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Revue OuPoLi — Entretien avec Miguel Ángel Real

La revue OUPOLI, Ouvroir de Poésie Libre, est une revue numérique fondée par Jean-Jacques « Yann » Brouard, Miguel Ángel Real,  Arnaud Rivière Kéraval et Rémy Leboissetier. Neuve et vive, elle propose de nombreuses rubriques, des appels à textes, et un panorama riche et diversifié sur la littérature contemporaine. Miguel Ángel Real a accepté d'évoquer cette belle aventure pour Recours au poème

Quelles raisons vous ont menées à créer le site OuPoLi ?
Le site est né de ma complicité littéraire avec Jean-Jacques Brouard. Nous sommes tous les deux passionnés de littérature et plus spécialement de poésie, et nous avions envie de créer un endroit dans lequel pourraient s’exprimer des personnes qui partageraient notre vision des choses. Depuis, le comité de lecture s’est étoffé avec d’autres écrivains comme Arnaud Rivière Kéraval, et Rémy Leboissetier.
Comment le définiriez-vous ? Est-ce une revue de poésie en ligne ?
Notre appel à textes est ouvert en permanence. Nous publions en général un/e auteur/e par semaine. Une fois par mois, nous publions également un/e poète hispanophone traduit en français. Les personnes qui nous contactent sont des écrivain/es confirmé/es ou pas : les textes sont étudiés par l’équipe dans un esprit ouvert car nous apprécions les prises de risque et les recherches en tout genre. Il s'agit d'une publication vivante, avec différentes rubriques pour recevoir aussi de la poésie expérimentale, des créations de mots (“Mots perdus/mots forgés”), de la prose poétique, des essais ou des variations sur des thèmes que l'on propose de temps à autre. Nous avons même créé les « Chronèmes », mélange de chronique littéraire et de création poétique, que nous vous invitons à découvrir.
Quelle est sa ligne éditoriale ?
Clin d'oeil à l'oulipo, OuPoLi se veut un Ouvroir de Poésie Libre. Le site se veut exigeant, loin des conventions et de la poésie mille fois lue. La ligne éditoriale est présentée ainsi :  
Ni fleurs ni papillons
La poésie engage l’être
La poésie engage à être
La poésie engage à dire
A partir à l’aventure
A être en quête des possibles du langage
A s’arracher au confort des discours convenus
A sortir des sentiers battus et rebattus
Notre plan de travail est complet jusqu’en septembre, mais les personnes intéressées peuvent envoyer leurs propositions à textOuPoLi@gmail.com : trois textes, trois poèmes, trois pages.
Que pensez-vous de la place des revues de poésie dans le paysage littéraire français, et plus généralement de la place de la poésie ?  Les revues de poésie sont-elles un moyen efficace de diffuser de la poésie ?
De manière générale, il existe de très belles publications autour de la poésie en France. Le but de nous tous est de montrer qu’il s’agit d’un mode d’expression passionnant et surtout très vivant. La qualité des différentes revues « papier » ainsi que les réseaux sociaux montrent bien qu’il existe un large public autour de la poésie, largement méprisée par les médias conventionnels : il suffit de voir que la soi disant « rentrée littéraire » est en réalité un déferlement de romans plus ou moins réussis. Il faut donc que les revues poétiques continuent à  revendiquer un moyen d’expression qui est pour moi la quintessence du langage. Continuer à partager notre passion pour la poésie, qui est de mon point de vue plus nécessaire que jamais, doit rester le but de nos différentes publications.

 

Présentation de l’auteur




Anne-Laure Lussou, Quelques… tiens (extraits), suivi de Plus loin que nos paupières

Quelques..tiens (extraits 1, 2, 3 et 4)

Par moments

    le fleuve entier

    passe

Ça

   souci

Et puis   

   la

paupière

renoue avec le monde.

 

D’un coup

Laisser sur le seuil

les fêlures

D’un coup

Laisser faire

les verts les bleus

l’équilibre

la lenteur qui

d’un coup

ré accorde.

 

Être présente

- cailloux d’accord mais un peu moins –

tronc, voix, pieds

quelques cèdres dans un mouchoir

                                                 - force -

           Capitaine d’un alphabet.

 

Siffler

dans le vent

                        les gratte-ciel

brandir son

appeau personnel.

 

Plus loin que nos paupières

Tes poumons

dans la tempête

ta tête à la renverse

et maintenant

Il y a des ours

dans mes nuits

padre en exil.

Tourner, tourner

le regard

derrière la frontière

Là, les cailloux ont des ailes

les valises des yeux

l’immense

vogue.

Je me serre contre la nuit

le jour

Tu es là

Estas ahi

Je n’irai

pas plus loin

Tu chuchotes

accoudé au gouvernail

La ruisseau tisse

près du feu

les larmes sèchent

Estas ahi

J’ai vu les colombes.

Présentation de l’auteur




Laurence Lépine, Affleurements ( extraits)

moi aussi j'aurais aimé  comme elle  redevenir une  et sentir au soir venu  dans l'alignement des
portes  transparaître quelque chose  qui aurait ressemblé à la fois à la douceur et au courage qu'il
avait fallu pour se scinder en deux  sans bruit autre  que celui d'un chagrin incontournable  alors  la
premi
ère porte battit et le coeur éprouva la joie

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le couloir

 

 

frais comme le matin disant sa vague  son frôlement d'épines  le voici le léger couronnement de la
s
ève  la marche brûlante du souci  au fond d'une cache au nombre sans brisure  se tient
déjà froidement enlacé  serein et tendre comme neige  l'air badin du soir

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la montée

 

 

alimenter le feu en roses  écouter  entendre les pas de la montagne crisser sous ses propres
articulations  faire avec le jour le baume spécifique au jour  reconstruire la foi avec le feu des roses

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la rivière

branche de saule  équinoxe plurielle  à ton visage se superposent d'autres visages  le temps est court
qui court par l'arri
ère  la buée s'étale aux fenêtres  dans la salle de bains la porte meunière parle une
langue étrang
ère

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"la" Wanderlust

 

avant que l'olivier n'entre dans la chambre  le contour et le le faîte établis  avant que les cimetières
des villes ne prennent plus de place dans la mémoire   fantômes familiaux secrets  je bois à la saveur
du jour  le pain d'épices sur les genoux  la voix encore inédite de tout parcours

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la flamme

Présentation de l’auteur




Narges Mohammadi remporte le prix Nobel de la paix

La militante des droits humains, journaliste et auteure iranienne, Narges Mohammadi a reçu le prix Nobel de la paix 2023 le vendredi 6 octobre, pour son combat contre l’oppression des femmes en Iran et sa lutte pour la promotion des droits humains et de la liberté d’expression pour tous.

Vice-présidente du Centre des défenseurs des droits de l’Homme fondé par Shirin Ebadi, qui avait reçu ce même prix Nobel en 2003, Narges Mohammadi a de nombreuses fois condamnée et emprisonnée depuis 25 ans.

C’est dans une geôle de la République islamique à Evin où elle est captive depuis avril 2022, que la lauréate a appris sa nomination.

Après l’attribution de cette distinction, l’ONU a demandé sa libération, mais l’Iran a dénoncé « une décision partiale et politique ». « Nous constatons que le Comité Nobel a attribué le Prix de la Paix à une personne reconnue coupable de violations répétées des lois et qui a commis des actes criminels », a réagi le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, Nasser Kanani, dans un communiqué relayé par le journal Hamshahri.

Cette distinction du comité norvégien s’adresse aussi à un vaste mouvement de protestation déclenché par le décès le 16 septembre 2022 à Téhéran  de Mahsa Amini, il y a un peu plus d’un an.

Narges Mohammadi, © Reuters.

L’étudiante iranienne d’origine kurde de 22 ans, arrêtée par la police pour « port de vêtements inappropriés ». Plusieurs témoins accusent la police d'avoir violemment battu la jeune femme, entraînant sa mort. Des images de l'hôpital montrent en effet des blessures, et amènent une partie de la population iranienne à conclure que Mahsa Amini est morte d'une hémorragie intracérébrale causée par des violences policières. Cette version est contestée par les autorités, qui donnent deux versions, celle d'un « problème cardiaque soudain » et celle d'une maladie au cerveau.

L'annonce de son décès provoque de nombreuses manifestations, au Kurdistan iranien, mais également dans le milieu universitaire. La répression de ces manifestations est très violente et cause la mort de plusieurs centaines de personnes ainsi que l'arrestation de plusieurs dizaines de milliers.

Narges Mohammadi qui avait publié en 2022 des entretiens avec d'autres prisonnières sous le titre White Torture avait déjà reçu en janvier dernier le prix Olof-Palme pour les droits de l'homme, en même temps que Marta Chumalo et Eren Keskin.

Elle est la 19e femme à remporter le Nobel de la paix, vieux de 122 ans.

Dans une lettre écrite en juin derrière les murs de la prison d’Evin et publiée dans ces colonnes à la veille du premier anniversaire de la mort de Mahsa Amini, Narges Mohammadi en faisait le constat. « Si vous regardez attentivement la société iranienne, vous verrez que chaque individu, à tout moment de sa vie et en tout lieu, est coupable du désir de vivre » aux yeux du régime, écrivait-elle, convaincue pour autant que le combat des Iraniens pour leurs libertés ne s’éteindra pas.

Séparée de sa famille, qui est réfugiée à Paris, elle suivra la remise de son Prix de sa cellule. Espérons que l’espoir qu’offre cette distinction l’aideront à garder espoir et à avancer vers une libération que nous souhaitons imminente. Elle est une reconnaissance pour toutes celles qui luttent contre l’obscurantisme.

 




Pinar Selek, Lettre ouverte contre horizon fermé

Plus que des paragraphes, qui ne pourraient restituer l'horreur de ce que vit Pinar Selek, féministe, antimilitariste, sociologue, écrivaine, universitaire et militante persécutée depuis 25 ans par les autorités turques, voici une chronologie des manœuvres, menaces, tortures, enfermements, condamnations, juste parce qu'elle a souhaité analyser les mécanismes à l'œuvre dans les exactions commises par le régime turc contre certaines minorités et les femmes. 

  • 11 Juillet 1998 : Arrestation suite à une recherche sur des militants kurdes. Torture.
  • 20 Août 1998 : Pinar Selek apprend en prison qu’elle est accusée d’un attentat (on saura plus tard que c’est une explosion accidentelle qui a été maquillée en attentat dans le but de l’accuser).
  • 22 décembre 2000 : Libération (elle est libérée faute de preuves mais le procès continue).
  • 8 juin 2006 : Premier Acquittement (toujours faute de preuves). Mais le procureur fait appel.
  • 17 Avril 2007 : La cour de Cassation va dans le sens du procureur et casse l’acquittement.
  • 23 Mai 2008 : Deuxième Acquittement (aucun fondement dans les charges retenues contre elle). Mais le procureur fait appel.
  • 2009 : La Cour de Cassation va dans le sens du procureur, casse l’acquittement et décide de condamner Pinar Selek. L’affaire est renvoyée devant une nouvelle Cour d’Assises.
  • 9 Février 2011 : Troisième Acquittement. (La Cour ne retient toujours aucune charge contre Pinar Selek). Dès le lendemain, le procureur fait appel.
  • 22 Novembre 2012 : La Cour annule son propre acquittement (du jamais vu dans l’Histoire mondiale du droit !)
  • 24 Janvier 2013 : La Cour condamne Pinar Selek à la prison à perpétuité.
  • 11 Juin 2014 : Annulation de la condamnation (obtenue suite à un appel des avocats dénonçant les illégalités de cette procédure).
  • 19 Décembre 2014 : Quatrième Acquittement. Mais le procureur fait appel.
  • 21 juin 2022 : Après 7 ans d’attente, la cour de cassation annule le 4ème acquittement.
  • 6 janvier 2023 : La Cour d’Assise d’Istanbul émet un mandat d’arrêt avec emprisonnement immédiat avant même que l’audience n’ait lieu.
  • 31 mars 2023 : Audience de la cour d’assise. Le procès de Pinar Selek reporté au 29 septembre 2023.

Aujourd'hui emprisonnée derrière des barreaux invisibles, car le mandat d'arrêt international la prive de sa liberté de circulation, elle attend septembre. Et ensuite ? 25 années que durent la torture, les acquittements annulés, les condamnations qui vont crescendo, les reports d'audiences. Que devra-t-elle subir encore ? Elle écrit, poursuit ses recherches, continue le combat, a accepté de répondre à ces quelques questions, et nous a autorisés à publier sa Lettre ouverte. 

Entretien avec Pinar Selek, le 27 mars 2023.

Pinar, tu as été emprisonnée et torturée pour tes recherches sociologiques à propos de tes écrits sur les Kurdes. Malgré la torture tu n’as pas révélé les noms de tes enquêté.es et par punition, a commencé un acharnement kafkaïen qui continue jusqu’aujourd’hui. Tu apprends en prison que tu es accusée d’un attentat qui n’a pas eu lieu.  
Tu effectues deux années et demie de prison. Malgré quatre acquittements le dossier reste ouvert. Sous la menace de peine de prison à perpétuité, tu te réfugies en France, où tu vis désormais. Mais les autorités turques continuent à te harceler, malgré ton absence du pays. Tu es jugée maintes fois, et désormais tu fais l’objet d’un mandat d’arrêt international, qui t’interdit de circuler dans le monde ! 25 ans que ça dure !
Tu es également auteure de recueils de poésie, de récits de fiction, et bien entendu dans le cadre de tes recherches d’essais (tu enseignes à l’Université de Nice). Aujourd’hui, écrire, est-ce une arme pour résister ?
En tant qu’anti militariste je ne parlerai pas d’armes, je dirai plutôt que c’est un outil de résistance. Plus que résistance, c’est un outil de révolution et de dépassement. En créant via l’écriture ou la musique ou d’autres moyens, on peut sortir de l’hégémonie des pouvoirs et intervenir dans les rapports existants. Pour moi, l’écriture est un des outils d’insoumission et de dépassement du réel qu’on nous impose. En écrivant je sens le gouvernail dans mes mains et je navigue…
Quels sont les retours, ou bien les « effets » qu’ont produit certaines de tes publications ?

Comme tous mes livres sont aussi publiés en Turquie, la nouvelle génération me connait malgré une séparation de 15 ans. Écrire et publier dans l’espace d’où j’ai été chassée, me transforme en pluie qui traverse les nuages pour tomber sur le vieux cimetière et nourrir ceux et celles qui y sont toujours vivants. Avec mes mots j’arrose les petites graines invisibles.

Dans d’autres pays, je fais la même chose en me transformant en pluie. Je deviens l’eau qui trouve son chemin en coulant. Je coule et je traverse les espaces, et je me libère du territoire. Les retours me font sentir que je suis une nomade, sans attache.

Le 2 juin 2023. Depuis 25 ans, la justice turque s’acharne sur la sociologue franco-turque Pinar Selek, poursuivie pour un attentat. Réfugiée en France et quatre fois acquittée, la dissidente n’a de cesse de clamer son innocence. Elle était jugée par contumace le 31 mars dernier à Istanbul.

Tu publies aux Éditons Des Femmes, Le Chaudron militaire turc, qui paraîtra le 5 octobre. dans ce livre tu étudies « les différents mécanismes à l’œuvre pour formater les individus : dépersonnalisation, violence, soumission, absurdité et arbitraire d’ordres auxquels les jeunes appelés ne peuvent se soustraire, nationalisme et culte du pouvoir, de la force. » Peux-tu évoquer ce livre ? Pourquoi cet essai, aujourd’hui ? 
Quand, en avril 2009, j’ai dû fuir la Turquie, menacée d’une peine de prison à perpétuité, je venais de publier les résultats d’une recherche sur le rôle du service militaire dans la structuration de la violence masculine. Dans un contexte où la violence collective était banalisée et généralisée, ce livre a mis en lumière la place fondamentale qu’occupe la reproduction de la masculinité dans l’organisation de la violence politique ainsi que dans la structuration nationaliste et militariste.  Avec mon départ, l’ouvrage, ayant son existence autonome, s’est détaché de son autrice et a coulé comme une rivière vive : il vient d’atteindre sa neuvième édition, il tourne dans le pays sous forme de pièce de théâtre.  Et moi, je continue à réfléchir, à approfondir mes analyses.  J’ai donc fait un travail, en élargissant et actualisant mes questionnements sur les nouveaux dispositifs de l’oppression et mécanismes de banalisation de la violence, sur l’exemple du contexte turc.
Tu as écrit et envoyé une Lettre ouverte, publiée ici, dans laquelle tu soulignes que ton livre paraitra avant l’audience de ton procès qui se déroulera le 29 septembre à Istamboul. A combien de procès cette audience fait-elle suite ? Est-ce que la parution du Chaudron militaire turque peut avoir une incidence sur ce jugement ?
Je ne sais pas à combien de procès cette audience fait suite. Mais il s’est passé plus que 25 ans… je n’arrive plus à compter. Tout d’abord, Le Chaudron militaire turc apparait en guise de réponse historique à l’audience du 29 septembre.
C’est pour cette raison que ma maison d’édition annonce ce livre avec le bandeau suivant : « Pinar Selek persiste et signe ». Je l’ai écrit loin de la peur. Je ne sais pas son incidence. Je ne veux pas penser à ça. Leur position ne va pas influencer la mienne. Et je veux continuer à vivre comme chercheuse, penseuse et écrivaine.

Pinar Selek, Le Chaudron militaire turc, Editons des femmes, Octobre 2023, 104 p., 10 €, EAN 9782721012142, Ebook 6,99 €, EAN 9782721012456

Pinar Selek

Lettre ouverte

Cher.es ami.es, cher.es collègues,

Je voudrais partager avec vous une chose importante que je suis en train de réaliser. Je la vis comme un acte de liberté. Acte de réflexion, d’analyse, de recherche. Je sens que cet acte constituera une charnière dans mon histoire personnelle. Je vais faire naitre une œuvre dégagée de la peur, en guise de réponse historique à l’audience du 29 septembre 2023 à Istanbul. Ce jour, plusieurs d’entre vous y seront présent.es, pour montrer que la liberté de la recherche et d’expression est une valeur universelle et que nous la défendons ensemble.

Il n’est pas besoin de vous dire comment, depuis le début, j’ai refusé d’être conditionnée par cet acharnement, comment j’ai essayé d’élargir mon espace de liberté et continué à réfléchir, à enquêter, à problématiser, à analyser et à écrire, le plus librement possible. Cela a pu être possible grâce à la solidarité solide d’innombrables personnes de multiples milieux, toutes attachées à la liberté et à la justice. En particulier, les soutiens académiques m’ont permis de progresser dans mon métier. Mon premier refuge structurant en France fut l’Université de Strasbourg qui m’a accordé la protection académique, comme l’exprima publiquement Alain Beretz, son président de l’époque. Mon deuxième refuge fut l’ENS de Lyon qui me décerna le titre de Docteur honoris causa. Et aujourd’hui je travaille en tant qu’enseignante-chercheuse au département de Sociologie Démographie et dans le laboratoire URMIS d’Université Côte d’Azur, une université qui, par son soutien déterminé, me fait sentir chez moi. De plus, de nombreux comités de soutien universitaires et les organisations disciplinaires façonnent depuis le début cet engagement institutionnel fort.

Pourtant je ne suis pas pleinement libre. Le mandat d’arrêt international dont je fais l’objet m’empêche de sortir du territoire français et d’exercer librement mes recherches. Je ne peux même pas traverser la frontière franco-italienne alors que je suis co-coordinatrice de l’Observatoire des Migrations dans les Alpes-Maritimes. Je ne peux pas non plus répondre aux nombreuses invitations que je reçois. Comme l’atteste la Ministre de l'Europe et des Affaires étrangères dans sa réponse à la question écrite d’une sénatrice, cet acharnement entrave mon travail : « La France, attachée à la liberté de la recherche, apporte tout son soutien à la sociologue Pinar Selek, reconnue innocente à plusieurs reprises par les juridictions turques des faits dont elle a été accusée. La procédure judiciaire dont elle fait l'objet en Turquie et le risque d'arrestation encouru entravent son travail. (...) Mme Selek a trouvé en France un espace pour s'exprimer, enseigner la sociologie et les sciences politiques en tant que maître de conférences à l'Université Côte d'Azur et poursuivre son travail de recherche en toute liberté et sécurité. »

Oui, je poursuis mes travaux. Juste avant l’audience de 29 septembre à Istanbul paraîtra un nouveau livre. Quand, en avril 2009, j’ai dû fuir la Turquie, menacée d’une peine de prison à perpétuité, je venais de publier les résultats d’une recherche sur le rôle du service militaire dans la structuration de la violence masculine. Avec mon départ, l’ouvrage, ayant son existence autonome, s’est détaché de son autrice et a coulé comme une rivière vive. Il vient d’atteindre sa neuvième édition en Turquie et a été traduit en allemand et en français. Mon livre qui va paraître dans quelques semaines, commence par un dialogue avec ce travail, en essayant d’ aller plus loin dans l’analyse, en avançant dans des questionnements plus larges et plus actuels sur les nouveaux dispositifs de l’oppression et mécanismes de banalisation de la violence, sur l’exemple du contexte turc.

Je sais que la réponse de ces mécanismes, surtout paramilitaires, que j’ai analysé dans ce livre,

pourrait être violente. Mais je veux continuer à vivre comme chercheuse, penseuse et écrivaine libre. Ma maison d’édition annonce ce livre avec le bandeau suivant: « Pinar Selek persiste et signe ».

Pour persister encore et toujours, j’ai besoin de votre persévérance.

Pinar Selek

Présentation de l’auteur




Revue, en ligne ! Terres de Femmes

Revue de poésie et de critique littéraire d'Angèle Paoli, Terres de Femmes propose un sommaire riche et varié. Coordonné et mis en page par Yves Thomas, qui nous a quittés en 2021, porté aujourd'hui par sa directrice de rédaction, et Guidu Antonietti di Cinarca son directeur artistique, cette revue de poésie en ligne présente un sommaire mensuel servi par design moderne et coloré.

Dans cette revue, le lecteur a accès à la poésie contemporaine. Qu'il fréquente la rubrique Poésie d'un jour, où sont offerts des extraits de recueils récemment parus, ou des articles critiques signés par des voix qui ouvrent à un regard spéculaire sur ces livres qui tracent la route d'une poésie découverte sur le vif de sa création, une fenêtre s'ouvre, sur la littérature en train de s'écrire, de vivre, et d'ouvrir des voies neuves, parfaitement perceptibles dans ces pages servies par les visuels de son Directeur artistique dont on peut retrouver les créations dans la rubrique Les Noir et blanc de Guidu et la Galerie de Guidu, Visages de femme qui offre des visuels ainsi que des extraits de textes de plus de 200 noms féminins de la poésie contemporaine, sélectionnés par Angèle Paoli.

A ces rubriques s'ajoutent un Index des auteurs cités, où les biographies des innombrables poètes contemporains présents sur les pages de cette revue sont consultables, des Ephémérides culturelles, et un hommage à celui qui a fait que Terres de Femmes ce lieu d'une densité qui continue à s'étoffer et à écrire sur l'écrit du poème.




Revue, en ligne ! Ubu

Un site américain fondé en 1996 par Kenneth Goldsmith,premier poète lauréat du MoMA, fondateur de ce site d'archives d'avant-garde UbuWeb, et théoricien de l'« uncreative writing » qu'il enseigne à l'Université de Pennsylvanie et dont les grandes lignes figurent au cœur de son livre enfin traduit : L'écriture sans écriture :

L'écriture non créative est la langue considérée comme un matériau pur. Héritière de Stein, de la poésie concrète, de Mallarmé, de Herbert, d'Apollinaire et de L=A=N=G=U=A=G=E, l'écriture non créative est également née de l'ère numérique :

Ce que nous prenons pour des graphiques, des sons et des mouvements dans notre monde d'écrans n'est qu'une fine peau sous laquelle résident des kilomètres et des kilomètres de langage.

 

Ce site d’une richesse inestimable met à disposition du lecteur de la musiques, de la poésie (également sonore), des liens vers des films qui appartiennent au cinéma underground et expérimental, des documents rares de collectionneurs. Une incroyable somme, disponible en ligne, servie par un design dont la sobriété extrême semble garante d'une efficacité à toute épreuve. 

A fréquenter sans modération, UbuWeb, qui existe depuis 1996, et ses entrée où se cachent des trésors insoupçonnés : Film et vidéo - Son - Danse - Papiers - Historique - Poésie visuelle - Bande dessinée conceptuelle - Écriture conceptuelle - Contemporain - Magazine Aspen - Outsiders - /ubu Editions - Projet 365 jours - Ethnopoétique - Ressources sur la musique électronique - Top Tens d'UbuWeb , et A propos d'Ubu, sans oublier le Contact, si vous souhaitez remercier l'auteur de ce lieu unique.




Cécile Oumhani, Les vivants et les morts

Des collines vert foncé ondoient
des rivières tourbillonnent
dans de vastes étendues boisées

pierre terre eau et feuillages
couleurs et nuances inconnues et familières

l’avion touche le sol à l’aéroport de Cochin
un matin de juillet
              la tête me tourne
là où je ne suis jamais venue
ils ont vécu ici –il y a plusieurs dizaines d’années
les vieilles photos qu’elle gardait dans son album
ou ce qu’elle nous a raconté de ses parents
à Kodaikanal ou à Trivandrum ?

un jeune garçon se fraie un passage
à grands coups d’éclaboussures
sur la chaussée inondée
des écolières attendent
le ramassage scolaire sous leurs parapluies
des rideaux de pluie s’écrasent
sur des constructions imaginaires
et me laissent admirer
              des présences au présent
la vie des vivants
et je descends les rues escarpées

la ville m’enveloppe
dans sa rumeur et dans ses rythmes
               des présences au présent
la vie des vivants
la tasse de chaï beige
repose dans ma main

à l’infini sa saveur forme
et reforme les perspectives
sur ce qu’on ne perd pas
mais ne fait que changer
sans fin
tissé et détissé
pendant que nous allons notre chemin

Extrait de Passeurs de rives, éditions La tête à l’envers, 2015

Saison de neige

l’aïeule taille mes draps
dans l’étoffe du ciel
remue mes rêves
avec la braise
et met le jour à lever
dans la cuisinière

tôt le matin
elle lave à grande eau
les ombres sur ses photos
en garde la paisible clarté
et l’énigme de ces noms
que j’égrène
avec des baies de sureau

sur son tablier
blotti contre le vieux chat tigré
le monde ronronne
entre ses doigts de lait

dehors
ivre de silence

la neige boit les collines
à perte de vue
et je cherche à mes pieds
où pourrait finir demain

je ne sais pas
que la neige brûle
au bout de ses gants troués

Extrait de Passeurs de rives, éditions La tête à l’envers, 2015

Des voix du passé

nous marchons dans l’obscurité
sans relâche elle défait le passé
comme avec les pages d’un livre usé

de grands arbres chuchotent
au fond du jardin
nous effleurons du bout des doigts
des écorces parfumées et d’épais feuillages
en quête de poèmes
épelés dans un alphabet perdu

des voix d’adultes résonnaient tard dans la nuit
nous berçaient vers un sommeil confiant
nous ne comprenions pas toujours

les mots portés par la brise
depuis une véranda vide
comment les oublier
alors que le présent s’éloigne

une promesse à tenir
et une énigme à résoudre

Extrait de Mémoires inconnues, éditions La tête à l’envers, 2018

Quand j’étais jeune je restais des heures, allongé sur le dos à regarder le ciel, et puis je rentrais à la maison et je les peignais.
J.M.W Turner

La démesure de l’espace et de la lumière   
l’apprendre
à l’aune du corps étendu sur le sol
boussole affolée entre terre et ciel    

sans se lasser  interroger le monde
ébahi du fil de tant d’heures limpides
et boire à larges goulées
l’incessante mouvance  ce vertige muet
où glissaient les couleurs happées
toujours plus loin et plus haut
dans l’énigme du reflet

et la soirée ne suffisait pas
à épeler la langue secrète des choses

Extrait de La ronde des nuages, éditions La tête à l’envers, 2022

Délié de toute pesanteur    le pas
cherche à rejoindre l’impatience de l’œil
les bribes s’évanouissent aussitôt qu’aperçues

et le jour s’esquive engouffré derrière la nuée
couve puis surgit  à nouveau pâle incandescence
au fil de son odyssée silencieuse

sourds battements du cœur
en écho avec ce qui cogne le chemin
très loin vers ses marges limpides

assoiffées de clarté les paupières
s’étancheront-elles à la source des nuages
apaisées le soir à la lueur des pages
et de ce qui court au feu des doigts

Extrait de La ronde des nuages, éditions La tête à l’envers, 2022

Flux de lave dans l’obscur des veines
le poignet tressaille
le pouls s’emballe en ce point
où le jour s’attache au couchant

combler ce qui manque
et déchiffrer le sourd alphabet
d’une langue ravie au soleil
syllabe par syllabe

là où s’étoilent nos nuits
au cadran d’un autre ciel

Extrait de La ronde des nuages, éditions La tête à l’envers, 2022

 

Présentation de l’auteur




BÉATRICE BONHOMME, une couronne sur les genoux

Béatrice Bonhomme, est poète, critique littéraire, professeur des Universités et directrice de la Revue NU(e), revue de poésie et d'art, fondée en 1994, qui a consacré, actuellement, 81 numéros à la poésie contemporaine, dont plusieurs sont consacrés à des poètes femmes. Cette revue paraît désormais en ligne sur POESIBAO. Elle œuvre, depuis 1994, pour une meilleure reconnaissance de la poésie contemporaine. Infatigable autant que discrète, elle est une voix, et une présence, précieuses pour que ce genre encore en retrait soit audible, visible, c'est à dire offert à l'humain, afin de prendre son sens ultime, qui est de dire, dans sa polysémie constitutive, l'unité possible. Deux revues Poésie-sur-Seine et Coup de soleil lui ont été consacrées (2020-21). Un livre sur l’œuvre poétique de Béatrice Bonhomme Le mot, la mort, l’amour chez Peter Lang est paru en 2012. Cette année elle est la lauréate du Prix Mallarmé, pour son recueil, Monde, genoux couronnés. Elle présente, pour Recours au poème, ce recueil et elle évoque ses raisons d'écrire pour exister, résister et créer cet idéal de fraternité qui l'anime.

Présentation, par l’autrice, du livre de poèmes Monde, Genoux couronnés

 

J'ai édifié huit chants, huit séquences car j'aime la perfection du chiffre 8, dont on peut vérifier l’harmonie octogonale dans certains monuments. L'idée est celle d'une architecture avec une dimension chiffrée qui va vers l'être que nous portons en nous.

Deux initiatrices accompagnent le cheminement, deux figures tutélaires féminines.  

Il y a d’abord une séquence portant sur le lien symbiotique au monde : « Devenir d'arbre ».

Puis la grand-mère intervient qui donne la couture, la broderie, le tissage : « Le Cœur de la brodeuse », plus tard dans le recueil, la mère donne la fascination pour la lecture et les mots : « Le Matin des mots ». A la fin du recueil, l'être intérieur nous attend dans sa lumière et sa nudité.

Dans l'intervalle, ce que j'essaie d'exprimer, c'est la relation au monde, la porosité à tous les règnes de la nature.  Le lien au cosmos, à tous les êtres les plus humbles, les plus minuscules, cette place essentielle de liberté dans une affirmation d’un monde qui ne serait pas seulement dominé par l’humanité, mais respectueux et sensible à toutes les formes de vie.

Cette partie résiste à une forme de pensée qui a fait la démonstration de son danger foncier pour le monde et par contrecoup pour l’homme. Elle résonne avec le titre qui évoque un monde asservi et mis à terre, genoux en terre, comme un cheval aux « genoux couronnés » et que l'on va abattre (le terme « couronnés » faisant allusion également aux années du corona virus et à ce qui va vers la contagion, l'épidémie et la guerre).

Enfin,  j'évoque l'ouverture à l'autre avec ses difficultés, ses ombres mais aussi ses lumières. C'est sur terme de « lumière » que s'achève le recueil après un parcours à travers l'être au monde.

Béatrice Bonhomme, Monde, genoux couronnés, Editions Collodions, 2023.

EXISTER PAR LES MOTS

 

Si je reviens sur mon parcours, je sais que je suis poète bien avant tout le reste. Avant d’être revuiste, critique littéraire ou professeure. Bien avant, même si tout ensuite va se lier. Comme j’ai désiré les mots en tant que poète et que les mots m’ont permis d’habiter le monde, je suis ensuite devenue une passeuse de mots mais cela c’est un second mouvement.  Le premier mouvement, pour moi, c’est la poésie. La poésie commence très tôt. Elle ne cesse de m’accompagner, depuis l’enfance. C’est une chanson intérieure qui se poursuit dans ma tête, un rythme et un être au monde. Mon premier poème, je devais avoir 5 ans : « Le soleil, le soleil est à toi » ou encore « Papillon, papillon, bats les soldats de la prairie, papillon, papillon, mon ami ».  Cela ne veut pas dire grand-chose mais tout le temps, dans ma vie, il y a ce chant, cette musique des mots qui est là.

Le fil déclencheur de mon amour des mots, la première expérience, a été celle de l’apprentissage de la lecture. Ma mère m’apprend à lire dans la colline, au bord d’une petite route. Elle m’assoit sur ses genoux, et elle me tend le livre de lecture. De ce premier mot qu’un jour je parviens à déchiffrer naissent la magie et l’impression d’avoir à soi le monde entier. Ce mot et de lui la puissance de saisir. C’était comme si je possédais les petites églantines du bord du chemin, l’aéroport qui se construit un peu plus loin sur la mer, cette matinée éclatante de soleil. A cet âge, je ne fais pas de différence entre les éléments et les mots, le mot « soleil » brille sur la page, le mot « bleu » comprend la mer et le ciel. Ensuite, chaque fois que j’ai approché un texte littéraire, un poème, j’ai éprouvé la même sensation de merveille et j’ai eu envie de transmettre cet éblouissement. C’est ce désir des mots qui marque tout mon cheminement.

Pour moi, tout cela est lié. Je suis éblouie de littérature et de poésie. Les mots sont ma façon d’habiter le monde. Écrire, c’est une manière d’être en lien avec le monde et dans le partage avec l’autre. Je partage des mots des rythmes et un être au monde, une façon d’habiter le monde, une raison d’être et d’exister. Je pense que le lyrisme et la poésie sont essentiels dans notre société car ils apportent une forme de confiance dans la langue, même si c’est une confiance qui reste critique et lucide, « une langue de poésie qui se justifiât entièrement comme chant » dit Jouve. Il ne s’agit pas d’un chant naïf, il s’agit d’un amour de la langue comme lien à l’autre et au monde, comme possibilité de pensée.

Les mots ne sont pas isolés pour moi, ils font lien vers le monde, vers les images, vers l’autre. Ils sont tactiles et visuels. Le lien à la peinture est comme le lien aux mots. Mon père était peintre. Il était comme un artisan, un bricoleur, qui marouflait partout des toiles, utilisait des pigments, de la colle, des pinceaux, des palettes. Les couleurs, comme les mots, c’était de la matière, les formes habitaient le monde avec nous. Je ne faisais pas vraiment de différence entre la table de la salle à manger, un livre de lecture et un appentis où poser des pots de couleurs. J’étais parmi la peinture et les mots comme parmi les meubles auxquels on se tient pour apprendre à marcher.

La poésie pour moi justement, c’est le lien retrouvé, le lien tissé dans l’amour ou la mort, le lien à l’autre, le lien au monde. Les motifs du bleu, de la mer et de la lumière des paysages méditerranéens sont tissés, cousus ensemble et apparaissent comme dans une tapisserie, une fresque, un tissage.  Ma grand-mère, assise au bord de mon lit, cousait en me faisant réciter mes leçons. Et maintenant je couds aussi le monde et les mots. C’est comme si je tricotais le monde et les mots, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, ou que je recousais bord à bord le monde et les mots. La mer et les paysages lui sont associés, le bleu et les couleurs du paysage, la lumière, comme des matériaux de la fresque et de la tapisserie.

En poésie, il ne s’agit pas de « je » mais de « nous », de quelque chose d’universel. Ce qui est partageable par la poésie, c’est paradoxalement ce qui est le plus singulier, notre émotion, « sans mesure commune », mais qui devient commune par les mots de la poésie. La poésie semble donc inséparable d’un point de vue intime mais elle constitue en même temps un lieu commun et je le dis dans un sens positif, un lieu où nous faisons communauté. Liée à l’intime, elle est pourtant partagée par tous.

Alors s’il y a un parcours, c’est celui de l’amour des mots, du monde et des autres.

Monde, genoux couronnés

Extraits

Enfant, elle a l’habitude d’inverser les mots
De les recréer
D’en faire d’autres
Parfois trop beaux
Parfois malades ou estropiés
Elle dit : movir pour vomir
Mourir au monde.
Elle dit : mori, morituri.

La mort posée sur le ciel bleu
Cela ne semble pas réel
Il fait beau une dernière fois
Comment dans cette beauté 
Ce scandale ?

On guette en soi en l’autre
La peur de voir le signe
Le signe fatal d’une détresse
On guette la respiration
Manquante.

Le matin essoré de silence
Nous redresse comme couronnés
De sueur
Tout tourne les mondes
En attente de l’impossible
Sa propre absence irrésignée.

On fait des masques blancs
Posés sur le visage comme des pansements
Arrachés
Ils gardent l’empreinte de ce qui voulait vivre
Poursuivre en nous
Encore.

On ne sait plus quel jour quelle heure il est
Nuit, matin, aube à midi
Hiver ou déjà printemps
Bourgeon qui sort et vent glacé
Soleil presque bleu d’été
On se donne des repères des rituels
Puis, le temps s’unit avec le silence.

Nous avons vu les coquelicots
Et les plantes jaunes pousser dans la lumière
La mer vide
Un dauphin dans la mer.

Tant d’oiseaux et leurs chants
Et plus de silence aussi
Les plantes poussent vite
Pour regagner le temps.

L’homme doit-il arrêter de respirer
Pour que le ciel soit bleu
La mer plus claire
Et le temps rendu au temps ?

Monde cheval ailé
Planète soyeuse et crinière
Dans le vent.
Et puis monté, chevauché,
Ecrasé
Par le poids trop lourd
La bouche blessée.

Monde cheval soyeux
Cheval de bleu et de lumière
Devenu bête de somme
Puis mis à bas
Genoux dans la poussière
Genoux couronnés.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Une voix pour la liberté : Somaia Ramish

Somaia Samish est poète, écrivaine, journaliste et activiste féministe. Militante infatigable des droits des femmes, ancienne élue publique, diplomate citoyenne, et ancienne candidate au Parlement afghan, elle est la co-fondatrice et actuellement directrice d'une ONG dédiée aux questions des femmes. Elle milite depuis des année pour que les droits élémentaires des femmes soient respectés en Afghanistan, et dans certains pays où leurs conditions de vie sont déshumanisées. Née en 1986 à Herat, en Afghanistan, elle est aujourd'hui réfugiée aux Pays-Bas. Pendant la 1ère République islamique d’Afghanistan, sa famille s’est enfuie à Téhéran, en Iran. Après la première chute des talibans, elle est retournée en Afghanistan, et pendant 20 ans, a travaillé pour contribuer à bâtir une société démocratique et égalitaire. Comme tant d’autres Afghans elle a dû de nouveau demander l’asile en tant que réfugiée après que les talibans ont pris le pouvoir en Afghanistan en août 2021. Elle résiste, se bat, est l'auteure d'une anthologie où elle a recueilli des textes auprès de poètes internationaux, et fait entendre sa voix, qui devient celle de toutes les femmes afghanes. Elle a accepté de répondre aux questions de Recours au poème. 

 

Entretien traduit par Cécile Oumhani

Somaia. Ramish, vous êtes une poète afghane, une journaliste et une militante. Où vivez-vous aujourd’hui ?
Après la chute de Kaboul et l’arrivée au pouvoir des Talibans, j’ai cherché refuge aux Pays-Bas. Une partie importante de la communauté intellectuelle d’Afghanistan – artistes, écrivains et penseurs – a été contrainte à l’exil. Je suis, moi aussi, parmi ces exilés, et je réside actuellement à Leiden, aux Pays-Bas.

 

Kabunath, poème de Somaia Ramish, dit par l'auteure. 

Vous luttez pour les droits des femmes en Afghanistan. Pouvez-vous nous parler de leurs conditions de vie dans ce pays ?
Parler du sort des femmes afghanes est un sujet chargé d’émotion pour moi. Il réveille un mélange de tristesse, de colère et de frustration, parce que la réalité est sombre. C’est la vie qu’on refuse aux femmes afghanes ; elles en sont réduites à exister plutôt qu’à vivre. Leur condition est celle d’un oiseau qu’on a enfermé dans une cage et qui attend sa mort inévitable. Vous imaginez-vous ce que sont l’angoisse et la douleur d’une femme qui se trouve dans une telle situation ? Une vie où vous ne pouvez plus sortir seule de chez vous, porter les vêtements que vous aimez, faire des études, vous promener tranquillement au parc, écoutez votre musique préférée, aller dans un salon de beauté, faire du sport, vous divertir, travailler en dehors de chez vous…  C’est la cruelle réalité des femmes afghanes.
Je voudrais insister sur l’apartheid de genre qui prévaut en Afghanistan. Du simple fait qu’elles sont femmes, elles sont privées de leurs droits humains fondamentaux. Les Talibans considèrent les femmes comme des objets, dont la fonction est la reproduction et la servitude sexuelle. Ils attendent des femmes qu’elles portent des enfants et les utilisent comme les outils de leur propre propagation. Telle est l’existence atroce des Afghanes – avec la tyrannie, la cruauté, la violence, la terreur et la privation totale des droits humains, tout cela pendant que la communauté internationale ferme les yeux.
Malgré deux ans d’une discrimination de genre flagrante, d’apartheid de sexe, et l’exclusion systématique des femmes, dans les sphères sociales, politiques et culturelles, la communauté internationale semble engager le dialogue avec les Talibans, se leurrant sur les possibilités de la diplomatie. Nous observons ces réunions stériles et ces annonces creuses avec frustration.

A propos de la fermeture des écoles pour filles, message de Samieh Ramesh, écrivaine et militante des droits des femmes, le 15 avril 2022.

Quelles sont vos actions, en Afghanistan et ailleurs ? À quelles associations appartenez-vous ? Comment relayent-elles votre message et comment soutiennent-elles vous actions ?
« Baamdaad – la Maison de la poésie en exil » est une institution indépendante, sans aucune affiliation à une organisation nationale ou internationale. Nous n’avons reçu aucun financement ni soutenu de projets venus d’un groupe ou d’une autorité particulière. C’est un mouvement de protestation artistique, en réaction à la situation terrible en Afghanistan, plus particulièrement la censure et l’interdiction de la poésie et des arts.
Notre mouvement a commencé avec un appel. J’ai invité des poètes du monde entier à écrire et à m’envoyer des poèmes de protestation pour soutenir les poètes et les artistes afghans. Avec l’aide de mes amis et des réseaux sociaux, l’appel a pris de l’ampleur, impliquant plus d’une centaine de poètes à travers la planète. De plus, des organisations comme le PEN Club français, le PEN argentin, le Festival international de poésie de Rotterdam, le Studio de Bakkerjee, la Belvédère House, l’Association des écrivains japonais contemporains, ainsi que le PEN Club japonais ont apporté leur soutien moral et partagé notre appel avec leurs poètes membres.
Mon souhait est que ce mouvement devienne un phénomène global. Je veux que les poètes utilisent le pouvoir de la poésie et des mots pour combattre les ténèbres, l’ignorance et la tyrannie. Les arts doivent être un moyen de s’engager, et ils doivent être toujours associés à la liberté.  À travers l’histoire, la poésie a porté le combat contre l’injustice. La poésie a un pouvoir immense et la voix des poètes est comme celle des prophètes ; leurs mots ont de l’influence. Avec la poésie, on peut attirer l’attention du monde sur le sort des femmes et rallier des soutiens pour le peuple d’Afghanistan.
Avant ce mouvement, peu de poètes dans le monde connaissaient vraiment la situation en Afghanistan ou alors ils en avaient conscience, mais restaient silencieux. Maintenant, dans des pays aussi éloignés que le Japon, des articles et des conférences sont dédiés à notre cause. Une station de radio en Argentine diffuse des émissions sur l’interdiction des arts en Afghanistan et un poète italien a exprimé sa solidarité. Ils écrivent de la poésie, expriment leur émotion et montrent ainsi le rôle de la poésie dans la prise de conscience.
Pensez-vous que la poésie peut aider à la prise de conscience sur les conditions de vie des femmes en Afghanistan ? Vous avez publié plusieurs recueils de poèmes. Pourquoi la poésie ? Convient-elle mieux pour porter un message de libération ou d’engagement ? 
Dans un monde où l’information est souvent manipulée, la poésie peut briser les barrières de la politique pour atteindre les cœurs. La poésie inspire et elle a toujours été un moyen pour exprimer la protestation. Des poètes comme Hafez, Saadi, Maulana, Bertolt Brecht, Pouchkine et Lorca sont les voix de l’humanité, de la liberté. Je crois profondément que la poésie a la responsabilité de défendre la vérité, de porter les idéaux d’humanisme, de justice et de résistance à l’oppression et à la violence.
Vous avez publié une anthologie. Pouvez-vous nous parler de ce projet ?
« Nulle prison n’enfermera ton poème » est un recueil de poèmes de protestation venus du monde entier. Une édition japonaise a été publiée le 15 août au Japon. À la suite de l’interdiction de la poésie décrétée par les Talibans le 15 janvier, j’ai lancé un appel, implorant les poètes à travers le monde de ne pas rester silencieux face à la censure et à la répression et je les ai invités à protester contre ces injustices.  À ce jour, plus d’une centaine de poètes ont répondu à l’appel, écrit des poèmes et les ont envoyé à Baamdaad – la Maison de la poésie en exil. C’est ainsi qu’été publié « Nulle prison n’enfermera ton poème », a été publié. Une édition française doit paraître en France en novembre, chez Oxybia.

Pendant le festival Poetry International de Rotterdam en juin 2023, interview de la poétesse et écrivaine afghane Somaia Ramish à propos de sa vie et de son travail.

Quels sont vos projets autour de cette publication et de votre travail dans son ensemble ?
Nous sommes un mouvement de protestation, nous luttons contre la censure, l’oppression et l’injustice. Nous croyons profondément que la liberté est le droit humain le plus indivisible et le plus universel. En tant que poète, j’invite les poètes du monde entier à nous rejoindre. Ne restez pas silencieux face à l’injustice, l’inégalité et la violence. Avec nos mots, nous continuerons le combat contre les ténèbres.

Présentation de l’auteur