Comme dans bien des situations de par le monde, c’est la colonisation et la décolonisation qui ont contribué à créer des identités nationales au sens moderne, avec aspiration à un État indépendant, là où des peuples vivaient naturellement leur identité culturelle sans au-delà national, au sens étatique et moderne du terme. Les exemples en sont innombrables, notamment au Proche-Orient où furent constitués des États sur les décombres de l’empire ottoman, ou en Afrique où les découpages de frontières recoupent les divisions coloniales… nous en connaissons encore aujourd’hui les conséquences !
Après le statut quo de 1991 et le gel de la situation, environ 160 000 sahraouis se retrouvèrent à vivoter dans des camps de réfugiés gérés par la République Arabe Sahraouie Démocratique (RASD) en exil, créée par le POLISARIO (Front populaire de libération du …)
Grâce à des accords passés avec des pays l’ayant reconnue et la soutenant, la RASD envoya de nombreux enfants des camps étudier à l’étranger, dans des pays hispanophones principalement, en raison de la proximité avec la langue de l’ancien colonisateur, et notamment à Cuba compte tenu de la politique internationale du castrisme. Il en fut ainsi pour plusieurs générations d’enfant sahraouis (plusieurs milliers), partis très jeunes, coupés de leur famille, de leur culture saharienne, formés sous les tropiques puis, jeunes adultes, rentrant chez eux, dans les camps de la RASD, pour y être journalistes radio, infirmiers, médecins, instituteurs… le phénomène revêtit une telle importance qu’un nom leur fût même attribué : « les cubaraouis », surnom évident, et souvent moqueur envers ceux qui, quelquefois, se trouvaient même ne plus parler suffisamment correctement le hassinyia (arabe dialectal parlé dans cette région).
La situation s’étant enlisée depuis une trentaine d’année, beaucoup de ces « cubaraouis » on fait le choix d’émigrer, las de vivoter dans les camps, sans avenir, mais aussi en raison d’un décalage culturel, devenu douloureux, avec les codes traditionnels de leur société d’origine et que chacun peut aisément deviner et comprendre. Un certains nombre sont donc partis s’installer à l’étranger, principalement en Espagne, formant ainsi une sorte de diaspora sahraoui hispanophone unie par une histoire, une culture, une hybridation communes et un métissage culturel assumé.
Comme dans bien des cultures orales, et du désert en particulier, chez les sahraouis écouter et déclamer de la poésie est (était ?) une passion partagée. Tout naturellement un certain nombre de ces jeunes sahraouis cultivés, éduqués en espagnol, avec la sensibilité de leur culture d’origine se sont mis à écrire de la poésie : une poésie sahraoui d’expression espagnole.
Phénomène bien connu par ailleurs de migration, volontaire ou plus ou moins contrainte, d’une langue vers une autre, pour exprimer, non dans sa langue native, mais dans celle d’adoption, soit une littérature universelle (Samuel Becket, Gherasim Lucas…), ou bien une littérature et une poésie à la fois universelle et enracinée, africaine ou arabe maghrébine d’expression française par exemple (de Léopold Sedar Senghor à Kateb Yacine ou Kamel Daoud…).
Ce n’est pas le moindre mérite de cette anthologie que de porter à la connaissance du public francophone cette poésie-là, une poésie à la fois saharienne, latine et universelle, fruit d’une hybridation provoquée par l’histoire.
Mick Gewinner a réuni dans cette anthologie huit de ces poètes (7 hommes et une femme) de la même génération (tous nés dans les années 1970, entre 1962-1974 exactement) et résidants en Espagne. Ces poètes s’y sont liés, y ont développé des liens, des activités communes, politiques, culturelles et poétiques, au point de se donner, en 2005, un nom collectif « la Generación de la amistad » ; entre 2002 et 2016 ils y ont édité pas moins de 11 recueils collectifs et 11 recueils personnels.
Nous ne saurions trop ici les distinguer, si ce n’est pour indiquer que leur poésie aborde chez tous, mais dans des proportions variables ou avec des accents différents, des thèmes récurrents propres à leur situation comme la rencontre entre deux cultures, la vie à Cuba, ou bien dans les camps de réfugiés, la perte d’identité, le déracinement… mais au-delà on y trouve les universaux que sont l’émigration et l’exil, la solidarité, le difficile métier de vivre tout simplement, la construction de soi, les doutes, l’amour… Comme le dit l’un d’entre eux : « La poésie, c’est conter ce que sent ton cœur », on ne saurait mieux dire.
Une poésie orale donc, faite pour être dite, peut-être même cadencée, au sens où Mahmoud Darwich disait que « toute écriture est cadencée », lui qui, tout en écrivant une poésie résolument moderne, déclarait « aimer la musique en poésie » et être « imprégné des rythmes de la poésie arabe classique », ou disant encore « le moment clé pour moi est le rythme, c’est ce qui m’incite à écrire […]1 ». En lisant cette anthologie je ne pouvais m’empêcher de penser aussi à Senghor, non seulement pour le métissage culturel, mais pour la musicalité, sa revendication de la mélodie et du rythme générateur d’images.