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Marc-Henri Arfeux, L’homme Fil, entretien avec Christine Durif-Bruckert

Au rythme des poèmes de ce magnifique recueil, Marc-Henri Arfeux nous convie à une longue marche initiatique depuis la terre jusqu’au « ciel veiné d’étoiles ». Il s’agit d’une marche intime, qui trace les seuils, les élans et les chants d’une poésie méditative et qui sonde les intériorités de l’être.

Dans l’avant-propos de son recueil, il nous donne quelques éclairages afin que nous puissions l’accompagner et partager avec lui le cheminement d’un désir poétique qui murit depuis fort longtemps : « depuis ma jeunesse, le fil du sens poétique, sensible et spirituel n’a cessé à mon insu de guider et d’unir ma vie à l’énigme essentielle ».

 

Improvisation on three synthesizers : Virus TI, Minimoog Voyager Electric Blue and Little Phatty, by Marc-Henri Arfeux, 2009.

Marc-Henri, tu as écrit L’homme fil qui fut édité en juin 2023 chez Unicité, un très beau livre, d’une profonde densité et nécessité.
Dans ce recueil, l’homme déploie son fil sensible, poétique et spirituel d’une partie à l’autre, de « La terre te donne asile » à  « Jusqu’aux étoiles ». Dans l’un des poèmes (p 77), tu écris : « L’homme fil relie l’humus/Et le jardin lunaire/Beau souffle de pollen/Sur la main de l’envol./Bleu est le bleu du bleu.//Plus haut que tout rocher/Est le sentiment de l’âme ».
Pourrais-tu nous aider à approfondir le rythme et l’espace, en quelque sorte le paysage de ce recueil ?
Le rythme et l’espace en ce recueil sont un. Ils vont, comme les titres des deux parties du livre l’indiquent, de l’asile terrestre aux étoiles. La terre est en effet le lieu de notre naissance, de cette incarnation qui permet l’éclosion d’une conscience en ce monde. Elle nous accueille, le temps d’une ligne de vie. Mais simultanément, elle nous initie à l’inévitable finitude impliquée par ce séjour. Aussi l’asile est-il celui qu’elle offrira à notre corps lorsque nous viendrons à mourir. L’espace qu’explore L’homme fil est aussi ce socle essentiel, puisque notre substance se dépouillera alors de ses attributs organiques, redeviendra l’os primordial jeté dans l’océan élémentaire. Mais déjà, à ce stade du processus de métamorphose du vivant, c’est une autre direction d’espace qui se révèle, comme le suggèrent plusieurs poèmes de la première partie.
La traversée de la frontière organique est une floraison, une offrande d’encens nocturne et de santal inaugural, si bien que, par avance, le futur défunt doit suivre ce conseil : « Écoute la flûte mouillée du crépuscule/ Te rappeler que ta fraîcheur/ Devra monter de ta dépouille. » Dès lors, l’espace est déjà celui d’une remontée verticale que confirmera la seconde partie du livre : Jusqu’aux étoiles. Le rythme est ici scansion, à la fois de souffle, de chant, de psalmodie intérieure et de marche ascensionnelle comme on le découvre dans les derniers poèmes. L’espace du bleu peut alors apparaître pleinement, celui du ciel physique ouvrant à l’infini et servant de médium entre l’âme du voyageur et le bleu absolu des nuits, comme le bleu spirituel dans lequel il entre peu à peu. L’espace s’agrandit, s’allège et se déploie en pur élan au fur et à mesure que progresse le chemin des poèmes.

Marc-Henri Arfeux, L'Homme fil, éditions unicité, 2023, 90 pages, 13 €.

Tu pratiques le yoga depuis de longues années. Tu peux nous en parler ?  Et dans ce recueil tu abordes le yoga dans sa correspondance avec la poésie. Dans l’avant-propos tu écris « la réintégration yogique est inséparable d’une poétique en acte dont les formulations sont autant d’étapes jalonnant, comme des lampes, l’itinéraire d’un même voyage ». Pourrais-tu approfondir ce qui sous-tend cette inséparabilité ?
Le yoga est aujourd’hui l’objet d’un grand engouement en occident, souvent sur la base d’un malentendu. On lui accorde des vertus apaisantes qui permettraient de réparer les fonctions physiques et psychiques malmenées par la vie contemporaine afin de redonner aux individus l’énergie dont ils ont besoin dans la vie sociale. On voit aussi souvent en lui une forme d’activité de pure performance où la complexité des postures et leur enchaînement dynamique sont des moyens d’atteindre une forme d’excellence purement mécanique, non dépourvue de complaisance narcissique. Mais le véritable yoga n’est pas là : loin de l’esprit athlétique qu’on lui associe parfois, il se déploie dans une aventure intérieure, qu’on la vive de façon pleinement spirituelle, selon son essence, ou sur le seul plan d’une maturation existentielle et psychologique, ce qui est déjà beaucoup. L’un des fondateurs de l’Ashtanga moderne, (une forme justement dynamique de yoga, qui pourrait sembler à tort purement physique), Pattabhi Jois, dit que le véritable but de l’Ashtanga est de pouvoir rester une heure en pleine méditation dans une posture de Yin Yoga (forme de yoga postural au sol fondé sur le principe de la concentration dans des postures tenues dans la durée). Le fait est que le Yin est un yoga d’intériorité qui m’est particulièrement cher.
C’est dire ce qu’est l’axe majeur du yoga que chacun d’entre nous vit bien sûr à sa manière, selon le terreau culturel qui est le sien, pourvu que la conscience de cette floraison de l’âme par le corps et du corps par l’âme soit présente à l’esprit. En fait, les postures sont des instruments de prise de conscience, d’ouverture du souffle et de la présence, d’entrée en contact avec une dimension d’être plus vaste qui rend à l’individu sa place souvent perdue du fait de la clôture dans les étroites limites du moi, je ne dis rien là que de très banal du point de vue de cette discipline, mais ce sont pourtant des éléments essentiels. Là commence l’aventure de cette réintégration qui, dans mon cas, participe d’une quête intérieure et pas seulement d’une succession d’exercices plus ou moins profitables sur le plan physique et émotionnel. La poésie y trouve sa pleine nécessité car elle vient souligner, formuler, imager de symboles tout ce cheminement en chacune de ses étapes. « L’homme fil » est ainsi un être relié dont l’existence même est le fil qui l’unit à plus grand que lui, à commencer par le monde et même, selon la belle réponse du mystique indien Swami Ramdas à un policier qui lui demandait où il habitait : « Tout l’univers ! » En ce qui me concerne, la poésie a presque aussitôt commencé d’accompagner la pratique comme un chant, permettant de rassembler dans la luminosité du verbe l’essence de cette expérience à chacune de ses étapes. Elle est attestation, approfondissement réciproque de ce qui a lieu dans la pratique, l’une des dimensions de cette aventure globale, et de ce point de vue, elle aussi est yoga.
Ce livre n’est que l’une des étapes de l’expérience intérieure, de l’état de contemplation qui jalonne cette marche « liée ». Précèdent deux livres qui ont été publiés aux Éditions Alcyone, en 2023 Raga d’irisation, et encore avant Exercices du seul paru en 2019. Est-ce que l’on peut parler d’une continuité, d’une sorte de trilogie ?
Oui, entre ces trois livres se tisse un lien, encore un fil, un même chemin, qui est celui d’une prise de conscience progressive depuis les approches d’ Exercices du seul qui déjà évoquait un voyage de l’âme dans les paysages de sa métamorphose, avec, souvent, tout au long de l’écriture, la présence d’une image fondamentale : celle d’un voyageur errant de l’ancienne Chine et de l’ancien Japon, cheminant, tantôt à pied, tantôt à cheval, dans des montagnes où il s’élève peu à peu, minuscule fourmi humaine, et vit une succession d’expériences révélatrices, comme par exemple dans cet extrait de poème : « Montant au gouffre/ À pas de scarabée,/ Tu cueilles une herbe mauve/ Au bord du rien,/ Sous le rire arc-en-ciel de l’air mouillé ».
Avec Raga d’irisation, l’expérience se déplace du nomadisme d’un pèlerinage dans un vaste paysage, à l’espace physique et mental d’un appartement où un méditant affronte et traverse, d’un soir à un autre soir, les périls et les dons d’une initiation immobile. Chaque poème est de ce point de vue une étape et un chant à la manière dont la musique indienne de raga déploie ses infinies variations selon les différentes heures du jour et de la nuit et les expériences qu’elles induisent, l’ensemble constituant la trame d’un seul et même raga en ses diverses modulations, jusqu’à la plénitude aérienne et comme immatérielle du second soir. J’en donne ici un extrait pour qu’on s’en fasse une idée plus précise : « La fin de cet azur / Très haut / Verse le fil horizontal / En infini.// L’encens de la voix seule / Vient le rejoindre / Au point d’immatériel / Où les larmes et l’amour / Sont un oiseau nomade.// Et toi, dans la maison du souffle / Et du regard ouvert, / Tu es jardin d’apesanteur / Souriant au chagrin. »
Ces quelques éléments au sujet de ces deux livres permettront, je l’espère, de mieux comprendre leur relation avec L’Homme fil du fait de l’alliance de la pérégrination et de l’acte de pure contemplation assise. Mais chacun de ces livres qui s’écrivent au fur et à mesure n’est qu’une des étapes d’un devenir ouvert. On peut donc considérer que les trois ouvrages constituent et ne constituent pas une totalité close. L’idée de triptyque signifierait ne effet celle d’un tout parfaitement complet. Or, si le cheminement spirituel du yoga et de la poésie m’ont appris quelque chose, c’est justement que nous sommes en perpétuel état d’incomplétude, tout en avançant et progressant le mieux qu’il nous est possible sur ce sentier d’énigme.
Ta poésie est épurée. Elle cherche à rejoindre le dépouillement en même temps que la quête d’absolu. Elle s’approche de l’énigme pour mieux l’intégrer à la nécessité de l’absence.  Elle semble effleurer le monde presque silencieusement, et pourtant elle y est profondément engagée. Comment tu nous parlerais-tu de ton rapport à la poésie ? peut-être même comment tu la définirais ?
Oui, plus j’avance, plus j’espère entrer dans une poésie de l’épure, ce qui n’exclut pas le lyrisme, bien sûr, mais suppose une volonté de chant à la fois plus intime et plus ouvert, dépossédé autant que cela se peut des tentations d’y faire vibrer un moi, afin de mieux permettre à ce que les spiritualités d’Asie ou la psychologie des profondeurs appellent le Soi de s’épanouir et de rayonner, comme la flamme d’une bougie qui s’ouvre et se place autour de la mèche, dans une assise de luminosité liquide, calme, fidèle et patiente, face au jour qui se lève. Cette image est très profondément enracinée en moi, elle vient souvent spontanément à ma conscience m’éclairer de sa paisible apesanteur. Aussi, ce que je désire le plus en poésie est de donner forme par une telle simplicité, car qu’y-a-t-il de plus pur et de plus simple qu’une telle flamme veillant à la fenêtre et continuant, même palie par la venue du jour, de remplir son silencieux office ? C’est là qu’est justement le chant.
Je cherche de plus en plus à rejoindre une expression presque blanche et presque vide, où la parole et le silence sont le soutien discret l’un de l’autre. Tu parles de poésie épurée et de dépouillement et je crois que ce sont en effet ces qualités et ces états d’être auxquels j’aspire profondément. La poésie est pour moi un chemin, encore une fois je parlerai des étapes que ce chemin comprend et qui, chacune, tente de mieux éclairer, de mieux apercevoir et rejoindre son objet, quitte à reprendre en variations de mêmes avancées pour mieux en circonscrire l’essence. En fait, l’enjeu est chaque fois celui d’un exercice spirituel, d’une meilleure compréhension, d’un meilleur accomplissement, si possible, de cette même quête en ses diverses, voire infinies modulations et inflexions. Depuis l’automne 2023, je me suis avancé encore davantage qu’auparavant dans ce presque silence qui est pour moi l’indispensable trame de la parole, plus souvent chuchotée, murmurée, chantonnée, que proférée. Un modèle musical possible de ce que je veux dire ainsi serait une œuvre vocale pour six solistes de Karlheinz Stockhausen, intitulée Stimmung. Ce mot allemand signifie tout simplement : « les voix ». Stockhausen n’a pas composé cette pièce, comme on pourrait s’y attendre, par la seule notation abstraite fondée sur une écriture mentale de la musique, mais a fait naître sa substance d’une forme d’improvisation continue, en en chantant les mélodies et en les reprenant sans cesse jusqu’à former l’étoffe entière de cette œuvre fascinante, animée d’un bout à l’autre d’un impalpable flottement sonore. Il attendait pour se mettre au travail que ses enfants encore en bas âge soient endormis et psalmodiait alors les différentes parties de l’œuvre, en les murmurant à peine et les transcrivait au fur et à mesure sur la partition. Il vivait à cette époque avec sa famille dans une petite maison du Connecticut, et dehors tout était gel et neige. Cette extraordinaire situation de composition, tout comme l’œuvre merveilleusement intime à laquelle elle a donné naissance, correspondent de façon magique à l’écriture qui m’a accompagné au cours de cet hiver 2023-2024, dans cette expérience du silence murmurant. Si tu le permets, j’en donne un exemple par ce poème inédit : « Ton nom n’est que silence,/ Lueur et chant.// Tu es la cire où loge le feu,/ La goutte unie de ton abeille.// Tu es// L’arceau des mains/ Qui se rejoignent // Au myosotis du cœur. 
Un poème, p 25 de ton recueil, est l’un de ceux qui « m’arrête », plus que les autres. Il est comme une interruption, et en même temps, je reviens souvent vers lui dans le mouvement de la lecture de ton recueil. Je te remercie de nous parler de ce poème, de la place qu’il occupe dans l’ensemble du recueil ?
Ce poème est en effet un moment significatif du livre, car il affirme à la fois le sentiment, l’acceptation de la finitude et le seuil spirituel que celle-ci constitue. C’est un poème d’espérance et de foi. Ce qui se joue ici, est ce qu’on pourrait appeler « le grand yoga », selon une expression de Pierre Baronian, disciple de Pattabhi Jois, qui a créé l’École de Yoga de Mysore où je pratique, à savoir le moment de la mort où corps et âme divergent, la seconde se défaisant du premier comme on retire un vêtement devenu inutile. Dans les derniers vers de ce poème, il est question de « la jambe s’offrant au voile qui la résorbera/ Dans son irisation ». Ce pas mystérieux est, dans toutes les cultures, celui de la translation spirituelle ultime. L’irisation désigne quant à elle la transformation absolue de l’être selon son essence qui soudain irradie. J’aurais presque envie de dire qu’il en est forcément ainsi, d’une façon ou d’une autre, que l’âme retourne seulement au tout universel et reprenne place dans le grand jeu du vide, ou qu’elle atteigne la pleine dimension de son apesanteur lumineuse, comme j’incline à le croire. Il faut en tous les cas s’y exercer par la pratique méditative, comme le suggère un distique également écrit cet hiver : « Veille le lait des formes,/ Qu’il révèle une aura. »

Présentation de l’auteur

Marc-Henri Arfeux

Marc-Henri Arfeux est né à Lyon le 24 février 1962. Docteur en lettres modernes, il enseigne la philosophie à Lyon. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dans les domaines de la poésie, du récit et de l’essai. Il collabore régulièrement avec les revues Terre à Ciel et Rumeurs. Il est également peintre et compositeur de musique électroacoustique.

 

Bibliographie

Approche de Manhattan, roman, Éditions Blanc Silex, Moëlan sur Mer, 2001

Lueur par le silence, poèmes, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes 2009

Patience de l'horizon, poèmes, Prix Karl Bréheret, Editions Souffles, Montpellier, 2010

Suspens du visiteur, poème, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2012

Corps de logis, poèmes, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2013

Ölöhn, récit, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes 2013

L’Ambassadeur, récit Prix Gaston Baissette, récit Editions Souffles, Montpellier, 2014

L’Éloignement, Récit, Editions du Littéraire, Paris, 2014

Velours de l’horizon, poème, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2016

Exercices du Seul, poèmes, avec des encres de Silvaine Arabo, Editions Alcyone, Saintes, Juin 2019

Lumière sur nuit, poèmes, Editions Rafael de Surtis, Cordes sur ciel, Juin 2019

Suite Toscane, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2020

Verger du cercle dévoré, poèmes Editions Alcyone, Saintes, 2021

Raga d’irisation, poèmes, Éditions Alcyone, Saintes, 2023

L’Homme fil, poèmes, Éditions Unicité, Saint-Chéron, 2023 

Autres lectures

Marc-Henri Arfeux, Verger du cercle dévoré

Verger du cercle dévoré est un recueil sur la perte d’une mère, de la mère. Elle s’en est allée, brisant le cercle maternel, laissant l’enfant dévoré par le vide.   Le poète Marc-Henri Arfeux [...]




Elisabeth Gilbert Dragic et la puissance des fleurs : entretien avec Christine Durif-Bruckert

« J’ai besoin des fleurs, c’est une force de vie » me confiait Elisabeth Gilbert-Dragic lorsque je l’ai rencontrée ces derniers jours au LYINC le Lyon international club où elle exposait ECLOSION / BLOSSOMING.

Depuis plus de vingt ans l'artiste lyonnaise peint des fleurs. Toutes les fleurs. Elle développe ce travail en peinture acrylique sur de grands formats, à partir d'esquisses photographiques de bouquets de fleurs fanées. Et ses fleurs rayonnent de joie et de couleurs. Des couleurs qui glissent, fusionnent, se prolongent et se métamorphosent dans l’intimité enivrante de leur parfum, derrière les peaux enveloppantes, les corolles veloutées, tantôt pulpeuses, tantôt plus diaphanes.


La blancheur des pivoines, prises dans le givre et le mauve tire le jaune vers le pâle. On dirait qu’il neige sur les fleurs des jardins, dans la chair de la peinture. De gros flocons tourbillonnent, se fondent à la texture des boutons de rose, recouvrent et exaltent les rouges carmin, voluptueux et flamboyants.

Les fleurs d’Elisabeth Gilbert Dragic ne cessent de faner sur la toile. Un pétale tombe comme une larme retenue, s’écoule sur le monde, colore le chagrin, l’inconsolable, et libère la vie.
La peintre nous dévoile leur perpétuelle naissance, comment elles font la pose, résistent et défient l’altération, mais aussi comment elles prennent les chemins de la finitude pour se gorger d’infini. C’est là que se tient leur secret et toute la puissance qui s’en dégage, qui m’a tellement saisie. Depuis leur chute, elles n’en finissent pas d’éclore et de faire surgir la lumière. Et, dans l’union de la peinture et du poème, de nous parler de l’être.

Tes fleurs peintes font inévitablement penser à Georgia O’Keeffe.

J’ai mis du temps avant de me sentir concernée par Georgia O’Keeffe. Betty, une amie, est la première personne à m’en avoir parlé quand elle a vu mon travail de peinture. Elle avait déjà vu ses tableaux aux états Unis, et moi je ne la connaissais pas. Forcément je l’avais vu passer, mais sans y prêter attention. J’étais même très surprise par rapport à l’époque, que sa peinture ait eu autant de succès. Une femme auteure, Estelle Zhong Mengual, évoque dans son ouvrage Peindre au corps à corps la puissance du floral au travers des œuvres d’ O’Keeffe, qui en revanche me parle à cent pour cent ! J’ai commencé à me reconnaître dans ce qu’elle peint quand je suis allée voir son exposition au Musée de Grenoble, dans la matérialité de sa peinture. Pour autant, je ne dis pas la même chose.

Non tu ne dis pas la même chose, ta peinture est plus (autrement ?) étoffée. Elle est plus sensuelle.
J’assume effectivement cette forme de sensualité avec la matière de la peinture acrylique que je travaille telle une peau fine. Mais le livre d’Estelle Zheng Mengual nous permet d’envisager une autre façon d’aborder les œuvres de Georgia O’Keeffe en nous sortant de la projection que l’on peut faire sur le caractère sexué de sa peinture, qui n’est d’ailleurs pas du tout ce qu’elle revendiquait.
Comme sa contemporaine Frida Kahlo, Georgia O'Keeffe est devenue une figure de proue du féminisme. Elle fut d’ailleurs la première femme artiste à intégrer le MoMA, peu de temps après son ouverture en 1929. Y-a-t-il une intention du féminin dans ta peinture ?
Complètement, mais ça ne veut pas dire de façon systématique. C’est un vrai questionnement. C’est très étrange pour moi ce qui se passe dans les revendications du féminin. Lorsque j’ai commencé à peindre mes fleurs, Le fait que je sois une femme, je ne me sentais pas « crédible ». J’ai commencé à peindre tard, enfin j'avais l'impression que c'était très tard ou même peut-être trop tard ? J’ai bien compris, ou senti à l’époque qu’une jeune femme avec des enfants en bas âge qui peint des fleurs, ça faisait vraiment peintre du dimanche. C'est un premier aspect. J’ai fait avec, j’ai dit « chiche ».
J’étais impressionnée par les œuvres d’histoire de l’art d’une manière générale, par les œuvres d’art contemporain. Je suis du milieu de la campagne, pas du milieu de l’art, et les premières fois que je suis rentrée dans les galeries d’art, j’avais 17/18 ans, plutôt 20 ans. Les œuvres que je voyais me faisaient pleurer, et je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je savais qu’à un moment ou un autre, il allait falloir que je « fasse du dessin », ce que je repoussais depuis si longtemps. Je ne sais pas pourquoi, peut-être qu’un inconscient familial ou collectif me disait : « il faut faire quelque chose qui va te faire gagner ta vie ». Par ailleurs, je ne comprends pas toujours certaines revendications féminines qui me paraissent « has been ». Il y a des choses qui se sont passés entre temps et qui ne me semblent pas reconnues. On a parlé avec « nos mecs », et il faut continuer d'ailleurs. Mais notre situation homme/femme n'est plus celle de nos aïeules. Aujourd’hui, il me semble qu'on fait des antagonismes, on met en avant le verre à moitié vide, alors qu’il y a un verre à moitié plein de bonnes choses.
Tu veux dire que ce regard féministe, il faudrait qu’on le pose sur ce qui reste à défendre et à faire bouger tout en prenant en compte, et sans perdre de vue les choses que l’on a réalisées.
Je ne dis pas que tout va bien, loin de là, mais les êtres humains sont extrêmement complexes, surtout en ce qui concerne la question de la sexualité. La notion de transmission me paraît primordiale. D’un point de vue artistique, je me suis rendu compte que tout ce qui m’avait été transmis était le fait d’œuvres exclusivement réalisées par des hommes. C’était ma réalité d’il y a 30/40 ans.
J’ai toujours eu cette sensation que le regard des hommes avait un impact prédominant sur les choses. Les galeries, celles qui sont bien implantées, les galeries de prestige, leurs écuries d’artistes, si je peux employer ce terme, bien souvent sont encore très masculines. D’accord, Ce n’est pas important. En revanche ce qui est important c’est la conscience de la notion de transmission.

Un film en deux parties. Voici la 1ère pétale... Elisabeth Gilbert Dragic nous parle de son amour pour les fleurs ! Un film de Benjamin Sozzi.

C’est essentiel cette question dans tous les domaines, mais elle est particulièrement vive dans le monde de l’art.

Par exemple moi-même quand je veux parler d’œuvre, naturellement, spontanément du moins, je fais probablement référence à des œuvres d’hommes plus que de femmes, plus vraiment maintenant parce que j’y fais plus attention. Mais c’est parce qu’on a eu cette nourriture-là, cette nourriture qui ne fait pas loi, mais qui fait repère. Il y a une vingtaine d’années, je pouvais éprouver cette sensation que le « penser- homme » et que de fait la réalisation des choses faites par des hommes devait être plus intelligente, plus forte, et que c’était presque décrété comme tel. Ce point semblait couler de source, et donc il me questionnait. Loin de moi l’idée d’enlever la force de leur propos, de leurs activités, mais en revanche j’avais la sensation que ça se faisait au détriment d'un « penser-femme », comme si c’était forcément un regard condescendant. Et nous n’avons pas à souffrir d’un regard condescendant.

Je me suis mise à chercher, dans l’histoire de l’art quels étaient les travaux des femmes et est-ce qu’on en parlait. Et là j’ai découvert Marie Jo Bonnet qui est historienne de l’art et qui a écrit un livre sur les femmes peintres, remontant jusqu'aux œuvres préhistoriques. Et puis j'ai beaucoup apprécié une autre historienne de l'art, Martine Lacas, qui au lieu de présenter les artistes femmes de façon « victimaire », au contraire les met en avant en présentant leurs contextes de vie qui ne nous ont pas été transmis. On peut apprendre que certaines vivaient en fait très bien de leur peinture, notamment Rosa Bonheur XIXè, Elisabeth Vigée-Lebrun au XVIII/XIXème, Artemisia Gentileschi au XVIème siècle, et combien d'autres.

Dans cette seconde séquence de la vidéo consacrée à son exposition dans la galerie B+, Elisabeth Gilbert Dragic lève un peu du voile sur sa manière de peindre, entre affirmation et retenue, entre dits et non dits. Un film de Benjamin Sozzi.

Et comment tu t’es autorisée à peindre des fleurs ?
Disons que ça s’est imposé à moi, mais j’ai la sensation d'avoir mis du temps à m'autoriser. J’étais dans une volonté de le faire depuis très longtemps, mais je mettais ce projet complètement en sourdine. Je me le suis reproché pendant très longtemps, et je ne suis pas mécontente d’être parvenue à assumer mon travail, parce j’ai bien compris, sans aigreur ou quoi que ce soit, que ce n’était pas facile pour une galerie d’art dit contemporain de positionner mes tableaux. Parce que justement il s'agissait de fleurs, mais pas de fleurs façon pop, ou « fun ».
De fait, les fleurs sont mon support de création, ça m’a permis d'aborder plein de perceptions justement du rapport au féminin. L'air de rien. Je me considère issue d’une génération du papier glacé, aujourd’hui c’est une génération du numérique comme on a eu la génération de la vidéo.
Le papier glacé ?
Oui ce sont les journaux, les revues de mode qui sont/étaient des injonctions à être, à paraître. Le papier glacé glace le féminin. Et tout peut continuer à exister à partir de miroirs complètement glacés alors que toi tu te transformes, tu découvres tes premières rides. Avec cette impression que pour les hommes c'est plus simple. Et donc, j’ai besoin des fleurs, c’est une force de vie. Aujourd’hui je sais qu’elles nous précèdent de centaines de millions d’années, que nous vivons grâce à elles. Ce sont elles qui nous ont donné les fruits et la diversité des insectes, qui nous ont apporté cette adaptation d’insectes et de diversités animales, pour ensuite constituer des adaptations à des lieux de vie, à des températures. C’est extraordinaire et d'une créativité incroyable.
En fait les fleurs se sont constituées de manière à pouvoir s’adapter à différents contextes et à renouveler/assurer de nouvelles façons de se reproduire. Elles ont engendré des insectes et un biotope spécifique, une variété sans commune mesure. Il y a quelques années j’ai rencontré un chercheur au CNRS de Grenoble, qui s’appelle François Parcy. Un de ses grands sujets de recherche, c'est « qu’est-ce qui fait que les fleurs existent sur la planète, est-ce que le végétal pourrait continuer à exister sans l’existence des fleurs ? » Entre Mengual et son travail à lui, j’ai saisi cette notion de puissance des fleurs dont j’ai tant besoin.
C’est véritablement de cette puissance dont nous parle ta peinture.
Oui, on est à la fois en face de quelque chose qui semble vraiment anodin, ce que nous disent les expressions « jeunes filles en fleur », « fleur bleue », et en fait en arrière-plan, il y a énormément de poids symbolique et de profondeur.
J’ai tout le temps plein de bouquets de fleurs chez moi, et je n’arrête pas de les prendre en photo, de les photographier dans tous les sens. Je ne suis pas photographe et je ne cherche pas à prendre une belle photo. En revanche j’ai besoin d’aller toucher leur force de vie au travers de leur couleur, une couleur incarnée, et de leur présence qui est notamment rendue par le cliché photographique.
Au fur et à mesure, je me suis rendu compte que les bouquets de fleurs fanées me touchaient particulièrement, justement dans ce rapport au temps qui passe. Ce qui m’intéresse c’est comment la peau des fleurs se charge d’un vécu dans leurs évolutions formelles. Quand j’étais jeune étudiante, j’avais une grande affection pour les vieilles femmes, les « femmes fanées » j’étais très attirée par elles. Une femme qui me faisait du bien, c’était Marguerite Yourcenar. Je la reliais à mon attrait pour les fleurs fanées. Et la relation du papier glacé avec les fleurs fanées me permettait d’aborder cette mise en valeur de la peau qui fane. Quelque chose qui s’use mais qui résiste. Tout cela a représenté une partie de mon travail.
Toujours par rapport au papier glacé, j'ai été attentive à l’expression picturale des œuvres du peintre allemand Gérard Richter, hyperréaliste photographique. C’est une peinture à l’huile, ce qui donne une autre texture. Il y a une forme d’absolutisme dans ce rendu du merveilleux, d’un merveilleux tragique mais sensible pour moi. Et le côté extrêmement lissé du photographique « mis » en peinture m’a beaucoup touché. Alors que je suis très sensible par exemple aux œuvres de cet autre allemand Georges Bazelitz ou de la new yorkaise Cécily Brown dont les œuvres sont très expressionnistes et dynamiques.

C’est fort ce terme glacé pour exprimer les discours qui nous lissent.

Ce sont à la fois des repères et des injonctions. Aujourd’hui on se trouve devant une société occidentale vieillissante et dans une société de marché, y compris du « marché des vieux », auquel on est en train de donner une esthétique et une place. La mode est en train de s’en occuper.

C’est le fruit des constructions et des préférences sociales qui font marcher les modes et les gains juteux qui en découlent. Mais on peut le refuser, Ce qui nous désaliène, c’est de comprendre ce qui nous arrive, dans quoi nous sommes pris. La compréhension et l’analyse sont nos plus grandes libertés, car elles nous permettent de décider. Ta manière de peindre est en soi une forme de résistance.

Oui et la peinture soulève ça tout le temps. Tu es obligée de prendre du recul sur ce qui se passe, sur ce que tu fais. Que ce soit spontané, ou très travaillé, voire académique, il y a besoin d’une prise de recul.
A un moment je me suis dit « qu’est-ce qui fait que je peins toujours des fleurs, qu’est-ce qui fait que ce soit par le médium de la peinture », même si j’en utilise d’autres. En réaction, je me suis mise à plonger littéralement mes bouquets fanés, de jonquilles, de roses ou de tulipes directement dans la peinture fraîche, à les ensevelir dans la peinture, à l’encontre du fané, et c’est ce qui a donné lieu à des peintures comme Le bleu pour les filles, le bleu pour les garçons, La couleur des choses, Les anthuriums planants.

Au début je les trempais dans des peintures flashy, bleu flashy rouge fuschia, et rouge carmin, en opposition à leurs couleurs qui se « défraichissaient » ; et ensuite je me suis mise à les plonger dans la peinture blanche, c’était comme un ensevelissement, et c’était une manière de soulever la question de qui recouvre qui. Comme un manteau de neige qui recouvre le paysage, et de la page blanche aussi, avec tous ses possibles !

C’est comme le désert qui fait vivre une absence radicale et une présence absolue, un champ de solitude et un champ de possibles.

Oui absolument, là on peut commencer à être dans un faire, et ça nécessite de sélectionner, de faire des choix et de se laisser faire.

L’endroit, la manière dont elles sont exposées ensemble, ça cible un regard. Tu fais des choix de lieux très différents, tous très singuliers, ce qui contribue au processus de création de chacune de tes œuvres

Oui, les peintures sont pour moi des présences, avec une interaction avec le lieu où elles sont présentées. Ce n’est jamais tout à fait anodin. Le lieu où sont accrochées des œuvres peut influencer le regard. La façon dont elles étaient accrochées à la Chapelle de l’île Barbe et la façon dont elles le sont ici au LYINC, dans ce lieu plus intimiste et cosy, ce n’est pas pareil. A l’île Barbe on était en lien avec la matière même des éléments architecturaux d’une chapelle, la pierre, la chaux, les terres cuites au sol… De la même façon dans le cadre de l’expo à Poët Laval vers Dieulefit, dans un hall d’usine, les tableaux étaient sur des murs blancs avec des résonances un peu comme un tambour. C’est intéressant d’exposer sur des lieux très variés.

Et je reviendrai bien sur le commencement de ta peinture. Au commencement, ce qui a justifié́ ton désir de peindre des fleurs ? J’ai compris qu’il y avait un besoin des fleurs ?

Ah oui un besoin impérieux que j’ai toujours d’ailleurs C’est pour pouvoir vivre

Oui c’est un repère très fort, extrêmement important, comme une évidence qui m'a permis de m'autoriser et de respirer.

Il y a dans ta peinture à la fois une profonde singularité et un sentiment de répétition, un sentiment de retour de quelques choses de familier. Mais si tes tableaux semblent se répéter, à l’évidence, ils disent des choses différentes qui ne cessent de nous surprendre, et qui ne cessent de faire monter la lumière.

Je me suis souvent fait cette réflexion, notamment en pensant au peintre lyonnais Marc Desgrandchamps dont j'apprécie vraiment les œuvres. On peut dire qu'il a un type de travail qui se répète aussi. Je peux me tromper, mais je ne crois pas qu’on lui ait posé la question : « pourquoi vous peignez toujours des gens toujours avec un ciel bleu ?». Alors que moi depuis le début en tant que peintre, on me demande pourquoi je peins toujours des fleurs.

Cette répétition effectivement n’est jamais enfermante. Elle est comme un long dialogue ininterrompu. Elle ouvre le regard. Oui c’est étonnant.

Je n’ai pas de réponses. C’est un constat, et je joue un peu avec ça.
Il y a une chose que je veux préciser. Lorsque j'étais avec la galerie Artae, j’ai fait une exposition intitulée Et que rien ne change. Pour faire cette exposition, je me suis retrouvée à lire Une histoire des femmes en occident de Georges Duby et Michelle Perrot. Ce sont cinq pavés, universitaires. Je me suis prise une semaine pleine consacrée à ces lectures. Très intéressant, de la Grèce antique à 1994, ce qui est d’ailleurs frustrant car trente ans maintenant nous en séparent. Ces cinq tomes nous donnent une
lecture de la place des femmes d'alors. Et de fait, je souhaiterais vivement qu’il y ait une histoire des hommes qui soit écrite sur le même concept, parce qu’on ne peut pas travailler sans avoir tous ces éléments de part et d’autre.

Tu voudrais lire une histoire des hommes en Occident ?

Encore une fois qu’est-ce qui leur a été transmis à eux. C’est intéressant leur propre histoire, et elle permettrait de soulever la question du mal-être et du bien-être entre les uns et les autres, et la question de l’accompagnement sur nos incompréhensions réciproques.

Tu penses que cela stigmatise les femmes que l’on se polarise exclusivement sur leur histoire ?

Aujourd’hui on stigmatise beaucoup, plutôt que de prendre acte, et de dire « ok on a ça, on a ça, on pourrait arriver à faire ça ».
Après il y a un autre aspect dans mon travail : la couleur. L’aspect formel la texture et un autre « petit truc » un peu puéril de ma part, mais assumé maintenant, c’est le fait de peindre à l’acrylique et non pas à la peinture à l’huile. Cette peinture à l’huile pour moi, elle était le fruit d’une histoire qui était faite par les hommes, donc elle m’impressionnait trop. Je me disais que ce n’était pas mon monde et je ne voulais pas aller sur ce terrain-là.

Et sur le plan pictural qu’est-ce que changerait l’utilisation de la peinture à l’huile par rapport à l’acrylique ?

Elle pourrait être plus sirupeuse, elle en serait peut-être même devenue un peu trop « pisseuse ». Je travaille l’acrylique comme une peau. Quand on la regarde on voit les veines, on voit les grains de beauté, des aspérités. L’acrylique a un côté très en surface. Je travaille avec un retardateur de séchage. Je ne fais jamais de dessin. Pourtant ce n’est pas faute d’avoir dessiné, mais j’avais peur de moi avec le dessin, d’être ennuyante. Le fait de partir directement sur la toile me permet de m’installer, de me déployer et ensuite au fur et à mesure de venir affiner/préciser et ce que j'appelle « fermer mon image »... Le propos en soi n’est pas de bien représenter la photo, mais de tenir compte de la pertinence d’une certaine transposition photographique : le fait qu’il n’y ait pas de lignes nettes, et que les masses entre elles se fondent notamment. Ce qui m’importe c’est l’impact sur la rétine, et le sensible que suscite cette peau qui peut devenir aussi forte que fragile. Cela donne un travail relativement mat aussi qui me permet d’aller davantage dans les précisons et les exigences qui sont alors les miennes.

Tu peins à partir de photos ?

Plein de photos.

Systématiquement, et c’’est toi qui les prends ?
Ce sont plein de photos que je prends, que je tire sur du papier et que je scotche sur de grands cartons, et j’attends de voir ce qui résiste, ce qui va s'imposer à moi ... ?
Ensuite vient la question du format. Une fois que j’ai une intention, quelque chose que je ne peux d'ailleurs pas expliquer dans un premier temps, un format s'impose alors. C’est un soulagement. Ensuite il faut que je mette en place ma gamme colorée, et à ce moment-là, je peux commencer à me déployer sur la toile, pour ensuite revenir vers les photos. Aujourd’hui, je viens forcer les photos pour qu’elles me servent comme des dessins/desseins dans tous les sens du terme. Ce sont des esquisses photographiques. Je viens les forcer par rapport à ce que je souhaite, à ce vers quoi je souhaite/pense aller. Ensuite, je peins, j’avance avec la crainte que ce ne soit jamais assez fort.
Des esquisses photographiques, pourrais-tu préciser ce terme, qui n’est pas anodin ?
Ce sont mes repères en fait. Ce sont mes supports de travail, les éléments qui me permettent de composer, d’aller toucher la précision de ce qui me concerne et me regarde. J’ai l’impression de faire des choses toujours trop fermées dans l’aspect formel de mes œuvres, mais je crois aussi que j’aime bien l’idée d'un « qu’est-ce qu’il y a derrière ». Le propos n’est pas de bien faire pour bien faire, mais d’essayer d’être juste. La direction que je prends ressemble à une idée, à un univers, à un sentiment, c'est très intuitif. « Fermer l’image », pour revenir là-dessus, c’est une manière de dire cette précision des contours, des contours qui sont à la fois précis et dans un flou précis, et ils ne sont pas vraiment flous.
Ta peinture est très intuitive et en même temps elle nait d’un travail de préparation photographique et d’élaboration technique très poussée, qui pour autant laisse toute la place à l’incertitude et à la poussée créatrice.
Oui, par exemple avec Médusa, (en résonnance avec la Biennale d’art contemporain, Septembre 2022), c’est vraiment ce qui s’est produit. Je pense, comme tant d'autres, avoir mal vécu la période du covid. J’avais un magnifique bouquet de tulipes rouges à mon atelier, des tulipes doubles. Je n’avais jamais eu l’équivalent. Je les ai regardées évoluer au fil des jours. Je les ai prises en photo en permanence, aussi bien pleinement épanouies que sur le déclin. Une fois les photos regroupées sur des grands cartons, j’ai alors éprouvé « la sensation du format », un triptyque, qui m’apparaissait comme faussement religieux, un peu comme un retable. A partir de là, j’ai réalisé que c’était vraiment rouge rouge, et que j'avais besoin de ce rouge. Il n’y avait pas que les fleurs qui étaient rouges, tout allait être rouge, un camaïeu de rouge, et là j’ai choisi mon rouge de base, qui était très lumineux, carmin.
J’ai commencé par faire plusieurs châssis avec cette couleur de fond rouge orangé lumineux, ensuite j’ai commencé à m’installer sur la toile par rapport aux sensations que j’éprouvais des motifs floraux que j’avais dans les yeux et à partir de toutes les photos que j’avais prises. Et petit à petit s’est mis en place un univers avec un certain élan. En peignant, j’étais obnubilée par le radeau de la méduse, ainsi que La Méduse du Caravage que j'avais vue aux Offices à Florence.
En relisant alors l'historique du radeau de la Méduse, j’ai réalisé que la façon dont j’avais vécu ce confinement, c’est comme si on s’était retrouvé embarqué à l'échelle planétaire sur le radeau de la méduse, qu’on s'était retrouvé comme pétrifié, médusé. Et de manière bien anecdotique, je dirais que ce qui a induit le thème du radeau, c’est peut-être d'avoir placé mon bouquet de tulipes rouges dans un panier d’osier ayant pu m'évoquer inconsciemment une sorte de radeau ... Ce fut déterminant.
Il y a aussi Le totem des dahlias. J’ai réalisé tout un ensemble de peintures autour des dahlias. Ce sont des fleurs qui grincent, des fleurs de la maturité. Elles se déploient d’une manière magnifique. Elles sont fastueuses et elles fanent très vite, tu ne gardes pas un bouquet de dahlias comme tu gardes un bouquet de roses ou de lys. Elles fanent rapidement avec une odeur particulière, un peu âcre et verte me semble-t-il. Et elles donnent une variété de propositions formelles et de couleurs incroyables. C’est l’hiver qui s’annonce !
Il est grandiose le tableau Médusa, par son format et sa couleur. Et tu dis que c’est une peinture très habitée par le rouge et qui s’exprime au travers de la force, de la profondeur qu’il endosse lorsqu’il se déploie dans le vertige de ses nuances, de façon particulièrement sensible dans cette toile.
Je ne sais pas à quoi ça correspond cette force du rouge parce que ce n’est pas ma couleur (!) mais j’ai éprouvé ce besoin de faire un camaïeu de rouge, je ne suis pas allé le chercher. A propos de cette couleur, il y en a qui parlent de la force de la colère. On parle encore du cœur, d’une forme de sensualité, mais c’est aussi le bœuf écorché, que je n’ai pas réussi à adoucir. Il a dans ce triptyque un côté râpeux, et même rouge barbaque. Cette toile me renvoie aussi à deux autres toiles, Au loin les Charitains, des pivoines blanches, sorte de cavaliers errants réalisées juste avant les « rouges », et exposées dans une galerie qui s’appelle la galerie des Charitains, dans la belle cité d'Ebreuil près de Vichy .
Il y a quelque chose des temps premiers, d’une descente archaïque.
Cela a été une réaction à ce que l’on a pu vivre. La suite de mes impressions, c’est de transmettre.
Qu’est-ce qui est à transmettre à travers tes tableaux ?
Une forme de résistance, et du sensible qui nous caractériserait comme êtres humains, notre fragilité autant que notre force, et encore nos incompréhensions. Et au début, beaucoup de nos mères ...
Et puis, j’aime la frontalité de la toile, on est comme au pied du mur, aussi bien la personne qui réalise, que la personne qui regarde. On peut être renvoyé dans les hors champs, mais il n’y a pas d’échappatoire. Cela signifie qu’il faut bien pendre acte de tout ce qui est proposé au regard, et donc de le décrire pour qu’il vienne faire corps ou pas avec son propre vécu, avec ses perceptions des choses et du monde. J’aime beaucoup la peinture pour ce relationnel. Cela signifie que ce sont des regards qui s ‘échangent ou se partagent possiblement.
Si on prend le temps de regarder, il y a une contemplation qui résonne avec un engagement du peintre mais aussi de la personne qui regarde. C’est le regard qui donne cet engagement et qui nous lie. Je fais également des volumes, des vidéos ou des céramiques, mais toujours avec un regard de peintre. Quand on est peintre, si on ne prend pas le temps de regarder ce qu’on est en train de faire, pourquoi d’autres le regarderaient.
On touche là à quelque chose de très sensible, de très poétique dans ta peinture. C’est ta capacité d’emmener intuitivement « tes fleurs », et les grands formats y contribuent, vers une capacité à dialoguer avec nos regards. Tes fleurs, nous happent par ce qu’elles traduisent du rapport à une proximité enveloppante et une distance infinie. Elles relèvent d’une évidence tangible et impalpable, de la durée et de la fugacité en même temps. Peut-être même que leur véritable secret c’est qu’elles nous échappent, et c’est en cela qu’elles sont pleinement vivantes.
Pour moi la poésie participe à l’expérience d’un regard. Et des liens s’établissent à partir d’éléments à priori anodins, et pourtant extrêmement présents, qui ont cette force de présence. La notion de poésie aussi c’est comme quelque chose qui semble venir d’un sensible humain concret, c’est-à-dire, qui évoque la notion de contemplation et qui viendrait créer un univers à partir de choses qu’on ne soupçonnerait pas. Chaque fleur est un mot, qui vient se relier ou se bousculer aux autres, créant un déploiement d’images possibles et potentielles.
Ta peinture nous les rend visibles, lisibles. Je suis encore frappée par le caractère organique de tes peintures : des courbes organiques qui se rapprochent, se frôlent, se renversent, des lignes vulvaires, des peaux qui se fendent, des tissus qui se font vêtements
Le rapport au format a certainement aussi son importance. Le fait de se déployer sur des formats à une échelle humaine, c’est toujours accessible. Ce n’est pas du gigantisme, mais n’empêche qu’il y a une incidence, c’est un peu à corps perdu sur la toile. II y a une confrontation directe, physique même. Ce n’est pas la même chose quand on est sur une toute petite toile où là il y a une confrontation plus intimiste, voire plus intellectuelle.

∗∗∗

Biographie d'Elisabeth Gilbert Dragic

 

Elisabeth Gilbert Dragic est issue d'une famille nombreuse de la campagne Iséroise.

Diplômée de l'école d'arts appliqués de la ville de Lyon en architecture d'intérieur, suivi d'un an aux Beaux-Arts de Lyon, elle a réalisé de nombreuses peintures murales, avant de s'autoriser à son propre travail pictural, de concert avec des architectes, en tant que coloriste.

Représentée un temps par la galerie Artaé avec Marlène Girardin à Lyon, et la galerie Hors-jeu à Genève, elle expose essentiellement en France, principalement en région Auvergne-Rhône Alpes (Lyon, Vichy, Oyonnax, Dieulefit etc), également de Strasbourg à Brest et Paris.

Outre son travail en peinture acrylique à partir d'esquisses photographiques, de bouquets de fleurs fanées sur de grands formats, son regard pictural se transcrit également en vidéo où elle prend des fleurs à pleins bras jusqu'à n'en plus pouvoir, Le bouquet de la Jardinière (prix de la sculpture architecturale et conceptuelle de Vallauris en 2012), en taxidermie avec des fleurs animales, ainsi qu’avec  l’installation Abrazo floral. Mais aussi en allant mettre des fleurs dans les bras des gens, au pied des tours de Canal-Thorez à Givors, dans le cadre d'une résidence au Centre culturel de la Mostra de Givors – Rhône.

Parmi ses expositions personnelles importantes, Fleurtitudes  à l'Orangerie du Parc de la Tête d'Or à Lyon, Végétales étales  dans l'église romane de Marnans, Florilèges, de l'autre côté  au Centre culturel l'Attrape-couleurs alors à Lyon St Rambert, Un 14 février, les fleurs c 'est la vie  à la galerie B+ à Lyon, la WAC à Dieuleft, une résidence au Centre culturel de la Mostra de Givors, Médusa  dans le cadre de Résonnance de la biennale d'art contemporain de Lyon 2022.

Dernièrement, avec la galerie Souchaud Art Project à la Chapelle Notre Dame de l'Ile Barbe à Lyon St Rambert, une exposition personnelle au Hall de l'Usine de Poët Laval, près de Dieuleft, suivie d'une exposition dans un lieu plus intimiste, le LYINC à Lyon  Eclosion / Blossoming.  Et enfin actuellement De mise en pli en mise au point au pôle culturel de Dardilly jusqu'au 15 décembre 2023. On y retrouve ses dernières peintures de camaïeux rouges, le triptyque Médusa, Rouge Garance, Couronne de Tulipes rouges, Massacre de Kobé aux pétales de tulipes rouges, ainsi que de grandes toiles de pivoines et dahlias multicolores fanés ; une invitation à pénétrer dans les plis du monde.

Liens vidéos : Exposition à l'Orangerie du Parc de la tête d'Or, Le bleu pour les filles et Le rose pour les garçonshttp://gilbert-dragic.fr/project/fleurtitudes/

Exposition à l'attrape-couleur Florilèges, de l'autre côté… :  http://gilbert-dragic.fr/project/florileges-de-lautre-cote/




Vous prendrez bien un poème ?, la feuille poétique de Françoise Vignet

La Lettre créée et gérée par Francoise Vignet « Vous prendrez bien un poème », circule gratuitement à un rythme hebdomadaire auprès d’un réseau d’abonnés qui ne cesse de s’élargir1.

Françoise Vignet nous a raconté l’histoire singulière de cette Lettre. Nous sommes en janvier 2011 : elle commence à partager les poèmes qu’elle aime et à  les offrir à ceux qu’elle appelle "les miens", ses amis proches, amis familiaux, amis de voyages, amis voisins, et autres. Des personnes dont les modes de vie sont fort diversifiés.

Elle trouve alors dans ce projet une manière « d'étoffer son retour en poésie » et  « d'inscrire le poème au fil des jours », mais  aussi de briser l'isolement de la grande campagne où elle vient alors tout juste de s’installer.

Page du livre d'artiste du "Journal de mon talus" de Françoise Vignet avec une aquarelle © Claudine Goux.

Dans ce contexte, « le plus simple, le plus accessible, le moins onéreux était bien de procéder par courriel ». Mais lorsqu’une lectrice lui fait savoir qu’elle ne peut recevoir le format du fichier de la Lettre, elle opte pour un envoi en pleine page. Le poème est véritablement envoyé et pris en plein visage. Le « poème au visage », comme elle l’appelle, est « infiniment plus judicieux qu'un poème en dossier joint, que l'on ouvrirait "tranquillement", c'est-à-dire que l'on oublierait sans doute ». Et si le poème choisi ne dépasse pas une page, en principe, son auteur est diffusé pendant deux semaines, ce qui permet de découvrir sa poésie. « Mon désir, dit-elle, est bien d'adresser le poème à beaucoup, à qui veut bien l'écouter ou même le survoler ». La diversité du lectorat étant pour elle une donnée infiniment précieuse pour la vitalité de cette feuille poétique, « vitalité discrète, d'ailleurs » précise- t-elle.

Il fallait bien sûr donner un titre à cette Lettre : « Je ne voulais surtout pas d'esprit de sérieux, plutôt une invite familière, quasi-ordinaire, légère... voire plaisante ». Au départ, elle propose Vous prendrez bien un petit poème ? « pour ne pas trop effaroucher le lecteur », dit-elle, jusqu’à ce que l’un d’entre eux  lui fasse remarquer que  l’adjectif "petit", non seulement « minimise  « le geste » du partage poétique mais plus encore  ne s’adapte pas à la publication  de "grands" poètes.

La Lettre est lancée. Elle diffuse des poèmes édités à compte d’éditeur ou en revue : « tous les poèmes arrivent assortis de leur référence précises, ce à quoi je tiens beaucup. Tous viennent d'ouvrages et de revues tangibles en leurs feuillets. Je refuse les inédits... cela deviendrait tout autre chose, un tout autre travail. Sauf lorsqu’un poète et lecteur reconnu me l'adresse ». Françoise Vignet est claire sur ce point, il  s’agit pour elle « d’une exigence de qualité ».

Les poèmes choisis sont des « coups de cœur » : « cette feuille doit demeurer un espace de liberté, à l'abri des injonctions » précise-t-elle. « C’est le poème qui me choisit. Quitte à laisser en attente tel ou tel auteur pour lequel je serai disponible plus tard ». 

Dès les premiers envois, des lecteurs réagissent, ce qui justifie alors la création d’un Courrier des lecteurs qui fonctionne depuis maintenant 11 ans. Ils encouragent le projet, le soutiennent. Ainsi, en août 2011, le poète et éditeur Gaston Puel manifeste son intérêt avec enthousiasme : «  les poèmes assez courts conviennent à ces voyages que vous dirigez. Et de savoir que ces petits écrits rebondissent et repartent vers une autre destination, me paraît la meilleure amitié envers le texte. Peut-être est-ce (dans le triste terrain actuel) la plus vivante des « revues » que vous avez créée ! Le « Web » est, de plus, un excellent facteur »

Le point de vue des lecteurs est essentiel. Ils donnent  leur point de vue, partagent des émotions, mais aussi transmettent des informations sur des recueils qu’ils ont particulièrement aimés, ou encore sur des actualités poétiques, ou artistiques. Une lectrice écrivait que le « poème de chaque semaine était devenu un moment très important dans son existence (son père s'acheminait vers la mort) ». Voilà qui parle » remarque Françoise Vignet « de la force que transmet le  poème, de la qualité du silence intérieur qu'il crée, de l'espace respirable qu'il propose ».

Notons  encore ce lecteur qui, en mars 2012, cite Philippe Jaccottet qui évoque « des espèces de voyageurs » (..) dont les « pas (sur les chemins du dehors ou du dedans) dessinent, indépendamment de toute appartenance à un groupe, et de tout programme, gratuitement, un réseau qu'on voudrait aussi invisible et aussi fertile que celui des racines dans la terre. (...)  On n'en tire aucune vanité, on en parle à peine, on n'enrôle ni n'excommunie personne, on ne se croit pas autorisé à faire à personne la leçon : mais la conscience, ou le rêve de ce réseau est notre moins fragile appui. »

Très vite, les éditions Multiples, L'Arrière-Pays, la revue Friches ou encore Les Cahiers de la rue Ventura  s’intéressent  à l’initiative et  proposent régulièrement un staff de poètes , de revuistes et d’éditeurs, qui seront eux-mêmes diffusés au fil du temps, « ce qui sensiblement va modifier le lectorat et la portée de cette Lettre ».

Suivra alors une anthologie en ligne, dont les accès sont privatifs et gratuits, de façon à ce que chacun puisse lire les poèmes antérieurement diffusées.

Et ainsi le cercle s’élargit, les poèmes circulent, la poésie « touche », appelle, traverse l’Hexagone, en dépasse les frontières (UK, USA)

Aujourd’hui la Lettre compte 142 abonnés-lecteurs, pour certains poètes.

Le carton d'anniversaire rassemble les noms des poètes diffusés ces onze dernières années. Un beau panorama qui privilégie la poésie contemporaine : Mais « les "voix" sont variées », dit-elle, « même si j’ai tendance à exclure la poésie expérimentale ».

L’essentiel n’est-il pas que le poème vibre pour le lecteur, comme une présence intense, attendue, ouverte  à ce qui le déborde et l’excède. C’est peut-être même sa seule justification,

Nous n'appartenons à personne sinon au point d'or 
de cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous 
qui tient éveillés le courage et le silence.

René Char Feuillet d'Hypnos2

Notes

  1. Demande d’inscription à adresser à : vignetfrancoise@gmail.com
  2. inRené Char, Oeuvres complètes, Introduction de Jean Roudaut. Editions La Pléiade, 1983, p.176.

Image de une : page du livre d'artiste du "Journal de mon talus" de Françoise Vignet avec une aquarelle © Claudine Goux.




Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy

Courir avec Lucy, de Florence Saint-Roch est l’un des premiers recueils de la toute récente collection de poésie des éditions Invenit, nommé Déplacement. Une collection originale, sous forme de livres-carnets qui conjugue les mouvements du corps avec la poésie des mots, plus précisément qui explore comment l’écriture poétique se fait l’écho des perceptions, des sensations, des visons et émotions que provoque le déplacement des corps dans l’espace.

Florence Saint Roch nous emmène dans une course méditative et poétique sur les bords de l’étang de Saint-Omer. Son texte, magnifique, est une longue respiration, ininterrompue autant que fluide, que chaque lecteur peut rythmer à sa guise, selon son propre souffle de ponctuation. Le parcours est sublimé par les encres de chines et les pastels d’Élise Kasztelan.

Mais il y a un détail d’importance dans ce recueil. L’auteure ne court pas seule. Lucy, la plus célèbre des australopithèques qui vivait en Afrique il y a 3,18 millions d’années, s’est invitée dans la course : « je ne suis pas restée seule très longtemps Lucy oui Lucy vous avez bien lu est venue courir à mes côtés ne vous en déplaise et tant pis si je passe pour une cinglée ...c’est avec elle que je cours désormais » (8). Une rencontre à vrai dire inattendue, moment de grâce, d’humour et d’une vraie complicité qui laisse monter d’intimes messages à la surface des eaux de l’Aa et de l’awash. « Elle n’est pas un bon génie que je fais apparaître à volonté je ne la suscite pas c’est elle qui vient à moi comme si deux versants du monde allaient se rejoignant » précise l’auteure (45).

Pourquoi et comment est-elle arrivée là Lucy, sur les bords de l’étang de Saint-Omer ?

Premier indice incontestable et essentiel : son appartenance à une même famille, celle des homininés (16) « quand on court on est debout, c’est inscrit depuis la nuit des temps, et on n’y pense pas à chaque fois explique l’auteure émerveillée par le miracle d’une verticalité fondatrice, d’un « corps redressé » (32), qui avance par le surmontement de la chute et opère ce troublant face à face avec le vide.

Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy, éditions Invenit, Collection Déplacement, 60 pages, 13 euros.

Mais il y a, nous explique l’auteure, une fascination d’enfant qui fait retour, « Lucy avait illuminé les heures de mon enfance ...puis sans crier gare une vision d’antan surgit et là rien à faire, vous êtes rattrapés » (9).

Lucy, vient de loin, du passé, des temps premiers, des entres-monde. Elle courait sur les berges de la rivière Awash, et aujourd’hui, intrépide radieuse, souveraine, elle poursuit sa course le long du fleuve Aa, en son éternelle jeunesse, immortalisée par le fait qu’elle a déjà traversé la mort (18). Elle s’impose au temps. Dans la cadence persévérante de ses foulées, l’une devant l’autre, elle conjure l’équilibre, se prolongeant toujours un peu plus en avant d’elle-même. Toujours en avant.

Une ancêtre inspirante, une marathonienne modèle, « douée d’un génie particulier ». Il est vrai que les femmes ont mis du temps à s’imposer dans le monde de la course à pied. Avec elle, écrit la poète « éternelle mouvante au creux de la vie » (25), je courrais jusqu’au bout du monde, je ferai reculer la nuit » (24).

Les deux femmes s'accordent l'une à l'autre, l’une pour l’autre, dans un partage de l’effort, par l’épreuve d’une solidarité́ silencieuse, recueillie, on pourrait dire méditative : « Lucy ne dit mot et pourtant les méandres de nos pensées se croisent, sa présence à mes côtés me réconforte comme si en son silence elle répondait de moi ». Coude à coude, elles recommencent le même circuit, rive gauche, rive droite, elles longent successivement les deux bras du fleuve a la sortie d’Arques, une même boucle de 15km jamais close, bien au contraire, qui ne cesse de s’ouvrir sur une multitude de nouveaux chemins, d’activer « des circuits encore inemployés » (46). « Je ne tourne pas en rond », écrit la poète, « courir m’ouvre en permanence le paysage déplace les lignes redistribue les contours on croit connaître par cœur pourtant l’oeil sans cesse se laisse surprendre lacis de reflets mouvements des feuillages fantaisie d’oiseaux jeudi après-midi se constitue un immense répertoire de sensations déclinaisons subtiles ou flagrantes recompositions vraies je ne me lasse jamais Lucy c’est sûr donne à mes foulées une valeur ajoutée. (41).  Les sentiers foisonnent de ressentis inédits et d’images nouvelles. « D’une séance de course à pied je ne reviens jamais bredouille ». Sur les rives de l’Aa, la pêche est particulièrement fructueuse en « pensées frétillantes et petits poissons d’argent » (38).

Au-delà de ses légendaires bienfaits physio-psychologiques de « bien-être », d’évacuation des tensions et sans doute au travers d’eux, la course est ici métaphore d’un cheminement existentiel. Au sens d'un voyage, d’une traversée de l’espace, sans aucun doute d’un voyage initiatique en direction de l’infini, en ouverture vers les mondes qui nous débordent.  L’auteure décrit ces moments d’éblouissement (46), qui, si on les réfère à l’expérience de la transe, représentent un passage vers un état autre : « quand je cours avec Lucy je m’inscris à la naissance du vibratoire, au commencement de l’énergie » (37). Être en transe, c’est être traversé » écrit la danseuse Mathilde Monnier et par là même, c’est traverser un réel encore inconnu de nous-même, et ainsi prendre la mesure d’une part invisible en soi, en même temps que d’un invisible dans le monde1. Aux côtés de Lucy, l’auteure est traversée d’émotions tellement inattendues qu’elle les croirait venues d’autres vies que la sienne (46), « elle m’emmène au-delà de moi-même » écrit-elle, «me fait voir du pays » (63). Et si personne ne la voit c’est parce qu’elle évolue « dans une autre dimension, une réalité contiguë un espace parallèle invisible et incontestable » (57). C’est bien cette dimension que traduit et célèbre cette course-transe avec Lucy, dans la répétition rythmée des foulées qui en frappant le sol produisent un répertoire de percussions envoûtant et incantatoire. Cette mystérieuse musique, si vivante, favorise un état de réceptivité, une aptitude à créer, à accueillir cet autre/ailleurs, qui échappe et s’échappe. Fragilité d’une présence qui en se mêlant à la brillance argentée de l’eau, pose sur le paysage parcouru une mystérieuse lumière, un mouvement de renouveau que traduit magnifiquement l’écriture de ce texte. Une écriture qui fait vibrer le corps des mots à l’unisson des corps physiques, qui prend le temps, s’allonge et qui, paradoxalement bondit à grandes enjambées, non pas dans la précipitation, mais dans une progression vers la clarté.N’est-ce pas la force du désir et de l’écriture poétique ?

Esprit d’ancêtre, double littéraire, ou peut-être sublimité innommable, peu importe le terme, Lucy diffuse, irradie, de toute sa puissance universelle, représentant cet « invincible élan qui porte haut les femmes depuis la nuit des temps » (22). Pour Florence Saint Roch « courir avec Lucy » est un rendez-vous nécessaire, un lien premier, exceptionnel, une sorte d’alliance créatrice profonde avec cet autre, ce double féminin. L’étendue symbolique, temporelle et poétique que tracent leurs déplacements révèle une expérience existentielle des plus essentielles : s’approprier son monde, s’enraciner en lui, en choisir les directions et fondamentalement habiter sensoriellement son propre espace intime : « Plus je cours, plus j’apprends quelle femme je suis » confie l’auteure. « Grâce à Lucy je me dessine plus nettement le chemin possible m’apparaît je prends confiance et courage » (41).

Une telle expérience de liberté est en soi un partage : « Lucy je la partage avec toutes les femmes que j’aime » (64). Déjà l’auteure organise autour de son texte des manifestations qui couplent la course et la lecture, sous formes de performances de revendication de la dignité des femmes, de dénonciation de ce qui l’entrave, l’empêche et la maltraite, plus radicalement des féminicides. Ainsi le rassemblement « courir sa chance » qui a eu lieu récemment à Saint-Omer en mai 2022. D’autres sont en préparation.

Courir et écrire depuis les rives de l’Aa pour écouter et entendre l’autre, l’autre côté des choses, traverser les versants méconnus du monde, pour faire la clarté sur les obscurités et « reverticaliser » ce qui en l’être ne peut plus (ou pas encore) se tenir droit.

Note

1. Mathilde Monnier, Jean-Luc Nancy, avec la participation de Denis Claire, Allitérations, Conversations sur la danse, Paris, Galilée, 2005. Cf Christine Durif-Bruckert, Transes traditionnelles, Transes profanes,  In Christine Durif-Bruckert, Transes, Ouvrage collectif, Paris, Classiques Garnier, 2021.

Présentation de l’auteur




Marc-Henri Arfeux, Verger du cercle dévoré

Verger du cercle dévoré est un recueil sur la perte d’une mère, de la mère. Elle s’en est allée, brisant le cercle maternel, laissant l’enfant dévoré par le vide.  

Le poète Marc-Henri Arfeux suit les pas d’une présence qui s’estompe jusqu’à disparaître, puis s’éclaire de l’absence, « à la chaleur de l’invisible ». 




En une longue et sublime promenade poétique, il revisite chacun des endroits du « jamais plus ».  L’être aimée est en toute chose, pourtant nulle part accessible : « tes pas ne rencontrant que cendre/Au lieu qui fut baiser sous les talons/De la douceur » (p.7). Les poèmes du verger disent la cruauté des lieux lorsqu’ils sont désertés par celle qui seule « détenait la clé de l’amandier (p.8). 

Tout, désormais, dira ce vide. « Celle qui portait colombes/Et beau lilas d’enfance/Est maintenant la transparente/ Au grand azur cerné. » (p.7)

C’est l’hiver en ce verger. Il fait si noir au centre du jour et autour de la disparue, un noir qui œuvre à la disparition lente de l’enfance dans le passage des ombres, la lumière ne s’offrant qu’avec pudeur. Lumière inerte, spectrale qui, dans la pâleur obligée « referme le jardin sur la brûlure de l’amandier » (p. 27). 

La nuit est un cyprès
Qui tremble de silence,
Veillant poussière et nuit.

Seule une poupée lunaire
S‘adosse à son attente,
Les yeux tournés vers les étoiles. (p 8)


Marc-Henri Arfeux,Verger du cercle dévoré, éditions Alcyone, 2021, 40 pages, 14,00 €.




Il faut alors endurer le retour douloureux des matins coupants. Et le froid, plus vif que de coutume. Mais encore traverser l’écho de plus en plus fragile des rires, croiser les regards dérobés par le vent glacial, défigurés par une trop grande douleur qui consume le cœur, dévore l’esprit entre amour et colère, le livrant, sans retenue, à l'étreinte du silence. 

Où chercher, où se tourner pour conserver le visage de la mère, le dessiner dans les formes végétales, à la hauteur du chèvrefeuille et du rosier, l’entendre au vol des oiseaux.  « Sans fin tu cherches autour de l’arbre/Dont l’écorce est un seuil. » (p.8).

Marc Henri Arfeux nous conduit dans ce labyrinthe de l’absence, où s’éloignent lentement les traits du vivant, les champs de couleur et l’innocence de l’éternité : « Le vide est ce visage/Par acte de lointain,/Chemin de seuil se souvenant/Que la question se nomme absence » (p. 18)

Son écriture, fluide, presque évanescente dans la première partie du recueil, laisse s’écouler l’impalpable. Une écriture de givre, de neige qui pose un masque de brume sur la terre du verger et recouvre les cieux à la manière d’un linceul. Un inéluctable aveuglement « Au blanc naissant de l’ébloui » (p.17) brouille et déréalise le regard : « Blancheur des nuits/Infiniment sableuses/A dénombrer les nombres,/Tandis que sur la chaise,/La robe évanouie. » (p.5). 

Mais au cœur même de ce profond silence le temps poursuit son œuvre secrète. La nuit noire qui ouvre « les puits à la folie » (p.6) lève progressivement ses ombres, dévoile ses espaces infinies, ses présences irréelles. Et voici que l’âme de la défunte vient en visite dans le verger. De l’absence intolérable, « aveugle vide ouvert » naît la vision d’une mère magnifiée qui « manie les étoiles »  et fait chanter l’énigme du temps

Elle a les yeux d’abîme
Où naissent de grand oiseaux,
Les rougeoyants de l’ombre,
Avec leuts becs tenant l’épine ;

Et de sa bouche abonde incessamment
Le lait de cendre prophétique
Tandis que de ses doigts bagués d’oubli, 
Elle manie les étoiles. (p. 21)

A son flanc, « le long poignard d’étoile/Continue de chanter pour l’arbre mince,/L’enfance/Et les chemins d’attente,/ (p.32), de proférer quelques paroles comme des murmures lointains enfouis dans la sève des végétations. De cette magnificence, elle absorbe le trop grand désespoir, libère les éléments de tant de perceptions sèches et dénoue les tissages serrés du chagrin pour mieux le dépasser, peut-être même le consoler. A la source même de la perte, la vie revient en toute douceur tandis que la nuit dévoile ses espaces : « La nuit t’a dit : / Regarde ce noyau/Dans le désert d’un fruit. » (p.11)

Dans cette lente déambulation au cœur d’un réel abrupt, « Le jardin rouvre les seuils » (p. 35). Les lourds rideaux de pourpre se lèvent très lentement, donnant à la lumière du verger une tout autre tonalité, de nouvelles perspectives d’intimité. La matière poétique incarne avec profondeur ces mouvements de déplacements et de transfiguration entre l’insoutenable écrasement de l’impalpable et le rapprochement des objets, entre le dehors nu des matins d’hiver, brutaux, et la maison du soir dont la chaleur sensible recompose, entre les pierres du cercle maternel dévoré, un chemin de clarté. Jusqu’à définir les contours fragiles d’un espace qu’il devient possible d’habiter : « La nuit, tendue de cloisons fines,/Se fait maison de la clarté/Tremblante et nue/Dans la maison. » (p.36)

Nous le suivons ce long chemin frayé par les mots du poète, à la fois mouvement grandiose de ce qui revient et peuple la mémoire « de vastes chambres », et conscience d’une insurmontable perte : « Tu restes avec la pierre, /Buvant le vin funèbre/que tu partages/ Avec l’absinthe et le serpent. » (p. 27). 

De cette dernière demeure dont la profondeur est saisissante remontent encore quelques échos de voix, « un sourire d’indéfini » et des éclats de corps. L’aimée fait retour au cœur même de son absence, puis s’éloigne toujours plus apaisée, plus lumineuse, et, « dans sa robe ombrée de jeune hiver », elle « fait naître un pur avril » (p.33)

Marc-Henri Arfeux déplie en une lenteur poétique lumineuse autant qu’initiatique ce cheminement du deuil, dans la complicité du « très haut silence » et des recoins muets de la maison. Il en médite l’irréversible blessure, le met en musique et en espace, et ainsi le revêt d’images sensibles, intenses qui scandent la traversée de l’épreuve et lui donnent substance : Le deuil est ce chant de l’oiseau « Vibrant vivant d’un arc/Où le jardin du cœur./ (p.37), l’éclosion de l’amandier qui « refleurit dans le lointain/ Du presque adieu,/ (p.38). Et plus encore, il est l’ouverture de l’amande, « Et le verger devient/Ce double fruit d’espace » (p.39) dont l’absence est le noyau. 

Dehors n’est pas, 
Dehors n’est plus,
La seule a retrouvé présence
A la chaleur de l’invisible
Offert aux yeux par une absence. (p.36)




Présentation de l’auteur

Marc-Henri Arfeux

Marc-Henri Arfeux est né à Lyon le 24 février 1962. Docteur en lettres modernes, il enseigne la philosophie à Lyon. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dans les domaines de la poésie, du récit et de l’essai. Il collabore régulièrement avec les revues Terre à Ciel et Rumeurs. Il est également peintre et compositeur de musique électroacoustique.

 

Bibliographie

Approche de Manhattan, roman, Éditions Blanc Silex, Moëlan sur Mer, 2001

Lueur par le silence, poèmes, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes 2009

Patience de l'horizon, poèmes, Prix Karl Bréheret, Editions Souffles, Montpellier, 2010

Suspens du visiteur, poème, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2012

Corps de logis, poèmes, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2013

Ölöhn, récit, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes 2013

L’Ambassadeur, récit Prix Gaston Baissette, récit Editions Souffles, Montpellier, 2014

L’Éloignement, Récit, Editions du Littéraire, Paris, 2014

Velours de l’horizon, poème, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2016

Exercices du Seul, poèmes, avec des encres de Silvaine Arabo, Editions Alcyone, Saintes, Juin 2019

Lumière sur nuit, poèmes, Editions Rafael de Surtis, Cordes sur ciel, Juin 2019

Suite Toscane, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2020

Verger du cercle dévoré, poèmes Editions Alcyone, Saintes, 2021

Raga d’irisation, poèmes, Éditions Alcyone, Saintes, 2023

L’Homme fil, poèmes, Éditions Unicité, Saint-Chéron, 2023 

Autres lectures

Marc-Henri Arfeux, Verger du cercle dévoré

Verger du cercle dévoré est un recueil sur la perte d’une mère, de la mère. Elle s’en est allée, brisant le cercle maternel, laissant l’enfant dévoré par le vide.   Le poète Marc-Henri Arfeux [...]




Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy

Courir avec Lucy, de Florence Saint-Roch est l’un des premiers recueils de la toute récente collection de poésie des éditions Invenit, nommé Déplacement. Une collection originale, sous forme de livres-carnets qui conjugue les mouvements du corps avec la poésie des mots, plus précisément qui explore comment l’écriture poétique se fait l’écho des perceptions, des sensations, des visons et émotions que provoque le déplacement des corps dans l’espace.

Florence Saint Roch nous emmène dans une course méditative et poétique sur les bords de l’étang de Saint-Omer. Son texte, magnifique, est une longue respiration, ininterrompue autant que fluide, que chaque lecteur peut rythmer à sa guise, selon son propre souffle de ponctuation. Le parcours est sublimé par les encres de chines et les pastels d’Élise Kasztelan.

Mais il y a un détail d’importance dans ce recueil. L’auteure ne court pas seule. Lucy, la plus célèbre des australopithèques qui vivait en Afrique il y a 3,18 millions d’années, s’est invitée dans la course : « je ne suis pas restée seule très longtemps Lucy oui Lucy vous avez bien lu est venue courir à mes côtés ne vous en déplaise et tant pis si je passe pour une cinglée ...c’est avec elle que je cours désormais » (8). Une rencontre à vrai dire inattendue, moment de grâce, d’humour et d’une vraie complicité qui laisse monter d’intimes messages à la surface des eaux de l’Aa et de l’awash. « Elle n’est pas un bon génie que je fais apparaître à volonté je ne la suscite pas c’est elle qui vient à moi comme si deux versants du monde allaient se rejoignant » précise l’auteure (45).

Pourquoi et comment est-elle arrivée là Lucy, sur les bords de l’étang de Saint-Omer ?

Premier indice incontestable et essentiel : son appartenance à une même famille, celle des homininés (16) « quand on court on est debout, c’est inscrit depuis la nuit des temps, et on n’y pense pas à chaque fois explique l’auteure émerveillée par le miracle d’une verticalité fondatrice, d’un « corps redressé » (32), qui avance par le surmontement de la chute et opère ce troublant face à face avec le vide.

Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy, éditions Invenit, Collection Déplacement, 60 pages, 13 euros.

Mais il y a, nous explique l’auteure, une fascination d’enfant qui fait retour, « Lucy avait illuminé les heures de mon enfance ...puis sans crier gare une vision d’antan surgit et là rien à faire, vous êtes rattrapés » (9).

Lucy, vient de loin, du passé, des temps premiers, des entres-monde. Elle courait sur les berges de la rivière Awash, et aujourd’hui, intrépide radieuse, souveraine, elle poursuit sa course le long du fleuve Aa, en son éternelle jeunesse, immortalisée par le fait qu’elle a déjà traversé la mort (18). Elle s’impose au temps. Dans la cadence persévérante de ses foulées, l’une devant l’autre, elle conjure l’équilibre, se prolongeant toujours un peu plus en avant d’elle-même. Toujours en avant.

Une ancêtre inspirante, une marathonienne modèle, « douée d’un génie particulier ». Il est vrai que les femmes ont mis du temps à s’imposer dans le monde de la course à pied. Avec elle, écrit la poète « éternelle mouvante au creux de la vie » (25), je courrais jusqu’au bout du monde, je ferai reculer la nuit » (24).

Les deux femmes s'accordent l'une à l'autre, l’une pour l’autre, dans un partage de l’effort, par l’épreuve d’une solidarité́ silencieuse, recueillie, on pourrait dire méditative : « Lucy ne dit mot et pourtant les méandres de nos pensées se croisent, sa présence à mes côtés me réconforte comme si en son silence elle répondait de moi ». Coude à coude, elles recommencent le même circuit, rive gauche, rive droite, elles longent successivement les deux bras du fleuve a la sortie d’Arques, une même boucle de 15km jamais close, bien au contraire, qui ne cesse de s’ouvrir sur une multitude de nouveaux chemins, d’activer « des circuits encore inemployés » (46). « Je ne tourne pas en rond », écrit la poète, « courir m’ouvre en permanence le paysage déplace les lignes redistribue les contours on croit connaître par cœur pourtant l’oeil sans cesse se laisse surprendre lacis de reflets mouvements des feuillages fantaisie d’oiseaux jeudi après-midi se constitue un immense répertoire de sensations déclinaisons subtiles ou flagrantes recompositions vraies je ne me lasse jamais Lucy c’est sûr donne à mes foulées une valeur ajoutée. (41).  Les sentiers foisonnent de ressentis inédits et d’images nouvelles. « D’une séance de course à pied je ne reviens jamais bredouille ». Sur les rives de l’Aa, la pêche est particulièrement fructueuse en « pensées frétillantes et petits poissons d’argent » (38).

Au-delà de ses légendaires bienfaits physio-psychologiques de « bien-être », d’évacuation des tensions et sans doute au travers d’eux, la course est ici métaphore d’un cheminement existentiel. Au sens d'un voyage, d’une traversée de l’espace, sans aucun doute d’un voyage initiatique en direction de l’infini, en ouverture vers les mondes qui nous débordent.  L’auteure décrit ces moments d’éblouissement (46), qui, si on les réfère à l’expérience de la transe, représentent un passage vers un état autre : « quand je cours avec Lucy je m’inscris à la naissance du vibratoire, au commencement de l’énergie » (37). Être en transe, c’est être traversé » écrit la danseuse Mathilde Monnier et par là même, c’est traverser un réel encore inconnu de nous-même, et ainsi prendre la mesure d’une part invisible en soi, en même temps que d’un invisible dans le monde1. Aux côtés de Lucy, l’auteure est traversée d’émotions tellement inattendues qu’elle les croirait venues d’autres vies que la sienne (46), « elle m’emmène au-delà de moi-même » écrit-elle, «me fait voir du pays » (63). Et si personne ne la voit c’est parce qu’elle évolue « dans une autre dimension, une réalité contiguë un espace parallèle invisible et incontestable » (57). C’est bien cette dimension que traduit et célèbre cette course-transe avec Lucy, dans la répétition rythmée des foulées qui en frappant le sol produisent un répertoire de percussions envoûtant et incantatoire. Cette mystérieuse musique, si vivante, favorise un état de réceptivité, une aptitude à créer, à accueillir cet autre/ailleurs, qui échappe et s’échappe. Fragilité d’une présence qui en se mêlant à la brillance argentée de l’eau, pose sur le paysage parcouru une mystérieuse lumière, un mouvement de renouveau que traduit magnifiquement l’écriture de ce texte. Une écriture qui fait vibrer le corps des mots à l’unisson des corps physiques, qui prend le temps, s’allonge et qui, paradoxalement bondit à grandes enjambées, non pas dans la précipitation, mais dans une progression vers la clarté.N’est-ce pas la force du désir et de l’écriture poétique ?

Esprit d’ancêtre, double littéraire, ou peut-être sublimité innommable, peu importe le terme, Lucy diffuse, irradie, de toute sa puissance universelle, représentant cet « invincible élan qui porte haut les femmes depuis la nuit des temps » (22). Pour Florence Saint Roch « courir avec Lucy » est un rendez-vous nécessaire, un lien premier, exceptionnel, une sorte d’alliance créatrice profonde avec cet autre, ce double féminin. L’étendue symbolique, temporelle et poétique que tracent leurs déplacements révèle une expérience existentielle des plus essentielles : s’approprier son monde, s’enraciner en lui, en choisir les directions et fondamentalement habiter sensoriellement son propre espace intime : « Plus je cours, plus j’apprends quelle femme je suis » confie l’auteure. « Grâce à Lucy je me dessine plus nettement le chemin possible m’apparaît je prends confiance et courage » (41).

Une telle expérience de liberté est en soi un partage : « Lucy je la partage avec toutes les femmes que j’aime » (64). Déjà l’auteure organise autour de son texte des manifestations qui couplent la course et la lecture, sous formes de performances de revendication de la dignité des femmes, de dénonciation de ce qui l’entrave, l’empêche et la maltraite, plus radicalement des féminicides. Ainsi le rassemblement « courir sa chance » qui a eu lieu récemment à Saint-Omer en mai 2022. D’autres sont en préparation.

Courir et écrire depuis les rives de l’Aa pour écouter et entendre l’autre, l’autre côté des choses, traverser les versants méconnus du monde, pour faire la clarté sur les obscurités et « reverticaliser » ce qui en l’être ne peut plus (ou pas encore) se tenir droit.

Note

1. Mathilde Monnier, Jean-Luc Nancy, avec la participation de Denis Claire, Allitérations, Conversations sur la danse, Paris, Galilée, 2005. Cf Christine Durif-Bruckert, Transes traditionnelles, Transes profanes,  In Christine Durif-Bruckert, Transes, Ouvrage collectif, Paris, Classiques Garnier, 2021.

Présentation de l’auteur




Dimitri Porcu, Tous solo, voix mêlées, aux Journées Poët Poët 2022

Poètes, plasticiens, musiciens, performeurs... le festival Poët-Poët, dont Recours au poème est partenaire, porte haut la mission poétique et transversale autant que marginale que ses concepteurs ont adoptée. Après deux ans de confinement, et d'actions virtuelles dont nous avons parlé dans un précédent numéro,  la 16ème édition tient ses promesses, en invitant des noms prestigieux et internationaux (après Sapho, marraine de la précédente édition, Jean-Pierre Siméon (avec qui Carole Mesrobian s'entretient sur sa radio L'Ire du Dire), Laurence Vielle), Chiara Mullas (dont l'entretien avec Marilyne Bertoncini est publié dans ce numéro) - des artistes  et acteurs culturels "locaux", animant ateliers, rencontres, festivals... dans Nice et alentour (La Gaude, Clans, Aiglun...)  et musiciens et poètes de tous horizons.

Dimitri Porcu, poète et musicien lyonnais d'origine italienne, est invité ainsi que l'éditeur des éditions de l'Aigrette, maison indépendante à Marseille, dirigé par Mikaël Saint-Honoré. et créée en  2015 avec pour ambition de "proposer des livres qui ne laissent pas indifférent, dans le fond et la forme, privilégiant le cheminement d'auteurs qui bousculent un peu, beaucoup, tout en gardant une cohérence et une qualité d'écriture". Ils sont tous deux présents du 21 au 24 mars pour le festival créé par Sabine Venaruzzo, comédienne et chanteuse lyrique.

Tôt passionné par  le jazz, le free-jazz, les musiques improvisées, mais aussi pour la poésie et le lien entre paroles et musique, Dimitri Porcu a joué et fait de nombreuses lectures en France et à l’étranger. C'est à son retour du Festival Poët Poët, où il était invité pour la présentation de son dernier livre Tous-Solo qui vient de sortir aux éditions de l’Aigrette, que Christine Durif-Bruckert a eu avec cet interprète et improvisateur, depuis toujours tourné vers le poème, un  moment de dialogue particulièrement vivant : 

 Dimitri, tu reviens  des Journées Poët Poët, où tu étais invité pour la présentation de ton dernier livre Tous-Solo qui vient de sortir aux éditions de l’Aigrette, . Peux-tu nous parler de cette expérience?
Sabine Venaruzzo, rencontrée à Sète l’an dernier où elle participait au festival des Voix Vives, avait lu mon texte sur l’éphémère dans l’anthologie des éditions de Doucey. Elle m’a invité aussi en tant que musicien, car le principe du festival Poët Poët, c’est de créer des performances et des rencontres d’artistes.
Ces journées ont débuté dans un petit théâtre associatif, l’Entre-Pont, par une lecture performance en duo avec Laurie Camous, artiste plasticienne, qui projetait ses dessins en direct sur écran, au fur et à mesure de la lecture de mes textes. Je jouais et je lisais mes propres poèmes sur les dessins. C’était de l’impro totale, comme le surlendemain, , avec Laurence Vielle, poétesse et comédienne belge, marraine des Journées de cette année. Notre performance s’est orientée très vite en une suite de lectures croisées :, des textes  engagés choisis en écho, sur les thèmes de la  nature, l’écologie, l’immigration etc.

 

 

Dimitri porcu, Tous-solo, éditions de L'Aigrette, Marseilles, 2022.

A Cagnes-sur-mer, au collège Jules Vernes, j'ai été accueilli avec des affiches, des pancartes, par des élèves de 3ème qui avaient travaillé mon manuscrit en amont.  Je m’attendais à vrai dire à un atelier d’écriture, à une rencontre « habituelle » avec une classe. Mais c’était bien plus que ça, un truc de fou. Ils avaient fait des dessins, une bande dessinée autour de mes textes, affichés dans tout le collège. Notamment, pour le poème Les mots oiseaux, ils avaient dessiné un vol d’oiseaux avec des mots du poème écrits dessus. Suivra  à la librairie Masséna, une rencontre lecture dédicace en présence là aussi de l’éditeur. C’est vraiment un très beau festival, bien organisé, avec une très bonne équipe, des jeunes bénévoles très dynamiques.

Le titrede mon livre,  Tous-Solo, c’est pour dire que l’on est chacun seul en soi, avec ce que l’on ne peut pas partager. Ce livre, c’est un peu la suite de mon double deuil, celui de mon père, suivi 3 ans après de celui de ma mère. Il y a deux poèmes pour eux dans ce livre. Le recueil précédent, Les mots au centre (éditions Gros Texte) faisaient déjà  écho à la mort de mon père en 2017. Mais à l’époque ma mère était encore là.
Seul aujourd’hui
A bord d’un canot de sauvetage d’infortune
Je m’apprête à travers les mers
Qui me restent encore inexplorées
Vos visages comme pavillon
Vos âmes à la proue
Tous-Solo à l’horizon (p 46)
Lecture Laurie Camous, Dimitri Porcu, Festival Poët Poët, 2022.
Bien que mes parents soient en filigrane dans chacun de mes mots, je  parle aussi des gens, de mes amis-poètes et musiciens, Thierry Renard, Lionel Martin, Stefano Giaccone. Pour écrire de la poésie, de toute façon il faut lire les autres. On s’inspire mutuellement. Ce qui est essentiel, c’est de voir, à partir de ce que l’on vit, comment on peut rejoindre les autres, ceux avec lesquels on retrouve nos routes/Nos révoltes/Nos envies de croire encore/ (Tous-Solo, p 36)
Seuls les solitaires
Ne sont jamais seuls
Seuls les solitaires se dopent à l’altruisme
Seuls les solitaires sont dépourvus d’égo
Seuls les solitaires
Construisent l’avenir commun
                        Tous-Solo dans l’inutilité (p 42)
Tous-Solo dans l’inutilité, c’est le texte central, le premier des Tous-Solo. Après les autres ont suivi. C’est à partir de celui-ci que j’ai écrit le recueil. Il a entraîné tout le chant. Oui, c’est un peu comme un long morceau de musique, un long chant, tous les poèmes se terminent par Tous-Solo... en insomnie, au quartier, en plein vol, face au poème, dans la continuité du rêve ... Finalement ce sont tous les solos que j’entends au fond de moi, même si les textes ne sont pas tous en rapport les uns avec les autres, ce refrain fait une continuité et construit l’unité du livre.
Et il y a la mer, toujours, la Méditerranée, qui pour moi représente le voyage, la navigation, le coté marin et pirate. Elle représente une traversée avec les mots, toutes les formes de migrations et l’exil en général.  C’est lié à mon histoire personnelle, l’immigration de mes grands-parents, de mon père. Je suis sarde par mon père et grec  par ma mère, de  Grèce d’Asie mineure, la Turquie aujourd’hui. Avec Laurence Viel on a lu l’amer du sud, le livre  écrit avec T. Renard, totalement bilingue français-italien, dans lequel des textes font référence à certain de nos mentors : Pasolini, et Antonio Gramsci..
Tu es régulièrement amené à travailler sur la langue, la musique lors d’ateliers auprès de différents publics, scolaires, étudiants, adultes et de personnes plus en difficultés.
Oui, j’interviens souvent pour des ateliers d’écriture poétique en collège, lycée, structures d’accueil, hôpitaux etc...auprès de ceux qui sont le plus souvent éloignés de l’écriture ou en difficultés sociales, de vies.. Dans les ateliers d’écriture je propose un travail sur la langue. Et dans ces contextes, nous échangeons beaucoup sur la poésie comme nous l’avons fait avec les jeunes du collège Jules Verne  à Cagnes-sur-mer. J’explique qu’en poésie un mot suffit, on peut associer des mots que l’on ne va pas associer dans la vie de tous les jours (bien que la poésie fasse partie de la vie de tous les jours), parce qu’on crée des images, des imaginaires. Pour moi c’est le mot qui compte, le son, le rythme et l’image qu’on veut créer, ce qu’on veut dire.
C’est une vraie ouverture pour ces publics, surtout pour les élèves en difficultés scolaires. En quelque sorte on déconstruit les cours de français et le schéma sujet/verbe/complément. Ça leur donne des échappées, ça les sort de l’impasse, parce qu’ils s’aperçoivent qu’avec deux mots ils peuvent exprimer quelque chose. Et en retour, ils adoptent un autre rapport à la langue, à l’écriture dans le cadre des cours.
Je veux leur montrer qu’avec la poésie on peut lever toutes les barrières. Un mot est un monde, et deux mots c’est deux mondes qui se rencontrent
 Je leur ai expliqué également que tout le monde peut être poète, que la poésie est, parmi les expressions artistiques, le lieu d’une liberté absolue. Tout le monde peut pratiquer une activité artistique, musique, danse, théâtre, cinéma etc, de façon autodidacte ou en amateur, Mais il y a des écoles, des conservatoires, des diplômes et des métiers qui existent, qui sont reconnus pour toutes ces formes artistiques. Pas en poésie. Il n’y a pas d’école de poésie, de diplôme à passer. On peut être pêcheur, ingénieur, chômeur, tout ce que l’on veut, et poète. Il y a des courants, mais pas d’école. Ils ont été très sensibles à ça.
Tu joues de la clarinette et du saxo. Je t’ai également entendu utiliser d’autres instruments comme la guimbarde lors des animations avec les enfants, notamment à Saint Claude dans le spectacle Une tortue dans ma tête que vous avez joué avec Mohammed El Amraoui, dans le cadre de la Semaine de la Langue française et de la Francophonie 2022. La musique est une dimension essentielle de ta vision poétique.
J’écoute de la poésie depuis que je suis petit. J’étais tout le temps avec mon père, le poète et traducteur d’italien, Marc Porcu. J’allais partout avec lui, aux soirées poésies, dans les festivals, en France, à l’étranger. Comme mon père s’occupait de l’association Poésie Rencontre, je suis devenu musicien des poètes.  J’ai commencé à 15/16 ans à accompagner les poètes de la région lyonnaise et tous ceux qu’invitait  l’association, Chantal Ravel, Thierry Renard, Mohamed El'amraoui, Martin Laquet, Stéphane Juranics, Samira Negrouche, Lance Henson, Jean-Pierre Siméon, Jean-Pierre Spilmont etc.., puis petit à petit et jusqu’à aujourd’hui, (j’ai 44 ans), bien d’autres en France et à l’étranger.
J’ai découvert la musique, le jazz, par le clarinettiste Louis Sclavis qui est un ami très proche de mon père, depuis leurs jeunesse lycéenne, et qui était mon idole, avant même de découvrir John Coltrane, Charlie Parker et les grands noms de jazz. Je disais toujours enfant, « J’ai la chance de connaître mon idole, de le voir chez moi ». De même, j’ai découvert les poètes vivants avant de connaître Rimbaud, Verlaine et Compagnie. C’était les poètes que je voyais à la maison, et que je voyais lors de  lectures, qui m’ont fait aimer la poésie.
D’ailleurs, aujourd’hui, je ne dis pas que j’accompagne les poètes, je dis "je joue avec les poètes", comme je jouerai avec d’autres musiciens. On joue ensemble. J’écoute le texte, le mot, je me mets au service du poème, de la façon dont chacun le lit, j’écoute ce qui se dit. Ce n’est pas de l’illustration non plus. C’est plutôt la création d'une ambiance. C’est toujours en impro, car ça marche mieux,  on est plus libre. Selon moi, c’est mieux aussi pour le public qui ressent une vraie écoute, une vraie harmonie entre mots et notes, voix et sons. En improvisant on est obligé de s’écouter vraiment. Quand on prépare, on se met des barrières, on se dit "là il faut absolument que je joue cette note-là", on se met des contraintes, on attend le moment, alors qu en écoutant vraiment la lecture du texte, la note arrive d’elle-même.
....et elle rencontre le mot, tu écris p 41 de Tous-Solo « j’ai aimé entendre claquer sa langue sous mes doigts  « clarinettés ».  C’est ce qui donne à la poésie la valeur de sa sonorité et de son rythme.
Pour moi la poésie c’est le free de la littérature, c’est la liberté dans la littérature. Maintenant je ne dis plus que je joue du free jazz, mais je dis "je joue de la musique improvisée", ça peut être du tango, de la musique orientale, classique. Si tu lis une partition, tu suis ce qu’il y a d’écrit, certes tu peux mettre de l’intention, mais tu n’as pas besoin de réfléchir plus que ça. Tu lis ta partition, tu joues et tu sais qu’à tel moment, c’est telle note, telle tonalité, tel accord, style etc..
Je pense que lorsque les musiciens ne sont pas improvisateurs, c’est plus compliqué avec la poésie. Ils arrivent avec des accords tout prêts, des morceaux, des grilles en tête, ils vont vouloir les suivre et quelquefois, c’est en décalage total avec le texte avec la voix du lecteur ou de la lectrice, et ça fait école de musique. C’est plaqué, le poète dit son texte, le musicien fait son petit morceau, quelquefois comme un intermède. Après ça peut fonctionner aussi, mais t’es pas dans la création, on ne joue pas ensemble et pour moi l’essentiel c’est que l’on joue ensemble. Il y a des poètes qui ont des morceaux en tête, je leur dis non, si le public connaît ce morceau-là, il va l’avoir en tête, et il n’écoute ni le texte ni la musique, surtout s’il s’agit de morceaux que tout le monde connaît.
Dans l’improvisation, ça fonctionne comme une langue commune. Quand je joue avec des poètes, je sais que ce n’est pas comme en concert, comme avec d’autres musiciens, c’est pas Dimitri solo clarinette, ce qui ne m’empêche pas qu’entre deux vers quand je le sens, quand le texte s’y prête, que je puisse prendre un peu plus la place, mais après hop je redescends au service du texte. Toujours au service du texte, avec le texte. Et l’instrument se chauffe avec la voix de l’autre, des autres. Tu y es.

 

 

Présentation de l’auteur

Dimitri Porcu

Né à Lyon en 1978, il a la double nationalité française et italienne. Musicien, improvisateur, il se passionne très tôt pour le jazz, le free-jazz, les musiques improvisées et le lien entre musique et « parole ». Il accompagne en musique de nombreux poètes dont Marc Porcu, son père, Thierry Renard, Mohammed El Amraoui… Il crée, avec Marc Porcu, la formation SAXOVOCE, puis avec Thierry Renard le spectacle poétique L’Amer du Sud, édité en 2019 aux éditions La passe du vent. Dimitri Porcu participe et collabore à divers spectacles, concerts, lectures, en France et à l’étranger (Italie, Sardaigne, Algérie, Belgique, Allemagne), avec des comédiens, danseurs, musiciens. Il a publié, en 2020, Les mots au Centre chez Gros Textes.

Poèmes choisis

Autres lectures




Vous prendrez bien un poème ?, la feuille poétique de Françoise Vignet

La Lettre créée et gérée par Francoise Vignet « Vous prendrez bien un poème », circule gratuitement à un rythme hebdomadaire auprès d’un réseau d’abonnés qui ne cesse de s’élargir1.

Françoise Vignet nous a raconté l’histoire singulière de cette Lettre. Nous sommes en janvier 2011 : elle commence à partager les poèmes qu’elle aime et à  les offrir à ceux qu’elle appelle "les miens", ses amis proches, amis familiaux, amis de voyages, amis voisins, et autres. Des personnes dont les modes de vie sont fort diversifiés.

Elle trouve alors dans ce projet une manière « d'étoffer son retour en poésie » et  « d'inscrire le poème au fil des jours », mais  aussi de briser l'isolement de la grande campagne où elle vient alors tout juste de s’installer.

Page du livre d'artiste du "Journal de mon talus" de Françoise Vignet avec une aquarelle © Claudine Goux.

Dans ce contexte, « le plus simple, le plus accessible, le moins onéreux était bien de procéder par courriel ». Mais lorsqu’une lectrice lui fait savoir qu’elle ne peut recevoir le format du fichier de la Lettre, elle opte pour un envoi en pleine page. Le poème est véritablement envoyé et pris en plein visage. Le « poème au visage », comme elle l’appelle, est « infiniment plus judicieux qu'un poème en dossier joint, que l'on ouvrirait "tranquillement", c'est-à-dire que l'on oublierait sans doute ». Et si le poème choisi ne dépasse pas une page, en principe, son auteur est diffusé pendant deux semaines, ce qui permet de découvrir sa poésie. « Mon désir, dit-elle, est bien d'adresser le poème à beaucoup, à qui veut bien l'écouter ou même le survoler ». La diversité du lectorat étant pour elle une donnée infiniment précieuse pour la vitalité de cette feuille poétique, « vitalité discrète, d'ailleurs » précise- t-elle.

Il fallait bien sûr donner un titre à cette Lettre : « Je ne voulais surtout pas d'esprit de sérieux, plutôt une invite familière, quasi-ordinaire, légère... voire plaisante ». Au départ, elle propose Vous prendrez bien un petit poème ? « pour ne pas trop effaroucher le lecteur », dit-elle, jusqu’à ce que l’un d’entre eux  lui fasse remarquer que  l’adjectif "petit", non seulement « minimise  « le geste » du partage poétique mais plus encore  ne s’adapte pas à la publication  de "grands" poètes.

La Lettre est lancée. Elle diffuse des poèmes édités à compte d’éditeur ou en revue : « tous les poèmes arrivent assortis de leur référence précises, ce à quoi je tiens beaucup. Tous viennent d'ouvrages et de revues tangibles en leurs feuillets. Je refuse les inédits... cela deviendrait tout autre chose, un tout autre travail. Sauf lorsqu’un poète et lecteur reconnu me l'adresse ». Françoise Vignet est claire sur ce point, il  s’agit pour elle « d’une exigence de qualité ».

Les poèmes choisis sont des « coups de cœur » : « cette feuille doit demeurer un espace de liberté, à l'abri des injonctions » précise-t-elle. « C’est le poème qui me choisit. Quitte à laisser en attente tel ou tel auteur pour lequel je serai disponible plus tard ». 

Dès les premiers envois, des lecteurs réagissent, ce qui justifie alors la création d’un Courrier des lecteurs qui fonctionne depuis maintenant 11 ans. Ils encouragent le projet, le soutiennent. Ainsi, en août 2011, le poète et éditeur Gaston Puel manifeste son intérêt avec enthousiasme : «  les poèmes assez courts conviennent à ces voyages que vous dirigez. Et de savoir que ces petits écrits rebondissent et repartent vers une autre destination, me paraît la meilleure amitié envers le texte. Peut-être est-ce (dans le triste terrain actuel) la plus vivante des « revues » que vous avez créée ! Le « Web » est, de plus, un excellent facteur »

Le point de vue des lecteurs est essentiel. Ils donnent  leur point de vue, partagent des émotions, mais aussi transmettent des informations sur des recueils qu’ils ont particulièrement aimés, ou encore sur des actualités poétiques, ou artistiques. Une lectrice écrivait que le « poème de chaque semaine était devenu un moment très important dans son existence (son père s'acheminait vers la mort) ». Voilà qui parle » remarque Françoise Vignet « de la force que transmet le  poème, de la qualité du silence intérieur qu'il crée, de l'espace respirable qu'il propose ».

Notons  encore ce lecteur qui, en mars 2012, cite Philippe Jaccottet qui évoque « des espèces de voyageurs » (..) dont les « pas (sur les chemins du dehors ou du dedans) dessinent, indépendamment de toute appartenance à un groupe, et de tout programme, gratuitement, un réseau qu'on voudrait aussi invisible et aussi fertile que celui des racines dans la terre. (...)  On n'en tire aucune vanité, on en parle à peine, on n'enrôle ni n'excommunie personne, on ne se croit pas autorisé à faire à personne la leçon : mais la conscience, ou le rêve de ce réseau est notre moins fragile appui. »

Très vite, les éditions Multiples, L'Arrière-Pays, la revue Friches ou encore Les Cahiers de la rue Ventura  s’intéressent  à l’initiative et  proposent régulièrement un staff de poètes , de revuistes et d’éditeurs, qui seront eux-mêmes diffusés au fil du temps, « ce qui sensiblement va modifier le lectorat et la portée de cette Lettre ».

Suivra alors une anthologie en ligne, dont les accès sont privatifs et gratuits, de façon à ce que chacun puisse lire les poèmes antérieurement diffusées.

Et ainsi le cercle s’élargit, les poèmes circulent, la poésie « touche », appelle, traverse l’Hexagone, en dépasse les frontières (UK, USA)

Aujourd’hui la Lettre compte 142 abonnés-lecteurs, pour certains poètes.

Le carton d'anniversaire rassemble les noms des poètes diffusés ces onze dernières années. Un beau panorama qui privilégie la poésie contemporaine : Mais « les "voix" sont variées », dit-elle, « même si j’ai tendance à exclure la poésie expérimentale ».

L’essentiel n’est-il pas que le poème vibre pour le lecteur, comme une présence intense, attendue, ouverte  à ce qui le déborde et l’excède. C’est peut-être même sa seule justification,

Nous n'appartenons à personne sinon au point d'or 
de cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous 
qui tient éveillés le courage et le silence.

René Char Feuillet d'Hypnos2

Notes

  1. Demande d’inscription à adresser à : vignetfrancoise@gmail.com
  2. inRené Char, Oeuvres complètes, Introduction de Jean Roudaut. Editions La Pléiade, 1983, p.176.

Image de une : page du livre d'artiste du "Journal de mon talus" de Françoise Vignet avec une aquarelle © Claudine Goux.




Le noir de l’étoile : entretien avec le physicien Jean Paul Martin

L’infiniment grand et l’infiniment petit sont des domaines dans lesquels le scientifique repousse constamment les limites de la connaissance. Dans le champ de l’astrophysique et de la physique des particules, les notions d’infini et de fini se côtoient, de même que le rapport entre l’invisible et le visible. Ces domaines sont troublants, passionnels et ils questionnent.

Les peintres et les poètes, tous les artistes sont exaltés par ces mondes impalpables et mouvants qui centralisent tout un répertoire d’images archaïques relevant des forces cosmiques, de l’immensité et du profond mystère de l’Univers. Bachelard parle de la double profondeur du cosmos et de l’âme humaine.

Jean Paul Martin, chercheur en physique des particules (Directeur honoraire au CNRS et Directeur Scientifique Adjoint de l’Institut de Physique Nucléaire de Lyon, 1999-2002) est passionné d’art et de poésie. Il nous fait part ici de quelques-unes de ses réflexions sur le rapport science, art et poésie. Il s’appuie sur la réalité des connaissances scientifiques qui relèvent de son activité de recherche, tout en se référant à quelques-uns de ses collaborateurs et collègues, plus particulièrement à Jean-Pierre Luminet, poète et astrophysicien (Observatoire de Paris-Meudon) dont l’essentiel de l’activité scientifique porte sur ce que l’on ne voit pas, les trous noirs, la matière noire, l’énergie noire (quelquefois appelée énergie sombre) ou encore « les univers chiffonnés », c’est à dire l’architecture invisible du cosmos. Dans l’anthologie, qu’il dirige en 1998 avec Jean Oriset, il réunit les textes de poètes de tous les temps, « ces rêveurs d’univers » qui n'ont cessé d'interroger et de rêver le ciel : Virgile, Novalis, Rilke, Ponge, Réda, Maïakowski.

Jean Paul Martin.

L’entretien avec Jean Paul Martin est minutieusement détaillé, entrecoupé de moments de descriptions, de pauses réflexives où s’enrichissent et s’interrogent réciproquement, la science, l’art et la poésie.J’en rapporte ici quelques extraits.

∗∗∗

Tout d’abord, il serait intéressant que vous nous parliez de vos activités de recherche
En tant que physicien des particules, j’ai essayé de comprendre la structure fondamentale de la matière et ceci n'est possible que par une exploration de l’infiniment petit. C'est aujourd’hui par la notion d'expansion de l'Univers, issue de la théorie du Big-Bang, que l'on peut faire le lien entre l’infiniment petit et l’infiniment grand.
J’ai toujours été un scientifique et il est intéressant de comprendre que le scientifique essaye de décrire le mieux possible la réalité du monde dans lequel il vit. Il ne cherche pas une vérité. Il cherche à décrire une réalité et il la décrit de mieux en mieux à mesure que les connaissances progressent. Telle est sa démarche. Pour aller dans l’infiniment petit, au-delà du noyau de l'atome, il doit utiliser des appareils (accélérateurs de particules) de plus en plus puissants. Vous savez que l’atome est formé d’un noyau entouré d'un nuage d'électrons. Le noyau est lui-même formé de protons et de neutrons, à leur tour formés de petites entités, les quarks. Ces particules, sont pour le moment considérées comme élémentaires. En fait le mot « quark » nous vient du roman de James Joyce Finnegans Wake. En effet un physicien théoricien américain du nom de Murray Gell-Mann, avait essayé, dans les années 60, d'établir une classification des quelques particules élémentaires qui avaient été alors découvertes. Il avait imaginé que les particules élémentaires qui constituaient les protons et neutrons du noyau étaient toujours par trois. Il venait de lire Finnegans Wake, et, dans la version originale, l'un des chapitres commence par un petit poème en rapport je crois avec le roi Marc du mythe littéraire médiéval « Tristan et Yseult » : Three quarks For Muster Mark ! / Sure he has not got much of a bark / And sure any he has it’s all beside the mark. Murray Gell-Mann avait donc décidé d'appeler « quarks » ces trois entités qui étaient toujours ensemble pour former, entre autres, les protons et les neutrons.
Progressivement, au cours du XXe siècle, on a découvert qu’il existe en fait six quarks, tous de masses différentes, qui furent nommés quark up, quark down, quark strange, quark charm, quark bottom (ou beauty) et quark top (ou truth).
En plus des quarks, il existe une deuxième catégorie de particules élémentaires qui sont appelées les leptons (au nombre de six également). Le plus connu est l’électron. Quarks et leptons sont les douze constituants élémentaires de la matière, les « légos de l'Univers ».
Il faut bien sûr des « ciments » pour lier ces constituants élémentaires, on les appelle des interactions. Celles qui s'exercent dans l'infiniment petit sont les interactions fortes, les interactions faibles et les interactions électromagnétiques. Dans l’infiniment grand c'est l'interaction gravitationnelle qui domine.
Dans l'infiniment petit le Modèle Standard de la Physique des Particules nous permet de comprendre la façon dont les douze particules élémentaires et les trois interactions (forte, faible, électromagnétiques) sont reliées entre elles.
La clef de voûte de ce modèle est le boson de Higgs découvert en 2012. Il nous permet de mieux comprendre la façon dont les particules élémentaires acquièrent une masse. Nous voici donc maintenant avec un légo de l'Univers bien avancé ! Je voudrais aussi préciser qu’à l’échelle atomique et subatomique ce sont les lois de la mécanique quantique qui permettent de décrire les interactions fondamentales dans le Modèle Standard.
On vit aujourd’hui, dans la quête de la connaissance, de la compréhension du monde, une séparation de la science et de la poésie, des arts en général, alors qu’ils ne cessent de s’enrichir, de s’influencer et de s’interroger réciproquement. Comment la poésie vient-elle faire alliance avec vos propres démarches de recherche, avec les outils que vous utilisez et avec le rapport que vous entretenez avec vos objets d’étude ?
Tout d’abord, je voudrais répondre à la question de la séparation des mondes scientifiques et de la poésie. Nous vivons actuellement dans une époque où la même personne ne peut s’imposer à la fois comme grand poète, grand scientifique et grand artiste comme ce fut le cas pour Léonard de Vinci qui était à la fois peintre, ingénieur et architecte, et qui passait librement d’un domaine à l’autre. Ce n’est que plus tard que les domaines se sont catégoriquement divisés.
Aujourd’hui nous sommes, pour la plupart, tous spécialisés. Au-delà de la spécialisation, il est essentiel de sortir du sillon dans lequel nous nous sommes enfoncés pour aller voir un peu le sillon d’à côté et pour essayer de voir les relations que l’on peut nouer avec une autre spécialité. Parce qu’il y a toujours, quand même, des influences que l’on ne voit pas forcément du premier coup. Avec un peu de recul, on voit qu’elles ont pu être importantes. C’est en particulier le cas dans le domaine « art et science » dans lequel je me suis rendu compte d’un certain nombre d’influences réciproques.
Voici à titre d’exemple, deux points que je trouve très intéressants.
Je pense tout d’abord au paradoxe d’Olbers formulé en 1823 dans l’ouvrage  La transparence de l’espace cosmique comme suit :  « S’il y a réellement des soleils dans tout l’espace infini, leur ensemble est infini et alors le ciel tout entier devrait être aussi brillant que le Soleil ». Ce paradoxe peut être aujourd’hui résumé par la question suivante : pourquoi le ciel est-il noir la nuit alors qu’il y a dans notre galaxie des milliards d’étoiles ? Il avait déjà été formulée par d’autres avant lui, en particulier par J. Kepler et plus tard E. Halley. Ce paradoxe d’Olbers est très intéressant et l’explication a été donnée d’une façon juste, mais sans preuve, quelques années plus tard par Edgar Poe dans son essai intitulé Eurêka : « Si la succession des étoiles était illimitée, l’arrière-plan du ciel nous offrirait une luminosité uniforme, comme celle déployée par la Galaxie, puisqu’il n’y aurait absolument aucun point, dans tout cet arrière-plan, où existât une étoile. Donc, dans de telles conditions, la seule manière de rendre compte des vides que trouvent nos télescopes dans d’innombrables directions est de supposer cet arrière-plan invisible placé à une distance si prodigieuse qu’aucun rayon n’ait jamais pu parvenir jusqu’à nous. »
Edgar Poe a bien insisté dans son introduction sur le fait que son texte n’est pas un essai mais un poème. En effet si vous lisez la version intégrale en anglais (ou la traduction de Baudelaire qui est remarquable), à la fin de l’introduction il écrit, « Néanmoins c’est simplement comme Poème que je désire que cet ouvrage soit jugé, alors que je ne serai plus ». 
La cosmologie qui fit un bond prodigieux avec la découverte de l’expansion de l’Univers formalisée par la théorie du Big Bang en 1927, a apporté une explication supplémentaire en montrant qu’il existe un décalage du rayonnement des galaxies (qui s’éloignent les unes des autres) vers les grandes longueurs d’ondes. Leur lumière n’est donc plus aujourd’hui perceptible à nos yeux.
Le texte d’Eureka d’Edgar Poe, traduction française par Baudelaire : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1057832f/f25.texteImage ; en anglais  https://www.gutenberg.org/cache/epub/32037/pg32037-images.html
Il y a un autre point dans la relation entre poésie et science qui m’a touché profondément. On m’avait initié à la poésie de Saint-John Perse que j’aime beaucoup, et un jour j’ai écouté, dans une émission de radio le concernant, l’allocution qu’il a prononcé au Banquet Nobel du 10 décembre 1960 à Stockholm, après la cérémonie solennelle de remise de son prix Nobel de littérature.
C’est une allocution magnifique dans laquelle il essaie de montrer les rapports qui unissent la science et la poésie.
Je voudrais vous lire le début : « La poésie n'est pas souvent à l'honneur. C'est que la dissociation semble s'accroître entre l'œuvre poétique et l'activité d'une société soumise aux servitudes matérielles. Écart accepté, non recherché par le poète, et qui serait le même pour le savant sans les applications pratiques de la science. Mais du savant comme du poète, c'est la pensée désintéressée que l'on entend honorer ici. Qu'ici du moins ils ne soient plus considérés comme des frères ennemis.
Car l'interrogation est la même, qu'ils tiennent sur un même abîme, et seuls leurs modes d'investigation différent. Quand on mesure le drame de la science moderne découvrant jusque dans l'absolu mathématique ses limites rationnelles ; quand on voit, en physique, deux grandes doctrines maîtresses poser, l'une un principe général de relativité, l'autre un principe quantique d'incertitude et d'indéterminisme qui limiterait à jamais l'exactitude même des mesures physiques ; quand on a entendu le plus grand novateur scientifique de ce siècle, initiateur de la cosmologie moderne et répondant de la plus vaste synthèse intellectuelle en termes d'équations, invoquer l'intuition au secours de la raison et proclamer que « l'imagination est le vrai terrain de germination scientifique », allant même jusqu'à réclamer pour le savant le bénéfice d'une véritable « vision artistique » – n'est-on pas en droit de tenir l'instrument poétique pour aussi légitime que l'instrument logique ? »

Publication du dimanche, jour dédié aux réflexions sur la poésie : Discours prononcé à l'occasion du prix Nobel de Littérature lors du dîner de gala à la salle des fêtes de l'Hôtel de ville de Stockholm, le samedi 10 décembre 1960, après la cérémonie solennelle de remise des prix.

Il fait, dans ce dernier passage, allusion à Einstein et à sa théorie de la relativité générale ainsi qu’à la théorie quantique qui ont révolutionné la physique au début du XXe siècle.
Dans cette allocution il parle longuement du rôle essentiel à la fois du poète et du savant. Elle se termine ainsi : « Au poète indivis d'attester parmi nous la double vocation de l'homme. Face à l'énergie nucléaire, la lampe d'argile du poète suffira-t-elle à son propos ? Oui, si d'argile se souvient l'homme.
Et c’est assez pour le poète d’être la mauvaise conscience de son temps ». 
L’astrophysique révèle d’autres façons de compréhension, comme « un sentier différent vers le magma obscur de la réalité » selon l’expression d’Hubert Reeves.
Cela nous fait prendre la mesure de cette notion vertigineuse du réel et du sens de l’univers. De son profond mystère, qui est commun pour le scientifique et pour le poète.
La cosmologie moderne date du début du XXe siècle. C’est d’abord Einstein qui, avec ses théories de la relativité restreinte puis de la relativité générale nous a obligé à reconsidérer les notions d’espace et de temps et nous a conduit à une théorie relativiste de la gravitation qui change notre façon de comprendre l’univers. Mais il était resté sur l’idée, comme tous les scientifiques de l’époque, que l’univers était stationnaire et immuable. L’astrophysicien et chanoine Georges Lemaître a eu l’idée de revoir les équations d’Einstein et de proposer l’hypothèse d’un univers en expansion en 1927. C’est le modèle de « l’atome primitif » qui deviendra le Modèle du Big Bang. En 1912, Vesto Slipher avait été le premier à observer le décalage vers le rouge de la lumière provenant de quelques galaxies. Puis en 1929, Hubble et Humason formulèrent la loi empirique reliant le décalage vers le rouge et la distance des galaxies. Elle confirmait ainsi les hypothèses de Lemaître de l’expansion de l’Univers. Par la suite deux autres preuves observationnelles décisives donneront raison aux modèles de Big Bang.
Puis on s’est rendu compte, dans les années 90, en étudiant les explosions d’un certain type de  supernova ( une étoile en fin de vie qui produit, entre autres, une gigantesque explosion qui s'accompagne d'une augmentation brève et très  grande de sa luminosité) que l’expansion de l’univers était en train d’accélérer. Cette accélération laisse penser qu’une énergie s’opposerait à la gravitation (parce que la gravitation doit rapprocher les corps matériels). On essaye donc de comprendre cette énergie que l’on appelle Énergie Noire. On a quelques idées de sa nature mais beaucoup de travail reste à faire.
En 1970 également, une astronome américaine, Vera Rubin, qui travaillait sur la vitesse de rotation des étoiles autour de centres galactiques, avait montré qu’il existait aussi une matière qui nous est invisible et qui est importante. On lui a donné le nom de Matière Noire (appelée aussi matière sombre). Elle représente presque un quart du contenu de l’univers, et l’on en recherche la nature. Les mots qu’utilisent les physiciens ont vraiment des résonances avec des choses dans l’imaginaire.
Cette matière noire, elle est avec nous, mais on ne la voit pas. On s’en rend compte par des effets gravitationnels extrêmement forts. Mais on baigne dedans. Elle est là, on le sait, mais on voudrait savoir de quel type de particules invisibles elle est formée. Des centaines de collègues la recherchent.
On essaye d’imaginer un monde qui aurait des particules qu’on appelle supersymétriques, à l’image des particules élémentaires, mais plus massives ce qui expliquerait pourquoi on ne les a jamais observées. L’une d’elles pourrait être la clé de la matière noire...
Ainsi, l'Univers serait composé à 4% environ de « matière ordinaire », à 23% de matière noire et à 73% d'énergie noire. La majorité de la masse des galaxies et des amas de galaxies se trouverait sous forme invisible.
Il nous reste beaucoup de chemin à parcourir pour comprendre l’Univers. Ceci dit, nous sommes capables dans les théories de Big-Bang, sous certaines hypothèses, d’imaginer le devenir de notre Univers.
Il pourrait se refermer sur lui-même (c’est le Big Crunch), ou continuer à s’étendre et disparaître (ce serait une sorte de mort thermique de l’Univers). Autre hypothèse, s’il y avait une accélération trop grande de l’Univers, celui-ci pourrait complètement se disloquer (c’est le Big Rip). Mais ce ne sont que des hypothèses du destin possible de notre Univers...
Le travail du scientifique qui doit maintenant essayer de percer les mystères de la matière noire et de l’énergie noire est immense !
Peut-on, comme Baudelaire, conférer au poète un rôle nouveau d’intermédiaire entre la Nature (dont le scientifique cherche à percer les mystères) et l’Homme (c’est à dire le scientifique lui-même) ?
Vous travaillez également avec des artistes, dans le monde du théâtre, de la musique de la photographie et même de la performance, pour faire connaître ces mondes complexes et en évolution ?
J’ai collaboré avec des metteurs en scène et comédiens, comme Gérald Robert-Tissot sur « Réalité quantique contre bon sens », à l'occasion de la création théâtrale En même temps (2010).
Je me souviens d’une très belle rencontre avec Bernard Kudlak, directeur du Cirque Plume lors d’un échange face au public avant l’un de ses magnifiques spectacles.
J’ai aussi longuement collaboré avec l’artiste Laurent Mulot à partir de 2007 sur le projet de Augenblick, travail sur le thème du CERN et dont les supports sont la photographie, le son et la vidéo.
Je lui ai proposé de venir au CERN où je travaillais, pour le mettre en présence, sous terre, avec une expérience scientifique située auprès de l’accélérateur de particules appelé LHC (Large Hadron Collider). C’est de là que lui est venue l’idée d’étudier ce que font les physiciens, et de s’intéresser aux collisions de particules qu’ils enregistrent. Il faut bien réaliser que l’on est à 100 m sous terre en moyenne et que l’accélérateur est dans un grand tunnel de 27 km de circonférence.
Puis il est allé à la rencontre des gens qui vivent en surface juste au-dessus, le paysan avec son tracteur et ses vaches, la caissière d’un supermarché, et bien d’autres... Ensuite il a juxtaposé les images des expériences scientifiques et celles qui ont été prises au même moment au-dessus, dans le paysage public, et il a mis en parallèle ces deux mondes, le monde des gens que l’on rencontre au quotidien et le monde de la physique des particules. Deux mondes qui ne se voient pas, ne se rencontrent pas, ne communiquent pas et qui pourtant sont dans une réelle proximité.  C’est très fort d’avoir pensé les choses de cette façon et c’est une ouverture extraordinaire entre les scientifiques dans leurs expériences souterraines et les gens qui vivent en surface. Leurs préoccupations et leurs interrogations sont proches.
Laurent Mulot a réalisé d’autres projets sur le même thème avec différents scientifiques (Augenblick :  http://mofn.ens-lyon.fr/augenblick-us.html).  Il a créé encore Aganta Kairos en relation avec une expérience sous-marine de détection de Neutrinos. (particules élémentaires qui appartiennent à la famille des leptons dont nous avons parlé au début). Ce sont des « particules (fantômes) élémentaires » dont certaines viennent de l’espace. Elles sont invisibles et nous traversent en permanence mais sans nous perturber. Ces neutrinos sont donc de véritables messagers venant du cosmos. Au départ on ne connaissait que la lumière comme messager de l’univers. Maintenant on a la lumière (ou plutôt au sens large le rayonnement électromagnétique) et les neutrinos. On a même un troisième messager du cosmos qui a été découvert en 2015, ce sont les ondes gravitationnelles. On reçoit donc, avec cette astronomie multi-messagers beaucoup d’informations sur notre univers, ce qui nous permettra de bien mieux le comprendre. L’installation Aganta Kairos montre toute cette réalité inspirée par les neutrinos.
 J’aimerai encore que vous me disiez un mot sur la réflexion que vous menez sur les rapports science et art dans le cadre de l’Université Ouverte Lyon 1 et du Musée des Beaux-Arts
J’ai commencé à m’intéresser à ces « regards croisés entre Science et Art » en 2007 avec un de mes collègues de l’université Lyon 1. Nous avons pris contact avec le musée des Beaux-Arts et nous avons proposé de faire des exposés à deux voix, un physicien et une médiatrice, sur la relation « Science et Art ».
J’y réfléchissais déjà depuis quelque temps. Il y avait un tableau qui avait attiré mon attention et qui m’avait beaucoup touché. Au musée des Beaux-Arts de Lyon est exposé un triptyque de Frédéric Benrath qui date de 2004 intitulé Le noir de l’étoile. Je me suis interrogé sur l’origine de ce titre. Je me suis rendu compte que le compositeur de musique contemporaine Gérard Grisey avait été inspiré par l’astronome américain Jo Silk qui lui avait fait découvrir le son des Pulsars (objet astronomique émettant un signal périodique). Il avait composé une œuvre musicale dans les années 90, qui avait elle-même influencé Benrath. Ce compositeur avait d’ailleurs collaboré avec Jean-Pierre Luminet lors de l’élaboration de son œuvre musicale. Il y a là toute une inspiration profonde et réciproque entre science, art, musique et poésie.
Et sur quels types de thématiques vous avez travaillé dans ce contexte ?
Nous avons commencé par choisir des thèmes en relation avec les œuvres du Musée des Beaux-Arts. L’idée était d’assurer une continuité entre les exposés théoriques et la médiation devant les œuvres elles-mêmes, et d’effectuer une autre approche des mêmes questionnements.
Les thématiques furent nombreuses. Au départ mon idée était de comparer les fractures qui s’opérèrent en art et en science lors du passage du XIXe au XXe siècle. Il s’agissait de chercher l’existence des signes précurseurs dans ce changement de la production de la pensée artistique et scientifique, et de voir si l’on ne pouvait parler que de coïncidences, ou bien s’il existait des influences réciproques...
De nouveaux courants de pensées ont émergé à cette époque dans les domaines de la science comme de l’art. La science a connu de profondes transformations, liées, entre autres, à de nouveaux modes d’approches et d’expérimentation. En peinture, le tableau devient l’expression d’une nouvelle perception de la réalité où la notion d’espace et de temps devient indissociable de l’œil et donc du point de vue. Cela questionne sur les nouveaux modes de perception de la matière qui aboutiront à une nouvelle vision du monde en science et en art.
Nous avons aussi proposé un exposé sur le vide, L’éloge du vide. Depuis longtemps, dans l’art, le vide est un élément essentiel. Mais en science, ce n’est que récemment, que le vide (quantique) est envisagé comme une entité très importante. Et on peut se demander si son énergie n’influencerait pas le comportement de l’Univers ?
D’autres sujets ont été abordés portant sur Les limbes du virtuel, ou sur Le chaos et la complexité, sur Le mouvement et la gravitation qu’expérimentent à la fois les artistes et les physiciens, et bien sûr sur Le gigantesque et le minuscule  : comment l’art appréhende-t-il ces dimensions extrêmes dans les évolutions de la figuration à l’abstraction ?
Dans ma pratique de recherche, il y a de vastes pays à prendre en compte et tout l’art c’est de les faire dialoguer, de regarder les influences et les analogies. C’est la poésie qui transporte les éléments d’un pays à un autre, c’est un passeur créatif. Le mot poésie ne signifie-t-il pas à l’origine « créer » ? La logique rationnelle du scientifique se trouve quelquefois face à la vraie fille de l’étonnement. 




L’édition indépendante dans la tourmente du covid

Le monde du livre a traversé le désert des confinements. Tous les acteurs de l’édition indépendante ont dû faire face à des difficultés, de nature différente, plus ou moins invalidantes, selon leur taille et leur mode de fonctionnement. Les maisons d’édition légendaires côtoient les plus petites structures. Inévitablement, les plus modestes ne sont pas aux premières loges, lors de situations de crise.

Nous avons souhaité comprendre comment les choses se sont passées dans les arrière-boutiques des maisons d’éditions indépendantes, à fortiori de poésie et des écritures artistiques. Comment chacune a fait face, a œuvré pour survivre à l’épreuve de l'épidémie de covid ? Les dispositifs d’aide ont permis de limiter les dégâts, de façons différentes pour les uns et les autres. Mais qu’en est-il aujourd’hui, au sortir de la crise, de la situation des « petites maisons ». Chacun le sait, le dit à demi-mots, la vigilance est de mise. « Ce n’est pas fini ». La dynamique création /diffusion, ce que l’on appelle plus globalement la chaine du livre, a été profondément atteinte et est encore bien endommagée.

Nous avons rencontré durant ce mois d’octobre 2021, Maïthé Vallès-Bled, responsable du festival des Voix Vives de méditerranée en méditerranée (Sète), Gwilherm Perthuis, qui dirige les éditions Hippocampe ainsi que la librairie Descours à Lyon,  Véronique Yersin des éditions Macula, Andréa Iacovella de La rumeur libre, Françoise Allera responsable de la Maison de la poésie Rhône-Alpes, et enfin Dominique Tourte qui dirige les éditons invenit et assure, depuis septembre 2021, la présidence de la Fédération Nationale de l’Edition Indépendante. Elles et ils ont accepté d’échanger sur cette période de dérèglement des activités de l’édition. A ces rencontres organisées et structurées dans le temps d’un entretien, s’ajoutent les conversations informelles avec quelques éditeurs rencontrés ici et là dans le cadre du marché de la poésie de ce mois d’octobre 2021.

« Ça nous est tombé dessus brutalement » : la sidération de toute une profession.

 

Ça nous « est tombé dessus, ce fut un raz de marée et cela a concerné tous les éditeurs au même moment, sur tout le territoire»(Dominique Tourte, éd. invenit). Chacun décrit les premiers moments de la crise, s’implique dans le choix des mots, pour traduire au mieux ce profond saisissement, proche de la sidération. Tout s’arrête brutalement, du jour au lendemain. Les librairies ferment dans un tout premier temps, les festivals, les salons et les foires aux livres sont reportés, entrainant l’annulation des projets de lectures, des séances de dédicace, l’outil de communication des « petits éditeurs », ce qui leur permet « de porter le livre et de le présenter » comme le dit D. Tourte , mais aussi de survivre. C’est effectivement là, dans ces situations de vente directe, qu’ils réalisent la majeure partie de leur chiffre d’affaires : « Ça nous occupe 150 jours de vente sur l’année, donc ça représente un gros morceau » précise Andrea Iacovella (éd. La Rumeur libre).

Autant dire que ces suites d’annulations en cascade ont causé un grand tort aux petits éditeurs. Par ailleurs, les maisons de la poésie n’ont pas pu remplir leurs missions d’éducation artistique et culturelle : « on a un certain nombre de rendez-vous réguliers pour des rencontres en direction des populations amateurs pour appréhender l’écriture. On a perdu des relations avec nos partenaires » souligne Françoise Allera (Maison de la poésie Rhône-Alpes).

La baisse de création du livre était inéluctable : Les publications se sont interrompues, en totalité pour certains éditeurs, de façon partielle pour une grande majorité d’entre eux. Maïthé Vallès-Bled constate de nombreux reports de publications parmi les éditeurs présents au le festival 2021. La revue Bacchanales de la Maison de la poésie Rhône-Alpes a rattrapé le retard de trois numéros pour le Marché de la Poésie de ce mois d’octobre.

 

La crise a modifié les pratiques des libraires : les grandes maisons ont pris toute la place

 

Les modifications d’accès aux librairies et les changements de pratiques qu’a dû adopter la profession dans ce mouvement d’affolement ont largement contribué à pénaliser les petits éditeurs. Véronique Yersin (éd. Macula) explique que durant cette période, les lecteurs se sont précipités sur le livre, seul objet culturel disponible. « Les gens commandaient sur vitrine, c’est à dire sur ce qu’ils entendaient à la radio ou dans les journaux : les prix littéraires, beaucoup de BD, de bien-être, de cuisine ». Cet engouement autour du livre a fait illusion : « les gens nous disaient "vous devez vendre beaucoup", je disais "ben non" ». 

La réalité, c’est que dans cette période, « les « grandes maisons ont pris la place ». Le libraire Gwilherm Perthuis soutient cette analyse : « On a vu que les très gros ont vraiment bénéficié de la période, et ont continué de vendre les mêmes titres. Il y a eu un phénomène de concentration vers des livres qui sont déjà très porteurs, qui se vendent bien, qui se vendent tout seuls pourrait-on dire ». Ce qui s’est produit à cette époque traduit le fait que globalement «les libraires ne jouent pas le jeu » de la petite édition. « C’est quelque chose sur lequel on s’inquiétait déjà auparavant, et là ça a été renforcé » surenchérit-il.  « Pour la majorité d’entre eux, ils n’ont pas fait d’efforts pour protéger la petite édition, ils se sont dit "on va vendre du facile", et les éditions plus exigeantes, plus expérimentales, ont souffert davantage » Bien sûr, précise le libraire « tout cela est à nuancer : il n’y a pas eu de recherches d’études encore très précises, de données fiables. Mais, je l’ai senti assez tôt, juste après le 1er confinement, quand tout le monde est revenu en librairie. J’ai entendu beaucoup de libraires dire "chaque mois on a fait un mois de Noël". Je me disais "c’est bizarre, un tel engouement" ».

Ils ont compris durant cette crise, reprend A. Iacovella, « qu’avec moins de marchandise, moins de produits à la vente, ils vendaient et gagnaient plus », ce qui a contribué « à écarter encore plus les petites productions, la poésie, davantage encore » (édition La rumeur libre). Et Pourtant, rajoute G. Perthuis « c’était bien l’occasion pour qu’ils prennent des risques. Ils avaient les mains libres pour prendre le temps de travailler sur des livres dans la longueur et pour expérimenter un peu plus de choses. Mais c’est vrai que les libraires sont toujours un peu précaires ».

En écho, ce constat est renforcé par A. Iacovella qui présente les libraires comme un monde insatisfait, craintif, à cause des difficultés du métier, bien que leur situation ait été consolidée par les aides publiques ou parapubliques. Dès qu’ils ont rouvert, nous explique-t-il, « la première chose qu’ils ont faite, c’est de retourner à l’office tout ce qu’ils avaient en stock : ils ont eu la crainte de se trouver en difficulté et que ça pèse sur leur bilan. Je parle des gros, comme la Fnac… Ils se sont dépêchés de tout vider. Nous avons eu alors un concentré de retours considérables, pas plus qu’avant, mais ils ont été groupés, et le peu qui a recommencé à se vendre en juillet et août a été absorbé par les retours. On n’a rien gagné » (édits La rumeur libre). De plus, la visibilité et la planification des ventes ont été anéantis. Mais « je ne crois pas que c’était une décision de quiconque » nuance V. Yersin. « Les libraires se sont retrouvés sous l’eau, avec un métier qui changeait complètement, qui brutalement a été modifié. Ils se sont retrouvés tout d’un coup avec des commandes insensées, ils n’avaient plus le temps de parler aux gens », et, constate F. Allera, « ils n’ont pas retrouvé le rythme qu’ils avaient avant » (MPRA)

Cette présence massive des « gros éditeurs », qui ont commencé à insuffler de nouvelles habitudes, ne va-t-elle pas contraindre les libraires, et les orienter par la suite ? La question est présente dans l’ensemble des propos.

Résistances, défis et stratégies pour « se relever » et publier autrement

 

Les perceptions de la traversée de la crise par nos interlocuteurs débordent largement la description des difficultés et des effets de fragilisation de la profession, comme le formule entre autres A. Iacovella  : « Il n’y a pas que des aspects de trésorerie. Heureusement, il y a eu un bon rattrapage sur des concrétisations de projets, des reconsidérations de fonctionnement ». De nombreuses prises de décision montrent, à contre-courant d’un climat inquiétant et incertain, une confiance et une projection positive dans « l’après ». Un optimisme qui passe, c’est certain, par des restructurations et développements, par des changements d’organisation et de conceptions. Entre autres exemples, les éditions invenit profitent de ce temps pour initier une nouvelle collection de poésie et La Rumeur Libre concrétise un projet de partenariats avec des collègues éditeurs. Ce projet « qui trainait depuis des mois a nécessite beaucoup de préparation administrative : « on n’avait jamais eu le temps de le faire, là tout le monde était disponible, et on a fini par acter les choses ».

Mais plus fondamentalement, depuis la sortie du premier confinement, émergent et se concrétisent des mouvements de solidarité, d’alliances, de concertation et de réflexions sur le système de l’édition ainsi que sur les écritures artistiques. Un peu partout, il s’est noué de nouvelles façons de concevoir le travail de l’édition : « Une telle crise nous a donné les moyens de travailler autrement » (G. Perthuis). Les menaces qui pèsent sur la profession des éditeurs indépendants a véritablement aiguisé les forces de solidarité et les confrontations de ressources. L’intérêt après cette période, c’est de se fédérer, de « créer un élan renouvelé. Ça évite d’être fatigué, démuni, et d’y aller tous ensemble, c’est très joyeux et ça donne une autre force » (V. Yersin, éd. Macula).

Globalement, en cette rentrée d’automne, soit près d’une vingtaine de mois après le début du premier confinement, s’exprime le sentiment d’avoir survécu, d’avoir fait face au plus urgent, de « s’en être sorti ».

 

Porter la voix de l’édition indépendante : Création de la fédération nationale des éditions indépendantes.

 

L’Association des Hauts-de-France, présidée par Dominique Tourte, association très remarquée depuis plusieurs années pour sa vitalité, sa capacité à inventer des liens libraires/éditeurs, et l’Association des Pays-de-Loire sont à l'origine de la création de la Fédération Nationale des Editions Indépendantes. « C’est vraiment le résultat de tout ce qu’on a vécu avant » précise D. Tourte, qui assure la présidence de cette toute nouvelle fédération. Quelques réunion en vidéo ont été concluantes, et après une année de réflexion, en mai dernier, l’assemblée générale constituante vote le regroupement de 9 associations réparties sur 8 régions de France (2 associations en PACA). Au total, 250 éditeurs indépendants : « c’était le moment, avec cette crise. Il y a plein de problèmes qui restent sur le chemin ». Entre autres exemples le tarif postal, l’un des gros chantiers dont s’est emparé la fédération dans l’objectif d’obtenir l’alignement des tarifs postaux d’envoi de livres sur ceux qui sont accordés à la presse. Actuellement, « ça prend des proportions inadmissibles » explique encore D. Tourte. Pour nous, il est évident que « cette structure ouverte à toute association d’éditeurs indépendants permettra de représenter un poids plus fort auprès des institutions ».

Elle a pour mission de porter la voix des éditeurs indépendants, de favoriser la communication entre eux et de faire valoir leurs revendications et les points qu’ils veulent défendre comme la biblio-diversité. C’est une réponse pertinente face à l’absence de considérations du Syndicat National des Editeurs pour la petite édition estime D. Tourte : « Il y a des myriades d’éditeurs en France disséminés sur les territoires en dehors du radar du SNE, le Syndicat National des Éditeurs, et qui font un travail remarquable», construisant des modèles alternatifs pertinents et qui sans conteste sont des acteurs culturels à part entière.

 

Donner une chance de vie aux ouvrages les moins visibles : Les Désirables

 

Les Désirables, collectif de libraires et d’éditeurs francophones indépendants, récemment créé par Véronique Yersin et Yan Le Borgne (édits Macula) souhaite donner une nouvelle vie  aux ouvrages parus après mars 2020, et plus largement à tous ceux qui sont trop peu visibles, peut-être même déjà oubliés : « En quelque sorte il s’agit de leur donner une seconde chance », selon l’expression heureuse de V. Yersin. « On va proposer des rencontres, des lectures, pour les livres qui n’ont pas été vendus » explique l’éditrice.  « Pour nous, il était essentiel de montrer que nos livres sont désirables»,  des livres  des coups de cœur, pas seulement ceux qu’encense la presse et que relayent les diffuseurs, dont le discours est inévitablement empreint de subjectivité : « les diffuseurs ont quelques secondes par titre, et ils font le tri », ils peuvent gonfler ou abaisser la qualité d’un livre, explique G Perthuis, engagé dans le collectif. « Certains font de véritables hiérarchies par rapport à leur propre ressenti, d’autres sont plus dans le business et vont ne défendre que ce qui plait, ce qui va marcher ».

C’est en référence à de tels constats que les éditeurs engagés dans Les Désirables décident de relever ce défi ambitieux :  faire eux-mêmes le travail que les représentants n’ont pas pu faire pendant un an et demi, c’est à dire : présenter les livres. Il est bien évident remarque G Perthuis que « la présentation par la maison d‘édition est plus subtile et plus agréable que celle qui est proposée par un diffuseur qui présente 350 livres en une heure et demie.  Ça va à une vitesse folle. Là c’est beaucoup plus qualitatif, plus incarné et plus vivant ».  

Les Désirables projettent également de mettre en lumière la diversité et la durabilité du livre, son maintien dans le temps, dans un contexte où il court bien souvent le risque d’être assimilé à une seule dimension marchande. L’enjeu est essentiel pour les auteurs et pour les lecteurs : « dans trop de librairies, il y a beaucoup de livres qui s’épuisent vite » déplore G. Perthuis.  C’est à dire que « pas mal d’éditeurs, les plus gros en particulier, passent à un autre lorsqu’ils considèrent que la vie d’un livre est finie. Ils vont le laisser s’épuiser, sans le réimprimer, certains même vont le supprimer du catalogue ». Pour le libraire, la force des plus petits éditeurs, c’est de défendre un auteur sur le temps, de s’engager en faveur de l’éclosion d’une œuvre : « c’est peut-être ça le plus important. Il y a pas mal de lecteurs qui, lorsqu’ils découvrent un écrivain, aiment bien revenir sur tout ce qu’il a fait auparavant ».

Défendre la diversité des livres, les incarner et les faire durer, surprendre, emporter le lecteur et l’emmener au-delà de ses habitudes et de ses propres frontières : «Personnellement, en tant que libraire, j’ai envie de jouer ce petit rôle et de proposer aux clients des livres qui ne sont pas ceux qu’ils attendaient, de leur faire découvrir des textes qui les étonnent.»(G. Perthuis, Librairie Descours).

Le collectif fédère tous les éditeurs indépendants qui veulent défendre ces objectifs, et il a de fortes chances de s’étoffer dans les prochains mois : déjà 14 maisons d’édition indépendantes, « touche à tout », poésie, mais aussi arts, politique, architecture, sciences humaines, ont commencé à travailler en partenariat avec 4 librairies (Sète, Lyon, Paris) : « On a toujours eu cette démarche depuis 40 ans de passer par les libraires, même si elle l’était de façon moins structurée, moins innovante » nous dit V. Yersin. Elle précise qu’eux non plus « n’ont pas envie de changer de métier, de devenir des manutentionnaires et de faire des livres relayés par une presse anorexique» Ils se disent séduits par le projet du collectif .

Ce projet est conçu comme un moteur commun, entretenu par tous, pour soutenir de façon croisée les ouvrages sortants, mutualiser les événements et faire circuler les informations concernant les lectures et autres manifestations, par voie d’une affiche conçue sous forme d’un calendrier  (http://www.lesdesirables.org/). V. Yersin parle avec enthousiasme de ces échanges de services, de ressources et de compétences, attendues et nécessaires : « On avait besoin de ça, et puis ça génère une sorte d’émulation assez joyeuse, ça nous nourrit beaucoup, pas seulement de lectures, mais aussi d’échanges » et de liens entre tous les acteurs de la chaine du livre, auteurs, libraires, éditeurs, traducteurs, bibliothécaires, distributeurs, diffuseurs, chercheurs, lecteurs… qui habituellement travaillent de façon beaucoup trop isolée, ce qui représente un réel danger pour la petite édition.

 

La rencontre des éditeurs, des poètes et du public : le festival des Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée

 

«Je me suis battue», dit Maïthé Vallès-Bled, pour maintenir les deux dernières éditions du Festival de Sète, en 2020 et 2021.

Malgré les contraintes sanitaires, il n’était pas question pour elle de prendre le risque de perdre ce festival et son principe de rencontres croisées. On s’en doute, cela a nécessité de régler toute une série de problèmes : le réaménagement des itinéraires dans la ville de Sète, le respect des jauges et la réduction des sites de lectures et de débats.  Les autorisations ne furent données que pour une dizaine de lieux, alors que le festival en occupe habituellement une quarantaine. « Il a fallu trouver des stratégies pour faire tenir dans ce nouveau format les 60 à 80 manifestations habituelles », tout en maintenant leur pleine identité. Mais le plus délicat des problèmes auxquels elle a dû s’affronter, en 2021 comme en 2022, c’est la fermeture des frontières, qui laissait en suspens une question cruciale : comment faire pour maintenir la pluralité des langues et des cultures dans une situation qui par définition ne permettait plus d’inviter des poètes de pays extérieurs ? La question est capitale parce qu’elle touche à l’identité même du festival, à la force de l’interculturalité qu’il défend et qui marque, de façon très spécifique, d’une rive à l’autre, les rencontre entre les poètes et entre les poètes et le public.

La solution a consisté, en partie, à inviter des poètes originaires de pays méditerranéens, et vivants en Europe depuis plusieurs années. Des poètes qui continuent à écrire pour la plupart d’entre eux dans leur langue d’origine. « Pour 2021 ce fut par exemple le cas du poète palestinien Raed Wahesh qui vit en Allemagnesi bien que nous avons pu avoir non pas des représentant de tous les pays mais des représentants de toutes les langues des différentes parties de la Méditerranée, je dirais de la Méditerranée africaine, de l’Afrique du Nord, orientale, des Balkans. Nous avons pu ainsi inviter des représentant de toutes ces Méditerranées ».

Le Festival des Voix Vives, passerelle entre poètes/éditeurs et entre éditeurs/public, a donc fonctionné d’une façon toute particulière ces deux dernières années. Mais pour autant « les deux éditions 2020 et 2021 sauvées des eaux in extremis, ont été magnifiques » se réjouit M. Valles-Bled. « Et je peux dire, ajoute-t-elle, que  cela m’a été dit en permanence, non seulement par les éditeurs, habités par cette joie d’être là et de rencontrer du public, mais aussi par les poètes, et par le public, tous, tellement surpris et heureux de pouvoir se retrouver. A vrai dire, ils ne s’attendaient pas au maintien du festival. Des spectateurs sont venus nous voir pour nous dire des choses fortes, et très souvent avec des larmes. Je n’avais jamais vu ça, une si belle réaction du public. Les circonstances ont véritablement permis de réaliser combien il était important  de partager et de prendre confiance en l’autre, de s’appuyer sur la poésie ».

Françoise Allera, présente sur les deux dernières versions du Festival, partage ce même enthousiasme : « cette année c’était un public très intéressé, très concerné par la poésie : des gens engagés dans les associations et proches des poètes. Les autres années, on a vu plus de touristes. Il y avait, cette année peut-être, moins de poètes venus de l’étranger. Mais c’est déjà très fort, très, très fort, de l’avoir maintenu, c’est un travail colossal ». Pour sa part, elle déclare avoir réalisé cette année au Festival des Voix Vives « des recettes bien supérieures aux années précédentes ».

 

La poésie est «in-confinable » 

 

L’écriture poétique occupe une infime place au cœur du système de l’édition, non pas en masse d’édition, mais en pouvoir de vente, et l'épidémie de covid a incontestablement accentué ce paradoxe. « Elle est systématiquement reléguée des préoccupations de tous ceux qui auraient les moyens de la transmettre et d’en permettre largement la réception » regrette M. Vallès-Bled : « elle est si peu présente dans les médias, les journaux, les émissions ». Pourtant, elle connaît toujours le même vrai succès dans les pratiques, toutes les pratiques de rencontre, de réseaux, d’ateliers, de festivals. La forte fréquentation du marché de la poésie de ce mois d’Octobre 2021 en témoigne sans aucune réserve. Et cela même lorsque ces pratiques sont virtuelles, comme elles le furent dans ces derniers temps de confinements. De l’avis de tous les éditeurs et libraires rencontrés autour de ce dossier, et malgré les paralysies d’édition, les incertitudes, et les solitudes, elle est vivante. Et peut-être même que, plus elle est empêchée, plus elle parle fort. C’est parce qu’ « elle nous humanise et crée des partages inédits » nous dit  M. Vallès-Bled avec beaucoup de conviction : « La parole poétique interroge l’essentiel, l’humain, et elle est un regard sur l’autre. Le festival transmet tout cela ».

Fondamentalement, « l’humanité a besoin de livres, d’écritures » déclare A. Iacovella. C’est plus que ça, encore « sans, livre et sans poésie, il n’y a pas d’humanité. C’est ce que nous avons fait de mieux pour nous civiliser. On n’a rien trouvé de plus puissant ».

Et les éditeurs l’ont constaté, durant ce confinement, les gens ont beaucoup écrit, « avec des formes d’écriture qui sont en train de s’ouvrir, de se diversifier », remarque A. Iacovalla.  Peut-être même que dans ce temps de crise, poursuit l’éditeur « un certain nombre de poètes se sont mis à écrire d’une façon un peu obsessionnelle, tous les jours. On peut dire que, pour beaucoup, le rituel de l’acte d’écrire a débordé l’intention d’écrire, et que cela se lit dans les manuscrits reçus. Mais ils ont fait appel à ce qu’il y a de plus intelligent, non pas pour donner une explication à ce qui arrivait, mais pour pouvoir affronter cette situation impensablequi nous tombait dessus ». Sans doute « pour essayer de combler la béance » qui est arrivée par l’événement covid. « Ça sert peut-être à ça un éditeur. Je dirai ça sert surtout à ca. C’est le lien entre l’édition, le livre, et l’humanité. L’écriture de poésie a un effet inépuisable, infini, qui nous remet à notre place. C’est la seule façon de pouvoir aborder le monde, et ce phénomène ne va pas se clore du jour au lendemain, c’est quelque chose qui reste absolument ouvert », ça ne s’arrêtera pas.

Ces entretiens montrent combien chacun a œuvré, lutté contre la tempête, semant ici et là des idées, des liens, des espérances, proposant et réalisant des actions et réveillant des dialogues, par tous les moyens encore possibles, pour retrouver un mode de fonctionnement, non pas un fonctionnement normal, ou comme celui d'avant, mais qui dépasse « l’avant ». Et c’est par l’innovation, par-delà les habitudes, les assignations et les attendus, ainsi que parallèlement, par l’analyse des système actuels qui assurent la diffusion du livre, par l'analyse de ses fissures et de ses potentiels, que se mesure la mobilisation des éditeurs indépendants après la crise. « Ça nous a secoués, un tel ébranlement, ça interroge à tous les niveaux, social, économique, culturel voire ontologique » (D. Tourte). Et lorsque les choses s’éclairent, elles deviennent transformables. Mais il faut être là, présents, faire le guet. M. Vallès-Bled nous le transmet en toute fin de nos échanges : « il reste beaucoup à faire pour la survie de la poésie. La culture est un combat, et au sein de la culture la poésie est un combat plus grand encore ».