. Ces recueils ont été longtemps calibrés sur 16 pages au format A4, qui vont devenir en 2024 32 pages au format A5.
Certains numéros de la revue sont particuliers, comme des anthologies consacrées aux poésies régionales, issues notamment du pourtour méditerranéen, ou à des maisons d’éditions, ou des numéros spéciaux dédiés à présenter l’œuvre d’un poète. Les recueils publiés dans la revue Encres Vives sont distribués aux abonnés, ce qui garantit aux auteurs un socle stable de lecteurs, tandis que ceux publiés dans les deux collections Lieuet Encres Blanches, à un rythme irrégulier dépendant du flux de tapuscrits reçus jugés de qualité suffisante pour mériter publication, sont proposés notamment, mais pas seulement, à la vente aux abonnés de la revue, qui reçoivent régulièrement des catalogues mis à jour des parutions dans les deux collections.
Il n’existe pas à l’heure actuelle de catalogue complet d’Encres Vives et de ses collections. Le catalogue établi par Jean-Marie David-Lebret sur le site web d’Encres Vives, bien que déjà fourni, présente des lacunes, d’autant plus nombreuses que l’on remonte dans le temps. Georges Cathalo m’a envoyé il y a quelques jours un catalogue chronologique recensant plus de 150 recueils de poèmes publiés par Encres Vives dans la période 1963-1983, 400 numéros environ étant paru dans la période postérieure. 
Le numéro de janvier 2024 sera le 529ème, suggérant d’ailleurs qu’un nombre significatif de recueils de la période 1963-1983 ont été publiés dans des collections annexes, hors série principale. Il faut savoir que dans les années 1970, Encres Vives était aussi une revue d’idées, prise dans les débats qui agitaient la communauté littéraire, notamment autour de la revue Tel Quel et de ses évolutions rapides à travers différents courants de pensée et orientations politiques. Cela n’est qu’au début des années 1970 qu’Encres Vives se stabilise, à travers notamment la relation nouée avec le GFEN (Groupe français d’éducation nouvelle), et l’arrivée dans le comité de rédaction de Gilles Lades, Michel Ducom, Chantal Danjou, Jean-Louis Clarac, Annie Briet et Jacqueline Saint-Jean, personnes qui pour la majorité sont encore présentes dans le comité de rédaction d’aujourd’hui.
Vingt ans plus tard, au milieu de la décennie 1990, apparaissent les deux collections Lieu et Encres Blanches, totalisant au jour d’aujourd’hui, respectivement, ≈400 et ≈800 recueils de poèmes, écrits par, resp., ≈160 et ≈300 auteurs. C’est au total plus de 400 poètes qui ont été publiés dans la revue et ses collections depuis le début des années 1980, le bilan global, incluant les vingt années précédentes, tournant autour de 500 auteurs (une recension exacte reste à faire), dont un nombre non-négligeable se sont fait un nom dans le milieu poétique. Plus que les chiffres eux-mêmes, c’est la constance avec laquelle Michel Cosem a mené son entreprise de diffusion de la poésie pendant plus de 60 ans qui impressionne. Encres Vives, au même titre d’ailleurs qu’un certain nombre de revues de poésie au long cours encore en activité aujourd’hui, c’est l’entreprise d’une vie, s’enracinant dans une démarche militante de libération de la parole par la poésie, revendiquée comme outil de désaliénation de la société de consommation imposée par la classe dominante. Car, pour Michel Cosem, c’est la Parole avant tout ! Et Encres Vives, en tant que lieu de création de la Parole libre, et malgré la modestie de sa présentation, en est la parfaite incarnation.
Pourquoi avez-vous décidé de reprendre Encres Vives ?
Comme de nombreux poètes qui ont dû leur élan initial en poésie à l’existence d’Encres Vives, je n’ai pu m’empêcher, apprenant la mort de Michel Cosem (décédé le 10 juin 2023), de me dire qu’une pareille entreprise méritait d’être reprise et poursuivie, si ce n’est encore amplifiée. Encres Vives est un monument dans le paysage de la poésie française, tant par la personnalité de son fondateur, à la sincérité et à la générosité éprouvées, que par la dimension cyclopéenne du corpus de poèmes réuni en son sein. Beaucoup doivent leur persévérance à écrire et publier à Encres Vives, sans laquelle ils se seraient rapidement découragés dans un paysage éditorial par nature contraint du fait des coûts de fabrication élevés du livre classique (qui ont encore bondi), et du faible nombre d’acheteurs potentiels. Grâce à Encres Vives, une brochure bon marché permettant une publication à bas coût, et offrant aux auteurs un lectorat d’abonnés par définition fidèles, le paysage poétique français est plus riche et diversifié qu’il ne l’aurait été sans cela. Paul Sanda qui, avec sa compagne Rafael de Surtis, fait de magnifiques livres, m’a dit un jour m’avoir édité après avoir téléphoné à Michel Cosem. Encres Vives a été pour beaucoup d’entre nous un tremplin et, ne serait-ce que par respect pour son fondateur, et par foi dans l’avenir de la poésie, dans une époque qui reste désespérément sombre, il m’a paru impensable que quelqu’un ne reprenne pas le flambeau. La proximité de la retraite, avec plus de temps disponible, m’a incité à tenter l’aventure. Quelques échanges téléphoniques avec Gilles Lades, puis, en octobre dernier, une réunion chaleureuse à une petite dizaine dans la maison Lotoise du poète près de Figeac, accueillis par sa compagne Annie Briet, ont fait le reste. Nous allons tenter de maintenir l’élan.
Quelle est la ligne éditoriale actuelle ? Combien y a-t-il de collections ? Allez-vous conserver ces éléments ?
Parlant de l’Encres Vives d’aujourd’hui, voici ce qu’en disait Michel Cosem : « Tout en demeurant dans un format modeste Encres Vives continue d’attirer, de retenir, d’influencer des générations nouvelles, en faisant preuve à la fois d’exigence et d’ouverture. C’est là je pense une volonté affirmée qui regarde plus certainement vers l’avenir que vers le passé. » Cela sera aussi notre ligne éditoriale : exigence et ouverture, loin de toute chapelle et de toute idée préconçue. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls, de nombreuses revues aujourd’hui peuvent s’honorer de maintenir le flambeau allumé, dans un esprit d’indépendance et de liberté. Nous essaierons de nous inscrire au mieux dans le concert de la Parole poétique d’aujourd’hui, dans une démarche qui ne peut être que collective. Pour les collections, elles resteront Lieu, que les voyageurs impénitents que sont de nombreux poètes apprécient tant, et Encres Blanches, ouvrant la voie de la publication à de jeunes poètes. La seule différence est que nous inclurons dans l’envoi aux abonnés des numéros de la revue, trois par trois tous les trois mois, alternativement un Lieu et un Encres Blanches, histoire de faire découvrir les collections et inciter les abonnés à acheter, à tarif réduit, d’autres numéros de ces collections.

Pourquoi la poésie ? Pourquoi vous être engagé dans cette aventure ?
Pourquoi la poésie, c’est une vieille histoire, qui remonte à l’enfance. Une joie ineffable à revenir, après mes études, passer mes étés dans le mas de famille, entre Avignon et Arles, sous l’emprise d’un sentiment d’émerveillement au sein de cette nature bruissant au vent, ces grands platanes du jardin berçant de leur souffle la mémoire des nuits. Des états frôlant l’extase, sur le fond d’une passion pour la musique de Bach, favorisée par la pratique du piano, et de la lecture de quelques poètes qui ont marqué ma jeunesse : Éluard, puis Char, puis Bonnefoy, surtout Bonnefoy, ce poète des clairs-obscurs qui m’a tellement intéressé. Je n’ai pas beaucoup lu de poésie, mon métier de chercheur m’a longtemps absorbé. Et finalement il n’y a que dans le « faire » que je me trouve bien. J’ai créé un master de planétologie, proposé des missions spatiales à destination de Vénus ou de Mars, un instrument pour une mission en cours vers Mercure, élaboré des hypothèses pour un changement climatique précoce sur Mars, créé pour un temps un département « Sciences de la Planète et de l’Univers » à Paris-Saclay réunissant astrophysiciens, géophysiciens et climatologues d’une dizaine de laboratoires de recherche, dirigé un laboratoire de géosciences à Orsay. Et jamais, durant toutes ces années, je n’ai cessé d’écrire de la poésie, même si j’en lisais assez peu par manque de temps.
Cette aventure, en poésie, est de la même nature que celles que j’ai tenté de mener dans ma vie de chercheur, avec plus ou moins de réussite. Fédérer autour de grands projets, faire rêver, agir en dehors des circuits institutionnels trop rigides (avec tous les inconvénients que cela comporte en termes d’efficacité immédiate). La poésie, dans ma vie, rejoint en quelque sorte la science. C’est une nouvelle étape, dans un autre champ. Là aussi, il y a un groupe à fédérer, des talents à révéler, des ponts à construire, en particulier entre poésie et musique, cela me tient à cœur. On verra bien.
Peut-on dire que la période est difficile pour les petits éditeurs ? Encres vives est-elle en danger ?
Je n’ai pas les chiffres en tête, mais la poésie, me semble-t-il ne se porte pas si mal. Il doit paraître pas loin d’un recueil par jour en moyenne, ou de cet ordre, non ? Et je crois que les ventes sont en hausse. En tous cas, la flamme brûle, même si elle n’éclaire qu’une toute petite minorité de citoyens. Il faudrait voir plus grand, que les éditeurs et revuistes se fédèrent au niveau national et trouvent des relais au plus haut niveau de l’État, des relais pour promouvoir un vrai apprentissage de la poésie à l’école, je parle de la vraie poésie, celle qui a la réputation d’être difficile et qui est au contraire celle qui part du plus profond et du plus vrai en nous, celle qu’entendait et parlait Michel Cosem immergé dans la pulsation de son Occitanie tant aimée. Souhaitons que notre ministre de la culture entende cette poésie-là. Mais c’est peut-être une utopie, sans doute la poésie ne sauvera-t-elle pas le monde malheureusement. Alors entretenons juste la flamme pour des jours éventuellement meilleurs.
Je ne crois pas qu’Encres Vives soit en danger. On n’a pas pour l’instant tout à fait autant d’abonnés qu’on l’espérait, même si l’on se rapproche de notre objectif. Cela va aller, on va repartir de toute façon, c’est l’essentiel. Nous avons déjà quelques beaux projets de recueils dans nos tiroirs. Et puis nous sommes une équipe : Annie Briet, la compagne de Michel Cosem, Catherine Bruneau, ma compagne, Jean-Marie David-Lebret pour le site web, et encore les compagnons historiques d’Encres Vives que sont, outre Annie Briet, Gilles Lades, Jean-Louis Clarac, Jacqueline Saint-Jean, Christian Saint-Paul, Michel Ducom. On réussit mieux à plusieurs que seul, pourvu que l’atmosphère soit bienveillante, et elle l’est.
Quelles seront vos premières actions ? Et les suivantes ?
Reprendre le fil des publications de la revue, calibrer un peu mieux la fréquence de publication des collections en fonction des recueils reçus et de notre capacité à les diffuser efficacement, identifier des médiathèques intéressées. Se rapprocher de la Maison de la poésie Jean Joubert de Montpellier, si possible aussi du festival Voix Vives de Sète, mettre en place des événements, lectures ou lectures-concerts, avec les recherches de financement que cela impose à l’échelle du territoire. Donc, tisser la toile, également d’ailleurs en région toulousaine. Les actions suivantes, je ne sais pas encore, nous verrons. À chaque jour suffit sa peine.
Mais en premier lieu, dans les semaines qui viennent, recueillir d’autres abonnements pour être mieux ancrés dans la communauté, et pour que nos auteurs aient plus de lecteurs.

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Entretien avec Pascal Boulanger — La philosophie, on devrait, pour bien faire, ne l’écrire qu’en poème. Ludwig Wittgenstein

La philosophie, on devrait, pour bien faire, ne l’écrire qu’en poème. Ludwig Wittgenstein

Poète, penseur, philosophe, essayiste, Pascal Boulanger est avant tout un homme à la recherche de justesse, du point d'équilibre entre le silence et la parole, et de moyens de se tenir debout et agissant dans un monde qui se perd dans des haines séculaires. Il incarne la conscience discrète et efficiente, l'humilité de ceux qui savent. Comment énonce-t-il les liens denses qui existent entre poésie et philosophie, c'est ce qu'il a accepté de nous confier. 

Pascal Boulanger, quel lien existe entre la poésie et la philosophie ? Ces deux disciplines sont-elles éloignées, ou bien proches, se sont-elles croisées, enrichies ? 
Peut-être faut-il, d’emblée, pour déjouer les classifications arbitraires, pour élargir le champ et offrir une vision panoramique plus dynamique, remplacer le mot « philosophe » par le mot «penseur». Le lien, du coup, s’établit différemment si la première exigence consiste à penser sa propre dépense, dans un monde à la fois excessivement ouvert et excessivement fermé.
Dans ma bibliothèque, et ce n’est pas qu’un détail, mes livres sont classés par ordre alphabétique d’auteurs. Autrement dit, ce sont les singularités qui m’importent, et non pas les disciplines et les registres d’écriture. Si je fais cette remarque, c’est sans doute parce que ma génération a été influencée par la notion de « texte », qui refusait d’opposer la forme-poésie à la prose.
Avant même de penser, je suis pensé, par un appel – celui du monde et de son jeu paradoxal – et par une foule de penseurs que l’on classe dans les domaines de la théologie, de la philosophie, des sciences humaines. Pour moi, ces classifications ne sont guère pertinentes.  A l’inverse, si je prends très au sérieux la fameuse lettre de Rimbaud à son professeur G. Izambard : Il est faux de dire : je pense. On devrait dire : on me pense (…).  Je suis obligé de questionner le statut de la vérité et de son habitation. Rimbaud a lu Descartes et il sait que le Je pense donc je suis n’est qu’une rassurante assurance narcissique d’un miroir ne mirant jamais qu’un autre miroir, dans un vide répété qui caractérise d’ailleurs une poésie envisagée comme simple supplément d’âme.

Arts Résonances anime au Festival "Voix Vives" de Sète une scène où les poètes invités sont traduits en LSF, ou créés en LSF et traduits en français. Ici, un poème de Pascal Boulanger, lu par l'auteur, traduit en LSF par Laure David, artiste sourde.

Quelle dynamique unit alors la poésie et la philosophie ?
Penser et écrire, penser en écrivant et écrire en pensant, c’est toujours faire un pas de côté. C’est échapper au désir mimétique et aux rivalités qui en résultent, c’est demeurer inactuel et c’est aussi le contraire d’une désertion. On écrit donc « avec » et « contre ». Le lien entre poésie et philosophie est à la fois proche et lointain. Proche, car quelque chose déjà vient buter et échouer (une insatisfaction disait G. Bataille) qui nécessite un dévoilement. Qu’importe que ce dévoilement se fasse en concept ou en épiphanie puisque le concept se nourrit d’épiphanies et l’épiphanie de symboles. Il s’agit toujours de comprendre la vie fausse à la lumière de la vraie (G. Debord), et pour cela philosophes et poètes doivent s’armer de leur propre sensualité, autrement dit, de leur propre langue.
Un rapport lointain, car j’ai toujours pensé qu’il y avait une supériorité intuitive des poètes sur les philosophes spéculatifs. Pour un poète, en effet, il ne s’agit pas de s’abandonner à la pensée, mais au temps lui-même et au sensible immédiat. Le corps et l’incarnation sont en jeu, en exposition et en représentation. En ce sens, je me sens proche du temps kierkegaardien, celui des discontinuités et des ruptures. L’ouvert devient le nom poético-philosophique de l’Eden, celui de l’écoulement et du fleurissement du temps infini et muet. Il y a enfin, une métaphysique de l’exil dans la poésie, une sans-patrie du temps.
Un rapport proche, car un philosophe travaille lui aussi l’écriture et l’étymologie et il pense en profondeur le poème (Heidegger et ses approches d’Hölderlin, de Trakl, de Rilke en est un exemple). Il s’appuie sur une métaphysique des sensations qui éclaire son propre rapport au langage et au monde. Avec raison, Alain Badiou explique que la philosophie pense la pensée et que la poésie est une pensée en acte.

Printemps des poètes 2018, Université de Caen, lecture de Pascal Boulanger. Les poètes sont réunis autour de la fresque de Sophie Brassart. Vidéo Eve de Laudec.

Est-ce que la philosophie sous-tend de manière plus générale ton écriture, tes actes ? Est-ce qu’écrire est un acte ?
Autodidacte, j’ai commencé à lire tardivement. Avant, c’étaient les terrains vagues de la banlieue parisienne, le refus brutal et sauvage du monde familial et scolaire. Je quitte le lycée sans même passer le bac. Il a bien fallu trouver une méthode, cette science du singulier ! Je lisais, je lis toujours, je me nourris dans le plus ordonné des désordres. J’envisage tout et tout m’envisage. J’ai la bibliothèque et le musée pour moi, je ne m’en prive pas. Je refuse surtout la chute dans l’utilité, dans la marchandisation, dans le chantage permanent, dans les passions tristes. Je conteste les principes d’autorité et les fausses valeurs. Libre par essence, je cherche encore à me libérer, à entrer dans une autre gravitation. Je sais, en lisant Nietzsche, que j’ai l’art pour que la vérité ne me fasse pas périr. Je me tiens près de l’actualité événementielle car elle m’informe sur sa propre désinformation, sur la pensée déjà pensée. Je comprends très vite que la pensée bloquée (celle qui s’exprime dans l’incessant bavardage), prend la fausse figure de la fin de la pensée. Or, des présocratiques à aujourd’hui, ça pense encore, autrement dit il ne faut rien espérer du désespoir (Lacan). Depuis mon adolescence, ma seule préoccupation a été d’habiter poétiquement ce monde et pour cela de rester a-collectif, a-hypnotisable. Un poète ne peut pas, en effet, être dans la jouissance nécrophile de la marchandise et du déchet.
J’ai appris et j’ai construit avec des penseurs refusant la clôture généralisée et sa novlangue. Ma poésie trace un chemin de pensées et de sensations qui convoque et même dialogue avec une foule de penseurs qui tous refusent le babil endormi du monde sur le monde. Mes poèmes jouent souvent avec l’intertextualité, en les lisant bien, on trouvera des citations littérales ou détournées de présocratiques, de Saint Augustin, de Nietzsche, d’Heidegger, de Fernand Braudel, de Pierre Legendre… car tout livre est la continuation d’un même livre. Plus précisément, je n’aurais pas écrit Tacite (Flammarion), Au commencement des douleurs (Corlevour) sans avoir lu et médité les livres de René Girard. Martingale doit beaucoup aux philosophes Clément Rosset et Nietzsche. J’ai beaucoup appris de Pierre Boutang et notamment dans son Ontologie du secret, livre profond dans lequel il déconstruit/construit les notions de « surveiller » et « veiller-sur ». Notre monde est, en effet, encombré de surveillants, à l’inverse de la poésie qui convoque des anges bienveillants (ou terribles), qui ne sont autres que des paroles épiphaniques, des traits lumineux sur la nuit du monde.
Je me suis surtout nourri sans apriori, sans restriction, me sentant libre d’attaches idéologiques et institutionnelles. Il faut, plus que jamais, résister aux oukases, aux dogmes, aux divers terrorismes et s’interroger sur sa propre actualité en interrogeant l’actualité. La poésie peut mettre en place un dispositif d’intégration mêlant les gloires et les débâcles intimes et collectives. Surtout au moment même où le transhumain et le post-humain, toute cette quincaillerie matérielle du téléchargement et du téléversement annoncent l’enfer d’une corporalité technologisée. Nous sommes bien engagés dans une obscurité d’ignorance et pire encore, d’insensibilité. Mais on peut rêver à une sorte de collectif paradoxal de solitaires et de solidaires dont le seul projet sera de tenter d’habiter poétiquement (et non économiquement) ce monde.

Festival Voix Vives 2017. Lecture à l'aube : Pascal Boulanger. Images et montage : Thibault Grasset - ITC Production.

Photo de Une Wittgenstein en 1930 par Moritz Nähr.

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Poésie et philosophie, une Traversée du silence — entretien avec Jean-yves Guigot

Jean-Yves Guigot est né le 3 mai 1967 à la Garenne-Colombes. Il vit désormais dans les montagnes du Cantal où il enseigne le français et poursuit ses écrits dans l’ambiance des volcans d’Auvergne. Il anime le site L'Enchâssement, Vers un mystique de la persévérance, qui s'ouvre sur une Mystique de la persévérance. Cet auteur, philosophe, poète, mène son œuvre depuis des décennies, discrètement, puissamment, car tout y est pesé, mesuré, à sa place, pour porter une pensée originale et ans concession pour une époque qu'il incise au vif de sa perspicacité et de sa plume. Pour Recours au poème il évoque les liens existant entre la poésie et la philosophie.

Jean-Yves Guigot, quel lien existe entre la poésie et la philosophie ? Ces deux disciplines sont-elles éloignées, ou bien proches, pour certains poètes, philosophes ? Et peut-on être philosophe et poète, ou bien ces deux disciplines se sont-elles opposées ? Quelle dynamique les unit ?
Il me semble indiscutable que ces deux disciplines de l’esprit s’unissent, chez nombre d’écrivains, au point de tendre pour chacun vers une quête de sens et d’élucidation. Leurs cheminements divergent, leurs manières d’appréhender le réel n’obéit pas toujours au même état d’esprit, mais tous tendent leur volonté vers une saisie du monde.
La preuve en est qu’un Hölderlin, qu’un Shelley, qu’un Nietzsche ou un Heidegger ont brillé dans ces deux voies. Ainsi, d’un côté, la philosophie est multiple, dans sa méthode et ses modes d’expression, et toutes ses formes ont leur richesse propre qui m’enrichissent différemment. Quoi de commun, à première vue, entre la rigueur conceptuelle d’un Spinoza ou d’un Kant, et le style d’un Nietzsche et d’un Maître Eckhart ? Mais si tous sont des éveilleurs, des sources d’illumination, ceux vers lesquels je me tourne plus naturellement tentent de saisir l’insaisissable avec la concision nécessaire. Il y a chez eux ce que Francis Ponge nommait « la rage de l’expression », car la rigueur dépasse le concept pour sentir ce qui sourd en nous et le mettre en mots. Ces poètes ou philosophes ne sont évidemment pas « supérieurs » ou « meilleurs », ce serait totalement enfantin, voire inepte de le dire. Simplement, j’y retrouve une communion d’esprit. Leur questionnement est également le mien.
Pour toi, quel philosophe a vraiment pensé la poésie ?
J’hésite à donner un seul nom, car, comme nombre de ceux qui sentent s’unir en eux la philosophie et la poésie, Nietzsche – ce qu’il dit du poète lyrique dans la Naissance de la tragédie est indépassable, et Heidegger – que ceux qui en doute relisent son Acheminement vers la parole, ont écrit de la philosophie et de la poésie, et l’un enrichissait l’autre.

Jean-Yves Guigot, La Traversée du silence, Douro, collection Poésies au présent, 99 pages, 17 €.

Nietzsche parle de ce « chaos qui doit devenir forme », de la prise de possession de l’esprit par la fureur, et Heidegger de cette parole qui vient à nous, dans laquelle il nous faut demeurer, pour déployer le poème. Tous deux – la liste est très loin d’être exhaustive, cela s’entend – ont mis en mots l’expérience de l’écriture.
Est-ce que la philosophie sous-tend ton écriture poétique ?
Je parlerais plutôt d’un climat, d’un rythme propre qui, émanant de certains philosophes, peut venir nourrir le poème. Je pense notamment à Denys l’Aréopagite, ou encore à René Char qui, tous deux atteignent des sommets poétiques tout en nous ouvrant à une spiritualité lumineuse. C’est en cela que la philosophie sous-tend moins qu’elle ne participe à ce mouvement intérieur d’affranchissement, de libération, d’ouverture de l’âme à l’énigme.
Tu animes un site, L’Enchâssement. Est-ce un site littéraire, philosophique, ou bien un lieu qui tente de dépasser ces catégorisations, en alliant ces disciplines ? Pourquoi ce lieu ?
Tu as raison de parler d’alliance des disciplines. Le projet de L’Enchâssement est né d’une volonté de rassembler, dans tous les domaines de l’esprit, ce qui peut tendre vers la source qui, en nous, nous ouvre à l’unité. Il m’arrive souvent, dans les poèmes, quand il m’advient de devoir nommer cette source qui, en nous, nous relie à l’universel, de l’appeler « Cela ». Toutes les formes créatives s’en nourrissent. L’interroger est le projet de L’Enchâssement. C’est un projet qui se perçoit lui-même comme infiniment recommencé.
Quels sont tes projets, en philosophie, et/ou en poésie ?
Les deux recueils « Les Veines du Réel » et « La Traversée du Silence » seront complétés par un troisième, toujours en travail de mûrissement et d’essais. Il lui faudra encore quelques mois avant d’aboutir.

Présentation de l’auteur




La chaosthétique d’Edouard Glissant : entretien avec Aliocha Wald Lasowski

Aliocha Wald Lasowski est docteur en littérature, maître de conférences à l'Université catholique de Lille, où il dirige le département de Lettres Modernes. Il enseigne au département de Médias, Culture et Communication. Il est collaborateur au Magazine Littéraire, à L'Humanité, au Point et Marianne. Musicien, philosophe, et essayiste, il est l’auteur d’une vingtaine de livres traduits en une dizaine de langues. Parmi les nombreux sujets abordés par ce penseur original et brillant, il s'est intéressé à l'étude des rapports entre littérature et philosophie, à la  pensée du rythme et du tempo, mais surtout aux enjeux postcoloniaux aujourd’hui. A travers ce prisme, il est l'un des plus grands spécialistes d'Edouard Glissant. Il évoque pour Recours au poème son concept de chaosthétique, et la trace indélébile laissée par ce poète sur la littérature mondiale. 

Aliocha Wald Lasowski, vous êtes l’inventeur du concept de chaosthétique. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit.
J’appelle chaosthétique le laboratoire de Glissant, laboratoire inventif et créatif, au cœur de ses paroles poétiques. Cette expérimentation révèle l’inattendu infini de l’art. Entre baroque et démesure, sensible aux énergies et faite d’intensité, l’écriture des arts chez Glissant chemine en rhizome et en hybridité. Cette contre-esthétique – comme son poème Les Indes est une contre-épopée, à rebours et à revers de la conquête menée par Christophe Colomb aux Amériques - possède la fluidité concrète de la variation et du détour. Ce processus d’inventivité et de renouveau, grâce à la multiplicité des réseaux-relations, rejoint la créolisation : dans un lieu donné et existant, espace géographique, situation politique ou forme artistique, la mise en contact des imaginaires et des cultures donne un résultat imprévisible, porteur d’un sens nouveau. La créolisation milite pour la diversité, les rencontres créent de l’inattendu. Une autre vie sociale émerge, une expression culturelle apparaît, par la créolisation : « La créolisation n’est pas une simple mécanique du métissage, c’est le métissage qui produit de l’inattendu. »
Verbal ou plastique, sonore ou visuel, le geste chaosthétique participe de la créolisation : son regard sur les œuvres artistiques ouvre les corps, les mouvements, les images, les mémoires. Cette multiprésence de la démesure, on la retrouve aujourd’hui chez des artistes contemporains, qui se réfèrent au déploiement poétique de Glissant : les créations du plasticien post-punk Bruno Peinado, le travail sur la lumière et l’espace d’Edith Dekyndt dans Ombre indigène, les installations Speeches de la vidéaste Sylvie Blocher, les documentaires de Kader Attia ou encore la photographie de Jeff Wall.
Si l’historien de l’art Robert Klein écrit en 1964 que « le baroque instaure une nouvelle manière de penser les formes », avec Glissant, l’ensemble du vivant, rythmes, signes et tensions, rencontre le tremblement chaosthétique du baroque, au cœur du Tout-monde. Glissant vit l’art. Il ressent ses vibrations.

Pensées pour le nouveau siècle, ouvrage collectif sous la direction d'Aliocha Wald Lasowski, Fayard.

Vous avez énormément travaillé sur Edouard Glissant, dont vous être l’un des plus éminents spécialistes. Pourquoi ce choix ?
Dans le prolongement d’Aimé Césaire, et en proximité avec Patrick Chamoiseau, Édouard Glissant (1928-2011) a inlassablement fait découvrir les arts des Caraïbes et de l’Amérique du Sud. J’ai été très sensible à son approche originale et inédite, comme lorsqu’il dirigeait Le Courrier de l’Unesco, ou lorsqu’il partageait sa passion pour de nombreux artistes plasticiens (le peintre argentin Antonio Seguí, le sculpteur cubain Agustín Cárdenas…). Musicien moi-même (je suis batteur de soul musique et de rhythm and blues), je suis également très touché par le lien entre Glissant et les musiciens (comme, par exemple, le trompettiste de jazz martiniquais Jacques Coursil). On retrouve toutes ces connexions dans les modalités pratiques de sa pensée des arts, que je nomme « chaosthétique ».

Aliocha Wald Lasowski vous présente son ouvrage Edouard Glissant : déchiffrer le monde aux éditions Bayard. Entretien avec Jean-Michel Devésa.

Quels aspects de son œuvre avez-vous explorés ? Quels livres à son sujet et pourquoi ?
J’ai exploré son œuvre à partir de la notion de Tout-monde. Dans le Tout-monde – un monde où les êtres humains, les animaux et les paysages, les cultures et les spiritualités sont en connexion mutuelle –, les phénomènes linguistiques et les événements musicaux sont parallèles : face à la tragédie mondiale des langues menacées de disparition, Glissant en appelle à davantage de solidarité, pour protéger la diversité des langues et des dialectes. Un patois local ou une langue régionale (le breton en France, le zazaki en Turquie, le kabyle en Algérie, le tibétain en Chine, le navajo aux États-Unis…) manifeste une sensibilité, incarne une mémoire et enrichit le monde. Contre la domination monolithique, Glissant écrit « en présence de toutes les langues du monde. Beaucoup de langues meurent aujourd’hui dans le monde […], je ne peux pas écrire ma langue de manière monolingue ; je l’écris en présence de cette tragédie, de ce drame ».
J’ai donc beaucoup travaillé les livres de Glissant liés au langage, comme son livre intitulé L’imaginaire des langues. Avec Glissant, on comprend que la hiérarchie des langues est une impasse, toutes les langues se valent. Et ce qui se joue sur le plan culturel et linguistique, au niveau de l’oralité et du vocable, se retrouve également sur le plan musical. Parler et chanter se rejoignent souvent d’ailleurs, dans la poésie orale par exemple : on le voit avec la chanson des troubadours, les traités poétiques de Dante, Pétrarque ou Boccace. Et l’histoire plurielle de la musique, je propose d’appeler ce processus le Tout-musique.
De la rumba congolaise à l’aléké guyanais, du maloya réunionnais au kuduro, rap, slam et hip-hop angolais, les musiques participent d’une conscience politique et mémorielle, elles incarnent le passé et le présent des luttes et des engagements.
Face à la mondialisation standardisée, Glissant invite à la mondialité qui partage et réunit les différences. La question du Tout-musique signifie élargir l’intérêt et prêter attention aux musiques existantes, présentes ou passées, insoupçonnées ou situées en « devenir mineur ». Il faut redécouvrir et explorer sans cesse des musiques inconnues ou oubliées. Ne pas le faire, c’est prendre le risque que les musiques, ou les langues, disparaissent.
Cette perspective conduit à emprunter les chemins artistiques de traverse, vers des rencontres musicales inédites, créations originales ou phénomènes de créolisation, au sein du Tout-monde des arts et cultures. Cela permet aussi de comprendre par exemple comment les chants des anciens esclaves malgaches ou africains inspirent l’imaginaire de la révolte et de l’insoumission jusqu’au groupe Delgres ou la rappeuse Casey. Cela permet enfin de retrouver la philosophie spirituelle et poétique inscrite dans la création musicale.
Comment l’œuvre d’Edouard Glissant a-t-elle ensemencé l’art et la littérature contemporains ? Quel impact l'esthétique de Glissant a-t-elle eu sur d'autres artistes, écrivains ou penseurs ?
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, le plasticien et sculpteur Anselm Kiefer précise que « le sens est infiniment présent dans le signe ». Pour Glissant, au cœur de la violence et du chaos, l’art permet de « fréquenter le Monde, ses éclats irréductibles et ses lumières répandues, unies comme des limons de fleuve qui s’enlacent ». L’artiste est le réceptacle de visions hallucinées et bouleversées, dont il est le moi-porteur. Parmi les personnalités rencontrées par Glissant, l’artiste chilien au style unique Matta (1911-2002) parcourt les plurivers, de l’algorithme à la fêlure, du galactique au métaphysique. À de nombreuses reprises, la déambulation picturale de Matta croise et recroise le vertige poétique glissantien.
Quelque part, entre le connu et l’inconnu, entre la terre et la mer, entre le réel et l’imaginaire, entre l’intériorité psychique et l’exploration du divers, quelque part dans cette zone de bordure, faubourg intime et périphérie politique, a lieu la rencontre entre Glissant et les artistes. Pour entrer dans cet archipel mouvant, il faut remonter au moment primordial dont parle Glissant, l’état de connivence avec l’entour, « cette espèce de tension vers ce point de fusion », où l’artiste échange avec l’animal, le paysage ou la terre. Ce moment premier, dont toute histoire des arts conserve la nostalgie et tente de retrouver l’intensité initiale. Mon récent livre Sur l’épaule des dieux, en 2022, tente de remonter le fleuve jusqu’au point de rencontre.

L'atelier littéraire - Aliocha Wald Lasowski - Edouard Glissant, 2016.

Quel rôle joue la relation entre l'esthétique et la politique dans l'œuvre de Glissant ? Comment ses idées esthétiques sont-elles liées à des questions sociales, culturelles ou politiques ?
Avec Glissant, l’archipel des Caraïbes, le réseau des îles (qui annule et abolit la distinction entre centre et périphérie) et la chaosthétique reposent avant tout sur une pensée des relations, entre les mémoires, les histoires, les langues et les cultures. Vous avez raison d’évoquer la dimension sociale et politique, essentielle aujourd’hui dans le paysage éco-poétique et artistique. Chaque œuvre ou culture invite à un autre regard sur les mondes, participe à la découverte de plurivers ou de mondes-multiples. Réinventer les expériences collectives, imaginer des créativités insolites, entrer en relation avec des désirs et des imaginaires insoupçonnés, tels sont les plurivers sociopolitiques et géopolitiques, une poétique plurielle du devenir en mouvement.
L’art établit des passerelles entre les plurivers. Il réunit, par exemple, la source et le pré européens avec la jungle et le volcan caribéens. Créer, rêver, imaginer, inventer, par les sensibilités du corps et de l’esprit, permet de déposer des traits d’union dans le monde. Proposer des tirets, comme dans l’expression Tout-monde, permet d’unir entre poésie, image, danse, mouvement, dessin, politique, désir, utopie.
Glissant invite à suivre ces voies imaginatives et révolutionnaires. Grâce aux arts, nous prenons conscience des enjeux du Tout-monde : « Il nous faut apprendre à concilier et à rassembler le semblable et le différent, la mesure et la démesure, les pays favorisés et les pays démunis. »
Quel rôle joue la relation entre l'esthétique et la politique dans l'œuvre de Glissant ? Comment ses idées esthétiques sont-elles liées à des questions sociales, culturelles ou politiques ?
Avec Glissant, l’archipel des Caraïbes, le réseau des îles (qui annule et abolit la distinction entre centre et périphérie) et la chaosthétique reposent avant tout sur une pensée des relations, entre les mémoires, les histoires, les langues et les cultures. Vous avez raison d’évoquer la dimension sociale et politique, essentielle aujourd’hui dans le paysage éco-poétique et artistique. Chaque œuvre ou culture invite à un autre regard sur les mondes, participe à la découverte de plurivers ou de mondes-multiples. Réinventer les expériences collectives, imaginer des créativités insolites, entrer en relation avec des désirs et des imaginaires insoupçonnés, tels sont les plurivers sociopolitiques et géopolitiques, une poétique plurielle du devenir en mouvement.
L’art établit des passerelles entre les plurivers. Il réunit, par exemple, la source et le pré européens avec la jungle et le volcan caribéens. Créer, rêver, imaginer, inventer, par les sensibilités du corps et de l’esprit, permet de déposer des traits d’union dans le monde. Proposer des tirets, comme dans l’expression Tout-monde, permet d’unir entre poésie, image, danse, mouvement, dessin, politique, désir, utopie.
Glissant invite à suivre ces voies imaginatives et révolutionnaires. Grâce aux arts, nous prenons conscience des enjeux du Tout-monde : « Il nous faut apprendre à concilier et à rassembler le semblable et le différent, la mesure et la démesure, les pays favorisés et les pays démunis. »
Pensez-vous que sa pensée puisse être rapprochée du concept du rhizome de Gilles Deleuze et Félix Guattari, (« Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités ! Faites la ligne et jamais le point ! ») ?
Absolument, vous avez raison : Glissant défend le devenir-minoritaire au cœur de la relation, comme ses amis Deleuze et Guattari, avec qui Glissant entretient une amitié féconde et joyeuse. Sa poétique accompagne la multiplicité du rhizome, déployée dans l’ouvrage Mille Plateaux de Deleuze et Guattari.
Penseur du déploiement inachevé, Glissant défie la vision cloisonnée du réel en séparation figée. Pour lui, les créations dépassent les frontières, déploient des lignes de fuite insaisissables dans l’étendue, vaste et indémêlable. Philosophe de l’identité-relation, opposée à la fixité-racine, Glissant rompt avec le dogmatisme théorique. D’un côté, le privilège de l’Un – l’unique, l’unitaire, l’universel – écrase le monde. De l’autre, la construction binaire – le double, le dualisme – paralyse l’individu. Dans une conférence sur l’art en 2010 au Centre Pompidou-Metz, Glissant précise : « La fixité formelle est d’autant plus belle que le tremblement par-dessous anime la vie d’une matière, celle du monde. » Le tremblement du monde – vibration du réel, rythmicité du vivant – met en valeur la différence singulière, comme quantité inépuisable. La pensée de l’art y participe, archipélique et non-universelle.
Et maintenant, quels sont vos projets ?
J’ai beaucoup de projets en cours, liés à de nouveaux chantiers créatifs (roman, Bande dessinée, disque…). J’espère vous en parler prochainement !

Présentation de l’auteur




La philosophie pense la poésie, la poésie pense la philosophie : entretien avec Guillaume Métayer

Guillaume Métayer est poète, traducteur et chercheur au CNRS. Il a publié de nombreux livres sur l'histoire de la littérature et des idées (Voltaire, Anatole France, Nietzsche). Son travail de traducteur est d'une grande importance. Il a permis de faire connaître de grands noms de la poésie allemande (poésie de Nietzsche, Andreas Unterweger), hongroise (Attila József, István Kemény, Krisztina Tóth), ou slovène (Aleš Šteger). Bien entendu, il a depuis longtemps réfléchi sur ce lien  qu'il est possible d'établir entre poésie et philosophie.

Guillaume Métayer, quel lien peut-on envisager entre la poésie et la philosophie ? Ces deux disciplines sont-elles éloignées, ou bien proches, pour certains poètes, philosophes ?

Le pire lien que l’on puisse imaginer serait un lien didactique : la mise en vers d’un contenu – exactement ce qui arrive, par exemple, avec certains dialogues qui n’ont de philosophiques et de dialogiques que le nom. Certains de ces textes étaient si peu dialectiques que la mise en répliques d’un contenu préétabli, de points de doctrine, a même été utilisée pour propager le contenu du catéchisme !

Voltaire a génialement détourné cette forme pour en faire des crédos des Lumières… Bref…

De la même manière qu’avec la forme du dialogue, la pure et simple mise en vers d’une doctrine philosophique n’est a priori et le plus souvent ni philosophique ni poétique : la double peine ou le lose-lose… Cela dit, comme toujours, il y a des exceptions, par exemple Lucrèce (si du moins l’on croit, contrairement à Pierre Vesperini, en ses contenus et non seulement à l’usage social de son poème). Par ailleurs, certaines tentatives peuvent être intéressantes du point de vue historique, telle la manière dont le jeune Anatole France a essayé de mettre en vers une synthèse de la philosophie darwinienne, du modèle épicurien cher au même Lucrèce et d’une forme d’optimisme progressiste dans Les Poèmes dorés (1873), son premier recueil. Poétiquement, le résultat n’est pas toujours extraordinaire mais littérairement, cette condensation, quoique surannée, est aussi intéressante à mon sens et pas tellement différente que n’importe quel autre « dispositif » actuel. Quant au lien entre doctrine et poèmes, je vous laisse décider de ce qui s’est passé en France dans les grandes années heideggériennes. Pour moi, dans le fond, philosophie et poésie sont, bien sûr, ailleurs : non pas dans la thèse mais dans la quête.

Guillaume Métayer, Nietzsche et Voltaire, Flammarion, 2011, 444 pages, 23 € 50.

Quel philosophe a vraiment pensé la poésie ?

Je suis nietzschéen par conséquent c’est en nietzschéen que je vous répondrai. L’essentiel de la façon dont Nietzsche a pensé la poésie est pour moi le lien qu’il a établi entre le caractère originellement métaphorique et fondamentalement axiologique du langage, c’est-à-dire que le langage est toujours image et valeur (dans son écrit posthume Vérité et mensonge au sens extra-moral, composé en 1873). Par là, ce n’est plus seulement la philosophie qui pense la poésie mais la poésie qui pense la philosophie, qui l’évalue, et la philosophie qui se pense elle-même par le biais de la poésie, celle que l’on écrit et celle que l’on lit, comme le fait Nietzsche. Bien sûr, à un niveau plus profond encore, l’activité imaginaire dépend de la musique et donc, chez le Nietzsche de la Naissance de la Tragédie (1872) et même plus tard, le langage des mots apparaît toujours limité par rapport au langage des sons qui le porte et le traverse. Les mots trahissent la musique en la figeant et en la généralisant, en employant des termes qui, pour être intelligibles, doivent être « communs » dans tous les sens du terme. La création de métaphores est donc à la fois activité poétique et philosophique, en même temps que propre à tout acte de langage, ce qui explique aussi la relation parfois polémique que ces deux activités entretiennent avec l’usage commun, ses évaluations réflexes, ce que l’on appelle les « préjugés ».

Traduit par Pierre Vinclair et présenté par Guillaume Métayer.

Vous êtes spécialiste de Voltaire et Nietzsche, traducteur du hongrois, et poète. Est-ce que la philosophie sous-tend votre écriture poétique ?

Nietzsche et Voltaire sont non seulement tous deux à leur manière des philosophes poètes mais aussi tous deux (quoique inégalement) des philologues, des analystes du langage et des langues, qui ont toujours eu affaire à la pluralité linguistique, tant antique et moderne, ce qui est logique lorsque, comme eux, on inscrit la pensée dans le langage au lieu de chercher à plier le langage à une pensée qui s’en voudrait abstraite alors qu’elle y est, pour ainsi dire, condamnée. Dans le cas plus particulier du hongrois, je suis allé jadis chercher cette langue dite rare comme une « antithèse ironique » au triomphe du globish, une langue que j’ai littéralement beaucoup de mal à comprendre car elle ne me semble liée à aucun rapport sensible du monde. Spontanément, je comprends mieux les énoncés dans une langue que je connais mal mais qui est incarnée par son locuteur que dans cette fausse langue, lourde de simplifications grossières pour les besoins de la communication et, bien sûr, chargée de dominations.

En somme, je suis certainement influencé par « mes » auteurs lorsque j’écris, non pas tant directement (comme une influence littéraire décelable à la manière classique de l’histoire littéraire, ou comme la mise en mots d’une doctrine préalable) que par une conception implicite de ce qu’il est possible d’espérer de la langue du poème aujourd’hui. 

Est-ce qu’elle motive la forme de vos textes ?

Oui, dans le sens aussi où mes poèmes se veulent souvent des explorations personnelles, des remémorations ayant pour but de saisir dans leur singularité des représentations et des émotions ressenties et, en les formulant, d’en magnifier une dernière fois la poésie tout en tranchant les nœuds gordiens entre langage, image, idée, dans une visée libératoire. Au fond, cette façon d’écrire a à voir avec une recherche intellectuelle dans le sensible, dans des lieux que seule la poésie peut investiguer. Finalement, cette pratique serait-elle plus freudienne que nietzschéenne ? Sans doute que l’attention à l'esthétique du poème et la foi dans une valeur heuristique générale, et non seulement une remédiation personnelle, est ce qui fait pencher cette activité du côté de Nietzsche plus que de la psychanalyse. Je m’intéresse en tout cas, dans mes poèmes, à ma capacité, toujours incertaine et risquée, à trouver un langage pour des choses essentielles pour moi (et, à terme, je l’espère, pour d’autres) que l’usage courant du français ne serait pas plus capable de dire que la langue commune du globish. C’est une tentative de déjouer l’universel frelaté du faux « commun » pour saisir le « bon » universel dans le singulier : on voit bien ici aussi le lien entre écriture et traduction. En même temps, je n’essaye pas de bâtir une langue ostensiblement singulière, c’est une attitude qui ne m’attire pas, mais plutôt d’agencer, de chercher les espaces dans les feintes, les surprises, les alliances incongrues et révélatrices, non pour le plaisir du jeu lui-même mais pour rendre fidèlement une couleur, une pensée, un son, un ton. C’est le travail que j’essaye de faire dans les courtes proses de Mains positives qui va paraître tout prochainement, j’espère en début d’année, à La rumeur libre éditions. S’y ajoute, comme l’indique la référence aux peintures rupestres préhistoriques, outre une forme de spéléologie de la mémoire personnelle, l’idée d’une trace humaine, très humaine (la main !) réalisée et rassemblée métaphoriquement dans une forme brève, qui se veut fulgurante, écrite en un souffle, en un geste ; en ce sens, l’énergie poétique cherche une certaine violence, davantage de vigueur que les mots employés plus haut (feinte, etc.) pourraient le laisser supposer. Il ne s’agit donc pas de faire de la dentelle avec l’usage, mais plutôt d’essayer de prendre l’usage de vitesse, d’en exploiter les failles pour faire effraction jusqu’à l’émotion.. Cela dit, ce n’est pas un programme, je me laisse surprendre…

Guillaume Métayer, poète, chercheur au CNRS et traducteur du hongrois et de l'allemand raconte comment il a accepté une proposition bizarre devant la Tour Montparnasse.

Vous éloignez-vous de la philosophie, en écrivant de la poésie, ou bien est-ce que la philosophie vous en rapproche, au contraire ?
Je crois que le jeu de relais entre les deux est constant et qu’à l’étape de la course poétique la plus éloignée de la philosophie constituée se trouve toujours une autre philosophie qui attend que la poésie lui passe le relais, en attendant de poursuivre jusqu’à ce qu’elle-même le redonne, pour un temps indéterminé, à la poésie. Et ainsi de suite.
Quels sont vos projets, en philosophie, et/ou en poésie ?
Outre le recueil Mains positives, je travaille sur le livre suivant, qui aura aussi à voir avec la remémoration mais sera plus circonscrit dans son objet. La traduction me permet souvent d’allier poésie et philosophie, c’est ainsi que je vais aussi publier cette année – dans la lignée de mon travail sur les poésies de Nietzsche – une version française complète des poèmes de Schopenhauer (beaucoup moins nombreux que ceux de son disciple ! – ce qui, en soit, est déjà intéressant). Outre mon travail constant sur Nietzsche (qui m’a conduit récemment à travailler sur ses liens avec la poésie centre-européenne ainsi qu’à traduire certains de ses extraordinaires écrits philologiques), je suis aussi toujours en train de faire (re)découvrir, avec les éditions Rivages, l’œuvre de la philosophe hongroise Ágnes Heller, elle-même d’ailleurs autrice d’un texte philosophique sur Nietzsche, récemment paru dans une autre traduction (par Gilles Achache chez Calmann-Lévy). Ce sera une année très riche, j’ai encore beaucoup d’autres choses en cours, mais je ne veux pas abuser de votre patience ni de celle de vos lecteurs et lectrices…

Image de Une © Norbert Kiss.

Présentation de l’auteur




Colette Klein, Après la fin du monde, nuages Requiem

Je suis le savant au fauteuil sombre.
Arthur Rimbaud, « Enfance IV », Illuminations

 

Un chant, Requiem, traces, pour ceux qui disparus demeurent. Des noms, des souvenirs, comme un parfum encore prégnant, des contours de visages, des sommes de vies, ouvrent la voie aux poèmes. Après la fin du monde, nuages, comme dire qu'après la mort des êtres aimés subsiste un ciel sans couleur. Mais jamais clos, toujours lisible, pour Colette Klein, qui transcrit ce qu'il recèle d'éternité, dans une poésie puissante et profonde.

Pour tenter de ne pas oublier, pour faire la somme des soustraits à la vie, peut-être, ou bien rejoindre le lieu où séjournent les morts, qui ne le sont jamais, pour ceux qui parlent de ce mystère, et essaient d'inventer une langue pour dire combien le chagrin inextinguible des disparitions subies creuse dans le quotidien de ceux qui demeurent.

Ils passent, dit le poète...

Mais,
l'oeil, la rétine, peuvent-ils, d'un coup de pinceau, 
saisir les animaux et les villes qu'ils emportent ?

Notre vie, à leur image, s'effiloche, se transforme
jusqu'à l'oubli.

Troupeau de morts passés et à venir qui dérivent
en ignorant que l'horizon
est tout aussi éphémère qu'une goutte de pluie
prisonnière du soleil.

Colette Klein, Après la fin du monde, nuages - Requiem, Les écrits du Nord, Editons henry, 2023, 79 pages, 12 €.

Cette langue est incontestablement la poésie, ce lieu où les mots s'ouvrent sur des abysses sémantiques capables de laisser entrevoir le silence, celui d'avant, et celui d'après. Verbe créateur et cathartique, vers ourlés du souvenir, mais pas seulement, car Colette Klein n'oublie pas, reçoit le monde dans sa grandeur tragique, et la Mort, de tous,  celle des massacrés des charniers enfantés de la folie des hommes, celle d'inconnus que la transfiguration permise par ses poèmes convoque dans un verbe qui rend perceptible cette solitude endogène face à la disparition et cette résilience offerte par l'art.

Poème liminaire comme clausule, En pays de solitude... en signe d'impuissance, accompagnent les notes de ce Requiem, chaque poème, adressé au souvenir.

30 juillet 2009

Pierre
l'ami

Je t'écoute me dire
que tu es vivant dans la mort,

que des nuages ont germé dans ton cadavre
et l'ont porté jusqu'à l'invisible,

que la pluie
protège la poussière de tes os
malmenés par le temps.

Je ne crois en rien,
sinon
aux paysages de l'amour,

à la foudre qui alimente mes rêves
de tes mots, de ta voix, de ton regard.

 

Ici la dimension prométhéenne de la poésie prend sens. Loin des chants orphiques, qui auraient pu occuper la poète, c'est la révolte prométhéenne, avortée par la mort, qui sous-tend le propos, et retrouve sa puissance dans l'acte d'écriture. Comme l'affirme Antoine Spire dans sa préface, ici vit "le peuple de ceux qui habitent dans la tête de Colette Klein (...) cette cohorte de ceux qui l'accompagnent aujourd'hui et demain jusqu'à la fin du monde". 

Colette Klein a dans ses mains ce feu dérobé à l'impuissance, et elle trace le verbe comme elle peint, en osant défier ce silence définitif qui avale le temps.

Présentation de l’auteur




Le Salon de la Revue : pour sa 34ème édition !

Chaque année au mois d'octobre à la Halle des Blancs-Manteaux de Paris se déroule le Salon de la revue. Ce salon accueille plus de cent périodiques, en tous genres, à une époque où l'internet restreint considérablement leur visibilité. Certaines revues publiées uniquement en version papier qui ne trouvent plus aussi facilement qu'avant des lieux de vente. Cette manifestation essentielle et unique est aujourd’hui menacée de disparition en raison d’une baisse substantielle des subventions que lui accordait jusqu’ici le Centre national du livre (CNL). Face à cette menace plus d’une centaine de représentants des revues présents lors du 33e Salon ont lancé un appel. André Chabin et Yannick Kéravec ont évoqué ces difficultés, et cet appel.

Depuis quand le Salon de la Revue existe ? Par qui a-t-il été fondé, et quelle est son histoire ?
La création du Salon à l’orée des années 90 a répondu à un constat (constat qui en amont, en 1986, avait déjà initié la création d’Ent’revues financée alors par la Direction du livre et de la lecture sous l’autorité éclairée de Jean Gattégno) : les revues avaient de plus en plus de difficultés à être visibles dans l’espace public. Présence comptée en librairie, accès de plus en plus difficile aux rayons des bibliothèques, liens distendus avec les circuits éditoriaux institués, méconnaissance voire dédain des médias.
Un signe éloquent de cette désaffection : au salon du livre créé quelques années auparavant, allez donc chercher les revues… absentes le plus souvent, le cas échéant reléguées par leurs éditeurs dans le coin le moins accessible de leur stand. Bref la fête du livre consacrait la défaite des revues. En créant le salon, sous l’impulsion d’Olivier Corpet alors directeur d’Ent’revues, nous avons voulu leur offrir une forme de réparation, leur dresser une scène spécifique où elles pourraient montrer leur grande variété et leur richesse, leur offrir une vitrine comme elles n’en avait jamais eue. Démonstration de force conjurant la faiblesse de chacune en une affirmation collective.
C’était un pari mené avec plus d’énergie et de conviction que d’argent (ni nous, ni les revues n’étions bien riches). Le défi a été remporté, les revues sont venues en nombre pour la première édition du Salon sous la magnifique verrière de l’École des Beaux-Arts de Paris. Pari réussi aussi en ce qui concerne la fréquentation : professionnels (bibliothécaires, libraires), curieux, collectionneurs, « grand public cultivé » ont irrigué sans discontinuer les allées des premiers Salons.
Ce succès nous a à la fois ravis et inquiétés car notre équipe était maigre, à peine deux personnes et le renfort de quelques bénévoles dont la toute jeune équipe de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, elle aussi menée par Olivier Corpet. Il fallait pourtant que notre Salon offre un visage professionnel, et une qualité de prestations pour les exposants qui les satisfasse. C'est pourquoi après quelques années d'autonomie, nous avons cédé aux sirènes du Salon du livre. Cela nous faisait plaisir d'être courtisés par un si beau parti ! Témoignage de notre reconnaissance (la nôtre et celle des revues), c'était aussi à nos yeux, le gage d'un développement assuré, d'un rayonnement amplifié. Mal nous en a pris : le « pacs » s'est fracassé assez vite. Nous avons compris que nous resterions les « cousines de province », certes méritantes mais trop pauvres pour intéresser durablement cet autre monde, un supplément d'âme qu'on fait semblant de cultiver mais qui ne fait pas l'affaire, qui ne fait pas d'affaires. Ce qu'il restait du Salon perdait sa sève, ses exposants, sa convivialité et sa fonction. Bref, rupture violente : dans cette triste affaire, le Salon a failli y laisser sa peau, Ent’revues aussi…
Il nous fallait donc trouver une autre maison, à la mesure des revues. Après quelques errances, la Halle des Blancs-Manteaux nous fut offerte par Dominique Bertinotti alors maire du 4e arrondissement. Enfin nous étions à bon port…Et l’histoire du Salon a pu continuer, se régénérer, prospérer.
Quelles sont ses particularités ? Et quels types de revues accueillez-vous ?
La particularité du Salon de la revue est qu’il est unique en son genre : nous n’en avons pas rencontré d’équivalent, qui ne rassemble que des revues culturelles et scientifiques, avec un tel éventail de thématiques, de formes, de statuts. Il se tient dans un espace où tous les exposants sont traités sur le même plan, au sens littéral, sur le parquet de la Halle des Blancs Manteaux. Et tous les types de revues sont accueillis. Au printemps, l’annonce de l’ouverture des réservations est adressée à toutes les revues inscrites dans notre annuaire (plus de 3 000 envois qui permettent de vérifier la bonne tenue de ce fichier), quelle que soit son ancienneté, quels que soient ses antécédents – habituée, modeste, épisodique, lointaine ou naissante, de région ou parisienne… –, quel que soit son statut – associative, auto-éditée, ou émanant d’une maison d’édition, institutionnelle –, quelle que soit sa richesse.
Il est remarquable d’ailleurs de voir que, si les revues parisiennes sont légèrement sur-représentées, le salon permet de rencontrer des revues d’origines géographiques variées, reflétant la répartition observée dans l’annuaire, entre revues de Paris, d’Île-de-France et d’autres régions, mais aussi les revues venant de Belgique, de Suisse, d’Israël, du Québec et également de Martinique, et d’Haïti. L’exception à la francophonie nous vient d’Italie, représentée par Studi francesi, et surtout le CRIC Coordinamento Riviste Italiane di Cultura.
Nous accueillons chaque année une dizaine, une douzaine de revues nées dans l’année, alors que Europe revue littéraire, qui a fêté son centenaire, est dépassée par  la revue de belles lettres, créée en Suisse en 1836 !
Certaines tiennent sur une feuille pliée, d’autres débordent de centaines de pages, d’autres encore sont électroniques.
Combien d’exposants viennent chaque année ? Combien de visiteurs ?
Le dispositif du salon, le même type de stands pour tous, atteint son maximum depuis deux éditions. 190 exposants (occupant pour certains  des demi-stands, des collectifs sur deux/trois tables, une allée entière dévolue aux cahiers d’amis de la Fédération des maisons d’écrivain…) représentent plus de 300 revues « papier », et quelques centaines de revues électroniques accessibles par les portails Cairn et OpenEdition. Ces exposants se renouvellent par tiers d’une année l’autre mais nous avons un noyau d’habitués, un socle fidèle d’exposants.
Pour les visiteurs, l’entrée est libre, et avant l’année 2020, nous n’avions pas de chiffre précis de la fréquentation. L’ouverture en 2021 était assortie d’un contrôle des passes sanitaires. 5 000 entrées furent constatées, dans un contexte encore frileux de retour à une vie « normale ». En 2022, le personnel d’accueil à comptabilisé 9 000 visiteurs et pour la dernière édition, nous arrivons à un chiffre comparable. Simplement, la situation internationale tendue a entrainé une légère baisse des visites. Les plus motivés sont en tous les cas (re)venus.

Pouvez-vous également évoquer Ent’revues ?

Vous faites bien de poser cette question… En effet, même si en plus du Salon, nous organisons une soirées par mois, si nous favorisons la présence de revues dans d’autres manifestations comme le Marché de la poésie ou le salon Numéro R, avec le cipM de Marseille, Ent’revues n’est en rien une agence d’événementiel ! Son travail se déploie sous bien d’autres axes : la création, l’entretien quotidien, l’enrichissement de notre site internet qui compte près de 4 000 références de revues est l’un d’entre eux et non le moindre. Il permet à chaque revue du domaine francophone d’accéder à une « dignité bibliographique » qu’elle ne trouve nulle part ailleurs. Chaque revue créée reçoit, ainsi, une première lumière en occupant la Une du site. Depuis quelques années, nous l’avons enrichi d’un espace critique : ce sont plus de 600 comptes rendus qui témoignent de l’actualité éditoriale de nombre de revues. Là encore, nous pouvons affirmer sans forfanterie que nous leur offrons un service inégalé. Ce travail au long cours, avec ses plus de 200 000 pages vues, des usagers de 150 pays, participe assurément à la connaissance et au rayonnement des revues de langue française.
Ajoutons que, riche d’un Guide pratique à l’usage des revues, ce site s’impose aussi comme un espace d’information et de formation des revues : autre mission d’Entrevues.
Il faut bien sûr évoquer La Revue des revues, notre vaisseau amiral. Son rôle ? Inscrire le présent des revues, leurs mouvements contemporains dans une histoire plus longue, plus large, autrement prestigieuse et pourtant largement méconnue. Il s’agit à la faveur d’études, d’analyses, de plongées historiques de désenfouir l’histoire des revues, petites et grandes – les petites qui ont souvent su être autrement plus créatives, aventureuses que les plus renommées. En somme, leur redonner leur juste place dans notre histoire culturelle, dans nos modernités, les combats esthétiques dont elles ont toujours été les têtes de pont. Et ainsi tendre un miroir aux revues d’aujourd’hui qui mènent un même travail, sans cesse à faire valoir.
Du Salon de la revue au travail de fourmi du site en passant par les réflexions menées par La Revue des revues, Entrevues c’est la recherche de la base et du sommet ! Une architecture cohérente aux pieds fragiles et à la tête toujours aux aguets, le tout portée par une équipe minuscule…

Pourquoi les revues ? Quel est leur rôle, quelle est leur importance ?

Ah, la terrible question ! Selon les domaines, la nécessité est plus ou moins évidente. La poésie ne saurait se passer de ce terrain d’expérimentation, d’hybridation, de jeu aussi. Les sciences humaines, dans un contexte académique, cherchent plutôt la forme canonique, contrôlée par les pairs. Entre les deux, entre les champs, des formes plus ou moins pures, plus ou moins mêlées, mais toutes mues par la volonté d’échange, d’expression et de création. La motivation est le partage, la générosité : peu d’entre elles gagnent de l’argent, font vivre leurs initiateurs. Elles agissent comme des fécondateurs, précédant, accompagnant d’autres aventures, éditoriales, scientifiques, artistiques, militantes. Leur importance est aussi relative et difficile à évaluer. Si les revues ne sont plus les caisses de résonnance des débats artistiques, littéraires, politiques, elles constituent toujours des îlots de réflexion, de confrontation, d’expérimentation, de façon (trop) discrète, mais opiniâtre. Puisqu’elles ne sont pas rentables, qu’elles se heurtent vite à un problème d’échelle, de diffusion, pourquoi continuent-elles à se créer, et de la part de jeunes gens ? Il y a là un paradoxe alors, la moindre des choses est de reconnaître et d’accueillir au mieux ces entreprises, et continuer à les promouvoir.
Au cours de cette édition 2023 vous avez fait circuler une pétition.  Pourquoi ? À quel problème est confronté le Salon de la Revue ? Est-ce que sa survie est menacée ?
Ent’revues n’est pas l’initiatrice de cette lettre ouverte.
Ent’revues a été créée en 1986 sur l’absence de lieu de visibilité des revues en tant qu’objets spécifiques, existant entre les livres et la presse. Les statuts fondateurs évoquaient la création d’un centre de ressources : le savoir accumulé entre les pages de La Revue des revues, l’annuaire entretenu des revues culturelles francophones, l’accueil fait aux revuistes, le repérage des créations, etc., voilà notre socle, notre ressource. Mais on nous en demande plus, du côté des statistiques, de chiffres pour lesquels il nous faudrait entrer dans des comptabilités largement artisanales, souvent personnelles, dans ce paysage complexe et mouvant des formes de revues évoquées plus haut. Il nous faut démontrer que le Salon est utile, et non un rendez-vous de copains satisfaisant un entre-soi, essentiellement parisien. Sinon la baisse de notre subvention, effective depuis deux ans, va se poursuivre et de façon drastique.
Or nous fonctionnons à deux permanents, dont un temps partiel. Il y a un moment ou ce ne sera plus possible. Nous sommes bien conscients qu’il nous faut trouver – c’est une incitation générale – des ressources autres. Dans cet esprit, nous allons notamment demander l’attribution du statut d’association d’intérêt général, nous permettant de solliciter adhérents, contributeurs et mécènes avec une déduction fiscale.
Le calendrier a joué contre nous : l’année 2020 a gelé tous projets.  2021 a été pour nous une année de déménagement, quittant l’ancienne adresse sans savoir pour quelle destination. Après trois mois « hors sol », nous avons atterri à la FMSH, boulevard Raspail, tout en préparant un salon, en sortant la revue, en poursuivant notre travail. 2022 est l’année des calages administratifs, ô combien chronophages, d’un retour à une forme de normalité : on nous écrête la subvention. Cette baisse se poursuit en 2023, alors que nous changeons de présidence et poursuivons nos actions, tout en travaillant de façon à exploiter nos annuaires, nos répertoires, nos bases de données : mais cela suffira-t-il pour répondre aux questions ? Et quelles sont ces questions ?
Nous avons informé nos exposants, nos adhérents de cette menace et l’initiative prise lors du Salon par des exposants, nous fut annoncée à sa clôture. Nous ne pouvions aller contre. Et nous rangeons, trions, archivons. Payons notre dû, remercions qui de droit. Et dépouillons sur les questionnaires soumis aux exposants, leur demandant « ce que vous faites là ? » Nous montrerons l’utilité du Salon, la nécessité des revues, l’intérêt général d’Ent’revues.
Nous voulons y croire et nous y préparons, poursuivant ce travail de fourmi. Dans les semaines qui viennent, des interventions à Nice, à Lyon, à Lille, deux rencontres prévues au Forum (Sociétés & représentations le 15 novembre, hommes & migrationsle 7 décembre. Et l’année prochaine, si tout va bien, nous reprendrons ces rencontres, en imaginerons d’autres, retournerons place Saint-Sulpice, organiserons le 34e Salon de la revue... Il nous faut avancer, avec et pour les revues.




La poésie, le Scriptorium, la paix… FAIRE PAROLE ENSEMBLE ! Entretien avec Dominique Sorrente

De trace en trame, de revue en recueil, Dominique Sorrente ne cesse de désirer, de tenter de matérialiser un lieu ensemble, pour toutes et tous, un endroit où la poésie serait cette évidence que nous partageons. Une planète que nous avons en commun (on se réfèrera par exemple à C’est bien ici la terre, préfacé par Jean-Marie Pelt en 2012 et publié chez MLD), et au-delà de la langue un socle, l’humanité, faite d’émotions universelles. Incessant combattant pour la paix, passeur de poésie, il poursuit son action poétique à travers des ateliers d’écriture, des conférences, des lectures-spectacles, et la création en 1999 du Scriptorium, “espace de poésie partagée, en prise sur notre temps.” C’est dire que son engagement est inaltérable.

Dominique Sorrente, vous êtes poète. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Entre l’humeur chahuteuse du clown, la sainte folie du baiser et la lente sagesse
des arbres, n’hésite pas un seul instant : choisis les trois.
(extrait de Pays sous les continents, MLD, prix Georges Perros 2012)
 Pour cette fois, je n’en dirai pas plus…(sourire)
Vous avez créé le Scriptorium fin 1999. Pouvez-vous évoquer cette entité, et les raisons de sa création ?
Fin rude et triste de la revue Sud en 1997 ; j’y étais membre du Conseil de rédaction depuis les années 80. Et puis vient la bascule du millénaire… et le désir d’inventer une utopie poétique à quelques-uns, sans faux-semblants ni pesanteurs. La grande salle d’accueil du cabinet de pédiatrie de mon épouse, Patricia Le Roux, est notre espace de vie…quand les cris des enfants se retirent. Réjouissante filiation ! Le Scriptorium est alors ancré dans le port du vallon des Auffes à Marseille. Plus tard, après le tragique accident de Patricia sur la voie publique en 2011, le Scriptorium ira se loger sur la colline de Notre-Dame de la Garde où se trouve aujourd’hui son lieu de ralliement. L’utopie est celle de lever une « poésie de la coïncidence » qui concilie l’acte de solitude, inhérent à toute expérience d’écriture, avec le désir de se relier et d’œuvrer dans l’espace public. Le Scriptorium ne sera donc pas une revue, pas un atelier d’écriture, mais  un lieu-dit, un  creuset, un  point de stimulation où se retrouve un groupe de poètes, artistes, passionnés des mots vivants, désireux de trouver des formes inventives à plusieurs.
Un livre est paru pour les dix ans :
« Le Scriptorium, Portrait de groupe en poésie ( éditions BoD, 2010) ». Il donne le ton et rappelle l’esprit de cette embarcation instable et ardente qui n’a cessé d’évoluer au fil des années, des départs, des arrivées…La mer est mouvante, mais l’embarcation poursuit son cabotage. Et le groupe d’aujourd’hui est particulièrement tonique !

Tout simplement est un poème écrit et dit par Dominique Sorrente.
Porté par une true story de Ben Rando.
Le poème est une évocation d'une histoire de coeur née en bord de Meuse.
Il a été écrit durant l'été 2020.

Y a-t-il des actions qui vous ont particulièrement marqué ?
Parmi les initiatives, la première forme trouvée a été celle des Intervalles, rencontres à quelques-uns, portées par un mot générique. Dès le début, nous avons parié sur ce qui ici faisait poésie : les textes découverts, inventés, partagés des uns et des autres, bien sûr, mais avant tout, le moment vécu ensemble avec ses échappées, ses fulgurances, sa forme unique, irremplaçable, son « esprit d’intervalle » et son rythme de sémaphore… Puis nous avons lancé des formes, plus ouvertes, comme le Jumelage avec les poètes d’une autre ville ( Pistoia en Italie).

Nous avons aussi trouvé notre lieu d’ancrage symbolique dans l’espace public : le monument Rimbaud ( œuvre en cérastone, réalisée par le sculpteur aixois, Jean Amado) sur un promontoire de la plage du Prado à Marseille. J’engage tout visiteur de Marseille à y faire halte ; il est hélas encerclé en ce moment par les travaux en vue des Jeux Olympiques de l’été prochain… ; c’est là que nous avons créé lors de la Journée mondiale de la poésie (Unesco) notre Instant Bateau Ivre Salutaire. Un moment rare, nourri par des lectures, performances, poésie chorus, jeux de marionnettes, sons de contrebasse et guitares…un moment à ciel ouvert qui réconcilie les voix des poètes « expérimentés » avec les voix inconnues et nouvelles. Avec les humeurs des éléments à accueillir…mer, vent, pluie plus rarement…

Ce poème a été écrit lors de l'INSTANT BATEAU IVRE SALUTAIRE du SCRIPTORIUM, le 19 mars 2022, au monument RIMBAUD, plage du Prado-Roucas, à Marseille. Lecteur : Marc Ross à la contrebasse : Marco Zoti.

L’an prochain, nous vivrons ce temps (sur le thème de la Grâce choisi par le Printemps des Poètes) dans un autre espace de la rade de Marseille, à proximité du parc Borély et du Bowl, royaume des skater : les Sept Portes de Jérusalem. Lieu sans démarcation, ô combien symbolique, que nous avons déjà choisi pour notre IBIS 2023. Nous y évoquerons notamment la figure fascinante de Christian Gabriel/le Guez Ricord (1948-1988).
Je peux citer en vrac d’autres moments insolites vécus récemment par le groupe : une traversée littéraire en mer, en association avec le réseau de bibliothèques, COBIAC ; ce fut un épisode de lectures vivantes et…sportives, portées par la houle (!),  à proximité de l’archipel du Frioul. Une autre « spéciale » du Scriptorium est la toujours bienvenue Sieste poétique, en juin généralement, qui diffuse les poèmes en attention flottante et position allongée, avec son lot de surprises et toujours beaucoup de complicités…Et puis, ne pas oublier la Caravane poétique, bien appréciée des publics, qu’elle ait lieu dans le Vaucluse avec notre partenaire Pierre Sèche dans le cadre du festival Trace de poète ou bien côté mer à Marseille dans ces paysages qui sont des recréations perpétuelles. Et encore, on peut citer un Poème épique à plusieurs que nous avons entamé lors du confinement…et qui continue sa route obstinément. Ne sommes-nous pas, comme à chaque période de turbulence civilisationnelle, de fragmentations, en un temps poétique appelant une énergie narrative nouvelle qui rejoint l’épopée ? À mettre dans le chaudron du  Scriptorium… !
Pensez-vous que la poésie soit lue, ou écoutée, de nos jours ? Est-elle fréquentée par les plus jeunes ?
Aux dernières nouvelles  (je viens de tomber sur le Femina La Provence avec Juliette Binoche, grande amatrice de poésie, en tête de gondole !), la poésie est à nouveau « tendance » en France… On salue même son « grand retour » avec des ventes de recueils en augmentation de 22% entre janvier et mai 2023. Arthur Teboul, chanteur de Feu Chatterton, a écoulé 22.000 exemplaires de Le Déversoir.
Avec Mes forêts, publié chez Bruno Doucey, la québecoise Hélène Dorion est la première poétesse vivante au programme du bac, plus habitué à Victor Hugo ou Baudelaire.
Et si on sort de l’hexagone, on peut citer la canadienne Rupi Kaur. 3,5 millions d’exemplaires de Lait et Miel vendus ! …Amanda Gorman a 3,8 millions d’abonnés sur Instagram. Il faut dire qu’on l’a entendue à l’investiture de Joe Biden…Voilà un petit tour d’horizon express sur la séquence chiffrée qui, inlassablement, revient nous faire croire qu’elle est la mesure de tout.
On ne va pas s’en plaindre…ni, non plus, s’en réjouir sans discernement…Simplement, il faut garder la bonne distance, me semble-t-il.
La chance d’aujourd’hui est que les canaux sont formidablement variés. Le risque est celui d’une dispersion-zapping tous azimuts.

Le Scriptorium Sémaphore de Poésie À l’occasion du Printemps des Poètes 2021, et en route vers la Journée Mondiale de la Poésie, prévue le 21 mars par l'Unesco, les poètes du Scriptorium proposent une lecture de poèmes créés sur le thème du Désir. Ces poèmes inédits figurent en version écrite sur le blog de l’association : http://www.scriptorium-marseille.fr

Ayant enseigné jadis dans une de mes précédentes vies les sciences économiques, je dirais volontiers qu’on est passé en poésie d’une économie de la rareté à une économie du flot continu. Et ChatGPT, porte-drapeau de la révolution de l’intelligence artificielle, commence à peine à intimer son ordre de confusion-mystification généralisée !
Le principal défi de la poésie est de s’y retrouver dans cette nouvelle matrice, de ne pas se laisser emporter. C’est l’esprit du bas-côté de la route, de la pratique traversière, de la capacité à sortir de piste ou à passer son tour etc…La poésie vit sans doute, depuis les débuts de l’humanité, à la fois du côté de l’épopée et du côté du silence. La première fait récit des moments auprès des gens, elle façonne la mémoire, l’entretient, l’approfondit. Le second nous rappelle que le mot réclame du vide, qu’il importe de tourner soixante-dix- sept fois sa langue dans sa bouche, que se taire est la première leçon etc…
Si j’ai créé le Scriptorium, c’est parce que je n’ai jamais dissocié l’humain de l’expérience du langage.  Le défi n’est donc pas le plus ou moins grande quantité de mots versés ou lus, mais l’expérience de la parole et de l’écriture dans le récit personnel et celui du monde.
Il est indispensable d’aller parler aux jeunes générations où elles se trouvent. Si notre parole a une force, une ferveur, une fantaisie aussi, si elle sait les étonner, les émouvoir, les accompagner, activer la plasticité des intelligences, je ne me fais aucun « sang d’encre » pour la survie des poètes. Je crois, à l’inverse, à leur rôle de veilleurs contre les tentations totalitaires. Le tragique assassinat du professeur de Lettres, Dominique Bernard, au lycée Gambetta d’Arras nous rappelle cette responsabilité. Évidemment, si les poètes se rétrécissent dans leurs petits entre-soi, verbiages sans prises et contentements dérisoires à l’aune du supposé contemporain, on risque fort de s’en détourner ou, plus sûrement, de les ignorer.
L’enthousiasme sera toujours le maître mot qui ne ment pas.
La poésie est-elle le vecteur privilégié pour porter une parole de paix, de rassemblement, et de fraternité ? Pourquoi ?
Vaste question ! (sourire). La formulation poétique du réel est importante, parce que sans cesse, nous avons à défaire la « rouille de la pensée ». Je vous renvoie, par exemple, au discours de Stockholm de Saint-John Perse sur la science et la poésie dont « le mystère est commun ». Les jugements à l’emporte-pièce, le manque d’analyse de la complexité en profondeur, l’incapacité à se déplacer mentalement hors de sa zone d’habitude sont des ferments de guerre, plus ou moins larvés, tout autant que les murs de langage. Un de mes maîtres sur ce sujet reste le philosophe Paul Ricœur. Je l’entends encore me parler des trois actions qu’il nous fallait mener pour Imaginer l’Europe (c’était le thème que j’enseignais alors aux étudiants) : échanger les mémoires, favoriser l’hospitalité linguistique, briser la dette. Trois dimensions profondément éthiques de la relation à l’autre. Hé bien, pour chacun de ses gestes, la poésie doit prendre toute sa part. La poésie appelle à se déplacer dans l’histoire intime et collective de chacun ; elle est aussi « de la vie interprétée » comme l’écrivait Joe Bousquet. Enfin elle est la porte d’entrée de ce mot vertigineux qu’on appelle le pardon.
C’est par de telles pratiques que nous pouvons apporter quelque chose, même de façon infime, mais signifiante.
Je crois profondément que nous sommes libres et responsables des mots que nous choisissons. Et aussi de nos silences.
En revanche, il ne vous aura pas échappé que les bons sentiments n’ont jamais été les garants de bons poèmes…et la paix, la fraternité etc… n’échappent pas à cette sévère réalité portée par le langage.
Un poème sur une clé à molette, une boîte à chapeaux ou une planète inconnue est susceptible d’être plus inspirant que des déclarations d’intention rabâchées en faveur de la fraternité, la sororité ou l’adelphité.
Peut-on dire que votre poésie est une poésie engagée ? Ou bien vos actes ? Peut-être est-ce la même chose, et ne peut-on dissocier votre poésie de vos actes ?

 

Poésie « engagée », le mot m’a d’abord intimidé, puis irrité (on connaît les caricatures !), puis amusé. Il avait disparu de la logosphère comme les mots « poétesse », « déclamer »…et même « poème » dans un certain milieu textuel. Mon écriture, je suis à peine provoquant en le disant, est le plus souvent « désengagée ». La raison simple en est ce détour, cette mise à l’écart qu’oblige l’acte d’écrire qui est une action, mais en retrait, quoi qu’on fasse. Lorsque je m’associe en écriture à ce qu’on appelle une cause (je le fais rarement), l’enjeu est de toute façon que mon poème tienne par lui-même. J’ai composé, par exemple, une chanson « Au bonheur de Lily » pour une association d’enfants atteints d’un cancer du squelette (rhabdomyosarcome).  Au moment de l’invasion de l’armée russe en Ukraine, j’ai répondu à un projet d’anthologie lancé par l’artiste visuel Pablo Poblete pour Unicités. Mais, au fond, je suis plus troublé par le mystère qui m’a fait écrire Faire neige ( poème lu et publié sur youtube, deux mois avant que la guerre n’ait commencé. C’est un poème de toutes les guerres, de toutes les angoisses devant l’arrivée des ennemis, invisibles encore, de toutes les situations des cœurs démunis face à la terreur occupante. Est-il engagé ? Ce n’est pas mon mot. J’espère seulement qu’il touche à de l’intime. Avec la part de croyance en ce qui va renaître, malgré tout.

Faire neige, poème de Dominique Soreente. La musique All the regrets est une composition de Loïk Brédolèse. Ce poème a été écrit par Dominique Sorrente à l'automne 2021 en résonance avec les vies d'oubli, notamment en Europe orientale. Il résonne aujourd'hui fortement à présent que se déroule sous nos yeux la tragédie ukrainienne. Il est dédié aux victimes inconnues de ce conflit. Son introduction (qui ne figure pas dans le présent enregistrement) dit ceci: "Tu m'as dit qu'il me suffirait de fermer les paupières pour que le monde me fasse signe. Alors, j'ai écrit ces mots-buées avant de me frotter à toi, mon amour." le 28 février 2022

Quant à la question de dissocier ou non la poésie et les actes, elle renvoie à un autre troublant mystère. Celui de l’autonomie du poème. On le crée dans certaines circonstances ( un de mes manuscrits en cours revendique le kaïros, l’occasion…), on le travaille,  on le modèle, on lui donne son équilibre et puis…il s’en va. Bateau à la mer. Le poète passe à un autre temps mais une part de lui-même sera venue s’incorporer dans cet objet énigmatique qu’est le poème. Voilà comment j’essaie de résoudre la question sans idéaliser les poètes qui ont, eux aussi, leur part d’ombre, pour ne pas dire plus.
La Courbe de tes yeux (1924) et l’ode à Staline (de 1950) ont été écrits, l’un et l’autre, par le même poète, Paul Éluard. Mon espoir est de penser que les amoureux de 2023 seront plus attirés par le premier poème que par le second… Il faut aussi se défier du culte aveugle de la personnalité pour les poètes.
Et maintenant, quelles sont vos actions prévues, lorsque l’on constate l’urgence d’affirmer une solidarité envers ceux qui subissent les guerres, et de montrer qu’il est possible de communier et de penser un monde où la paix resterait inaltérable ?

Les actions de solidarité relèvent de toutes sortes de comportements. Certains sont invisibles et souhaitent le rester. J’apprécie fort ce qui sait rester hors le champ du médiatique visible. Nous avons une maladie de l’exposition aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, et les poètes y jouent leur partition…Je revendique le droit à la poignée de mains et aux sourires complices au coin d’une rue, à l’abri des algorithmes !
Pour ma part, je sais que chaque fois qu’une action est « concrète » comme on dit, qu’elle porte un visage, un message etc…elle a une valeur particulière.
La chance est qu’à Marseille, on peut rencontrer ce type de solidarités.
Dans le même esprit, l’association Marseille-Espérance a été créée par l’ancien maire Robert Vigouroux pour que toutes les religions présentes dans la cité phocéenne se relient, échangent, dialoguent, coopèrent etc…Le pape François a salué cette initiative originale, lors de son passage à Notre-Dame de la Garde. Je suis convaincu du bien-fondé de cette démarche que je soutiens.
Pour le reste, l’humanitaire est un véritable métier, admirable et exigeant, et c’est un métier de professionnels. Je me sens bien en retrait de cela, le mieux qu’on puisse faire à ce niveau est alors l’aide financière la plus judicieuse possible. Mais si nos poèmes pour la paix aident le fleuve à couler avec moins de sang, écrivons-les et partageons-les, sans ménagement !

Avec le Scriptorium, l’an passé, j’ai été sollicité sur le thème « Paix et Poésie » par la Maison Montolieu (un espace créé par les Jésuites dans les quartiers Nord de Marseille). Au-delà de ma propre intervention, j’ai proposé à quelques amis poètes du Scriptorium d’apporter leurs contributions. Ce qu’ils ont fait avec beaucoup de sensibilité et d’inventivité dans le propos.  J’ai plaisir à citer leurs noms : Wahiba Bayoudia, Emmanuelle Sarrouy, Marc-Paul Poncet, Henri Perrier-Gustin, Nicolas Rouzet, Isabelle Alentour, Marc Ross. Une note du blog évoque ce moment qui, évidemment, mériterait un prolongement…

Permettez-moi de terminer par un poème « Give peace a chance ». Il est né à l’occasion de cette journée « Paix et Poésie » qui nous a réunis avec le Scriptorium.

Aujourd’hui, tout encore est à reprendre…

GIVE PEACE A CHANCE

Nous faisions partie de ceux-là,
ceux qui répétaient en chœur
"All we are saying is
give peace a chance", sans savoir de quoi était faite
cette chance, cette paix embrumée,
mais nous les appelions sur nous,
cette chance, cette paix,
cette façon d'éconduire la menace.

Nous avons inventé comme cela nos autels de fortune.

Nous écrivions des mots sourds, fervents, maladroits,
nous parlions de lampes et de sécession,
des barbelés d'hier et de ceux du présent,
et des tenailles miraculeuses.

Il y avait un cercle pour nous affranchir du malheur.
Nous y logions comme dans une arche
la grue en origami, le calumet et ses nuages,
la colombe qui fait retour, le rameau
d'après le Déluge,
la flamme entourée de ses pierres,
le fusil brisé, le coquelicot blanc,
le drapeau arc-en-ciel, tout ce qui appelait sur le monde brûlé
l'amour de vivre.

Cinquante ans ont passé, et les "plus jamais ça"
ont défilé d'un train à l'autre.

Et tout encore est à reprendre.
Comme si nous n'avions rien compris
des premiers mots du désir mimétique inscrit au cœur,
des courroies noires d'entraînement, des falsifications
au jour le jour,
des façons visibles ou secrètes
d'honorer
les dieux alpha-mâles des guerres
quand vient le règne des décombres.

Et tout encore est à reprendre,
à cette heure-là où les mots reviennent groggys
du voyage vers les scènes cruelles, oubliées, manifestes,
un peu plus troublés encore
d'avancer avec leur mémoire obstinée
et la longue suite de ceux qui n'ont pas
fini de vouloir les prononcer:
All we are saying is
give peace a chance.

Sud-Soudan, Sri Lanka, Colombie, Angola, Burundi,
Ukraine, Israël, Palestine...

Un sémaphore
agite ses bras d'enfant
comme sur un tarmac de refuge.

Au loin se récite
la légende des mille grues.

Il y a une main qui ôte la poussière
sur la Vierge de Nagasaki.

Tout ce que nous disons est:
donne une chance à la paix !

 

Présentation de l’auteur




Dans le corps irrésolu du poème : entretien avec Francis Coffinet — Le bruit des mots n°4

Francis Coffinet est un artiste multidisciplinaire, un acteur, et, surtout, un poète. Ce qui fait la puissance de sa poésie, c’est son exploration d’une poétique du corps, qu’il interroge également grâce à d’autres vecteurs artistiques tels la peinture, la photographie… Sa démarche artistique est profondément marquée par une sensibilité à la corporéité et à la façon dont le corps humain peut devenir un moyen d'expression poétique.

Mais n'évoquer que cet aspect de son travail serait éminemment réducteur. Plus que jamais, la langue se libère, convoque sa fonction autotélique pour accueillir les possibles sémantiques que seule la poésie peut offrir aux mots. Et, alors, le corps devient carte solaire, lieu d'élaboration d'une cosmogonie unique qui n'existe que lorsque l'acte d'écrire est à l'œuvre. Qu'est-ce que l'acte d'écrire, me demanderez-vous ? Peut-être est-ce un désir agissant, celui de mettre en péril le sens, la facilité du sens, pour demander l'impossible au langage, parce que l'on espère l'ouvrir comme une boîte de Pandore, pour voir ce qu'il recèle d'absolu. C'est ce que réalise Francis Coffinet, lorsqu'il écrit. 

Présentation de l’auteur




Rencontre avec Cécile Guivarch : De la terre au ciel

Cécile, tu as créé le site de poésie en ligne Terre à ciel. Quand, et surtout pourquoi ? Comment t’est venue cette envie de porter et d’offrir ainsi gracieusement la poésie ?

Chère Carole, Terre à ciel est née en 2005. Dix-huit ans ! Cette aventure est donc arrivée à sa majorité. Je n’en crois pas vraiment mes yeux, mes oreilles. Et pourtant. Au départ, j’avais pour projet d’offrir aux internautes un site de poésie dans lequel on aurait pu trouver une grande majorité de poètes contemporains. J’imaginais une sorte d’encyclopédie. En cliquant sur le nom d’un poète on peut lire des extraits de ses livres, sa biographie, sa bibliographie. J’avais envie de donner envie aux internautes de lire de la poésie.

De découvrir des auteurs, des univers. De leur donner la soif d’en découvrir plus. De pouvoir assouvir leur soif. Cela m’est venu de mes propres recherches en poésie. Au début des années 2000, j’ai découvert l’œuvre de Roberto Juarroz puis celle de Paul Celan. Ces poètes m’ont éclairée sur ce que la poésie pouvait m’apporter, sur ce qu’elle pouvait apporter à d’autres. A partir de ce moment, j’ai voulu tout savoir de la poésie, alors je suis allée dans les librairies, les médiathèques et j’ai cherché sur le net tout ce que je pouvais lire. J’avais surtout envie de découvrir des poètes contemporains et au début des années 2000 il n’existait que peu de sites de poésie. C’est de ce manque qu’est née Terre à ciel.    Je pensais qu’en quelques mois j’aurais répertorié tous les poètes contemporains existants, mais dix-huit ans plus tard ce n’est pas vraiment fini ! Et c’est bon signe ! La poésie est vivante ! La poésie est en mouvement.
Comment conçois-tu tes numéros ? Et comment Terre à ciel a-t-elle évolué ?
Au départ, Terre à ciel était donc conçue pour être un site personnel, un répertoire de poètes contemporains. Mais vite j’ai eu envie de parler de mes lectures, d’y intégrer des notes de poésie, de publier des voix amies émergentes… Des personnes ont commencé à m’envoyer des contributions que j’ai accepté de publier. Je trouvais que cela permettait d’élargir ma vision de la poésie. Puis vers 2009, je crois, des amis poètes, je nomme Sophie G. Lucas et Sabine Chagnaud, m’ont demandé s’il était possible de m’aider… C’est comme cela que Terre à ciel est devenue une équipe… C’est comme cela que nous avons commencé à fonctionner comme une revue. D’autres personnes nous ont rejoints par la suite… Sabine Huynh, Roselyne Sibille, Armand Dupuy, Roland Cornthwaith, Christine Bloyet, Mélanie Leblanc, Jean-Marc Undriener, Clara Regy, Isabelle Lévesque, Florence Saint-Roch, Françoise Delorme, Sabine Dewulf, Olivier Vossot  et tout récemment Justine Duval… Certains membres ont été de passage et ont apporté énormément à la revue. D’autres traversent les années à mes côtés et c’est un plaisir. Nous concevons les numéros tous ensemble. Déjà par le choix des jeunes poètes que nous mettons en avant. Nous recevons des contributions par la boîte de contact du site ou parfois nous sollicitons des extraits auprès de poètes que nous remarquons. Puis nous concevons les numéros au fil des rencontres, dans les festivals, les salons, au fil de nos lectures, de nos découvertes.  Des contributeurs extérieurs nous font également des propositions. Nous restons ouverts, c’est cela qui fait l’esprit de Terre à ciel.

Clip a été réalisé à partir du recueil Tourner Rond écrit par Cécile Guivarch et édité par la ©ollection Petit Va ! En 2023. Lecture par l’auteure enregistrée en 2023. Création sonore Rémy Peray. Réalisation et montage L'écrit du son.

© Centre de créations pour la jeunesse Collection Petit Va !

Tu es poète. Pourquoi la poésie ?
La poésie car elle sert à exprimer ce que je ne pourrais faire sans elle. La poésie est le moyen de rendre compte des plus profondes émotions et sensations. De les libérer. Elle est l’écriture du corps autant que celle de l’âme. Elle permet également d’avancer, d’ouvrir l’esprit, d’accepter ce qui fait peur. Elle garde l’empreinte du présent mais se souvient aussi du passé, de ceux qui nous ont précédés. Elle permet une grande liberté et un constant travail sur la langue. La poésie est vraiment riche et vivante. Elle aide à mieux vivre.

La poésie peut-elle affirmer, et donner à voir, une fraternité, est-elle le lieu d’un rassemblement humaniste qui dépasse toute frontière ?
Oui, j’en suis assez convaincue. La poésie permet de rassembler. La poésie n’a pas de frontière et en même temps elle rend compte de ce qui se passe dans le monde. La poésie est un relai, elle témoigne. Je suis presque convaincue que si tous les enfants lisaient de la poésie, peut-être il y aurait moins de haine dans ce monde, moins de guerres. Je dis « presque convaincue » car est-il possible de refaire l’homme ?
Que peut-elle transmettre ?
Elle peut transmettre de beaux messages. Aider à mieux vivre. Accepter ce qui est inacceptable. A comprendre. Elle aide à réfléchir. Car si on ne comprend pas toujours un poème, il infuse en nous une réflexion. Nous amène à nous questionner là où on ne se posait plus de questions. Elle nous prépare à perdre aussi. La poésie parle de la vie mais aussi de la mort.

La revue de poésie en ligne Terre à ciel - https://www.terreaciel.net/

Penses-tu qu’elle soit lue, et fréquentée, surtout par les plus jeunes ?
Pas suffisamment à mon goût. Déjà remarquons que les rayons poésie dans les librairies ne sont pas forcément les plus garnis, et ne représentent pas toujours ce qui s’écrit de nos jours en poésie. Heureusement au programme du bac de français est entrée la poétesse Hélène Dorion. Certains professeurs font du bon travail auprès des plus jeunes et ont compris l’intérêt de le faire. Je pense par exemple au travail que Michel Fievet, professeur de poésie et éditeur à L’Ail des ours, a fait avant son départ en retraite auprès des jeunes. Mais je pense aussi que la plupart des professeurs de français ne connaissent pas suffisamment la poésie contemporaine, ou n’osent pas assez sortir du programme de l’Éducation nationale. Or la poésie, c’est un entrainement.
Et les jeunes auraient bien besoin d’elle. Je salue le beau travail du Central National pour l’Enfance de Tinqueux qui organise des événements autour de la poésie pour les jeunes et publie revues et livres qui leur sont dédiés. Je pense par exemple au travail de Bernard Friot qui écrit pour les jeunes. Sabine Zuberek Kotlarczik et Sabine Dewulf ont également créé le Prix Pierre Dhainaut du Livre d'artiste dans l'Académie de Lille, qui s'adresse à tous les élèves depuis la primaire (CM1-CM2) jusqu'au lycée, en 1ère. C’est une superbe initiative pour faire lire de la poésie aux jeunes, surtout lorsque l’on sait qu’elles voudraient l’étendre au niveau national. Et j’oubliais, j’ai été lauréate du Prix Poésyvelynes en 2017 pour mon livre S’il existe des fleurs, paru aux éditions L’Arbre à paroles, ce prix est l’occasion pour des collégiens lecteurs de décerner un prix à un livre de poésie et donc de la diffuser. Nous avions été heureux avec mon éditeur quand nous sommes allés à la remise du prix de constater qu’un élève avait dérobé un livre sur l’étalage, nous aurions pu crier « Au voleur ! » mais non ! Nous étions heureux que la poésie intéresse cet élève. Je pense aux salons, aux festivals de poésie, mais qui ne sont peut-être pas assez fréquentés en dehors d’un public d’avisés… mais l’espoir n’est pas vain… car dans ces endroits parfois des rencontres se font avec des personnes qui ne connaissaient pas la poésie. Espérons gagner ainsi de nouveaux lecteurs !    
As-tu des témoignages, des retours de lecteurs ?
Oui, de nombreux témoignages. Les lecteurs de Terre à ciel sont contents d’y trouver beaucoup de choses à lire. Notamment on me parle beaucoup de l’esprit d’ouverture de Terre à ciel et d’y trouver des idées de lectures.
Comment diffuser la poésie, plus encore, et permettre aux gens de se rassembler autour du poème ?
Déclamer dans la rue ! Distribuer des poèmes dans les boîtes aux lettres. Lire un poème chaque soir au JT de 20 heures ! Mettre à disposition des poèmes dans les salles d’attente. La RATP le fait déjà avec son concours de poèmes. Je trouve cela formidable ! Il devrait y avoir un poème affiché à chaque coin de rue, dans toutes les vitrines, sur toutes les boîtes aux lettres ! Soyons nous-mêmes des poèmes !
Les guerres se multiplient sur la planète. Comment la poésie peut-elle aider à l’édification d’un monde pacifique et serein ? Que peut le poème ?
Les guerres… Nous poètes nous assistons. Impuissants. Témoins. Nous écrivons. Crions. Décrions. Dénonçons. J’ai l’impression que nous sommes si petits face à ces horreurs, face à ces guerres qui sans cesse recommencent. Je ne sais pas si le poème peut beaucoup pour la pacification. Ou alors il faudrait que ce soit la poésie qui passe au JT de 20 heures. Et non pas la guerre. Notre monde, les médias, ne nous font voir que les mauvaises choses, on nous maintient dans un climat constant de peur et de haine. Je suis convaincue que si les médias nous montraient la beauté du monde, la richesse des interactions entre les hommes, la bienveillance et l’altruisme, le monde serait bien plus beau. Car le monde est beau si on le regarde de plus près et dans ce qu’il a de beau.  
Et demain ? Des numéros particuliers en vue, des actions ? Ta poésie ?
Cela continue. Le prochain numéro est pour mi-décembre. Il y aura notamment une anthologie organisée par Florence Saint-Roch : « Brasser les cartes ». Ensuite ce sera le numéro d’avril puis celui de l’été. Nous sommes passés de 4 numéros annuels à 3. C’est du travail, de l’investissement et nous avons nos vies personnelles et professionnelles. Pour ma poésie, je viens de publier trois livres cette année : Tourner rond, dans la collection Petit VA ! du centre national pour la poésie jeunesse de Tinqueux, un livre qui a été écrit notamment en réaction à la guerre en Ukraine. Sa mémoire m’aime, aux éditions des Carnets du Dessert de Lune, un livre sur les deux dernières années de vie de ma maman atteinte d’Alzheimer. Partir vient tout juste de paraître à L’Atelier des Noyers, un livre en collaboration avec l’artiste Alexia Atmouni, très beau. Et voilà, la suite s’écrit en marchant. Merci Carole !     
Merci Cécile ! 

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