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Débuts, modernité et attraits du haïku

Les débuts du haïku en France

Véritable institution au Japon, le haïku est un poème concis de 17 sons, dans sa forme classique et telle que préconisée par le premier grand maître du genre, Matsuo Bashô (1644-1694). Simplicité, humilité, légèreté, pouvoir suggestif sont, d’après son enseignement, les principales qualités du tercet.

Matsuo Bashô, Le goût des haïkus.

D’abord nommé « hokku », il constituait antérieurement le « verset initial d’une séquence de poèmes liés en chaîne (renga), puis verset détaché, devenu indépendant, et cité isolément »1. Bashô commence à le faire exister indépendamment et à le démocratiser en s’entourant de disciples de tous bords. Il le dote d’une esthétique poétique : métrique (5/7/5), emploi d’un mot de saison qui l’ancre dans la réalité et l’universalité, césure (point de tension entre deux scènes juxtaposées). Son haïku le plus connu…

 

Vénérable étang
une rainette prend son élan
bruit de l'eau2

 

 

… correspond à la capture de l’instant présent dans ce qu’il présente de singulier et d’éphémère, en ce monde où se côtoient permanence et impermanence. Il saisit « l’ici et maintenant » (une scène souvent banale) et restitue l’émotion offerte aux sens à l’affût. Enfin, dépourvu de rimes, il privilégie un vocabulaire simple et précis.

Graphiquement, le haïku est tracé à la verticale, d’un jet de pinceau, au Japon ; en Occident, il est réparti sur trois lignes horizontales.

Outre Bashô, trois autres maîtres haïjin3 classiques, ont considérablement fait évoluer le haïku : peinture et poésie liées sont la voie spirituelle de Buson (1716-1783), qui accorde sa nature profonde au cours des choses et au temps qui s’écoule ; le poète-pèlerin Issa (1763-1828), proche des humains les plus humbles comme des animaux, traite tous les aspects de la vie, sans hésiter à s’indigner devant l’injustice ; le poète, critique et journaliste Shiki, (1867-1902) redonne un élan de vigueur au hokku, qu’il rebaptise « haïku » : thèmes renouvelés, objectivité, ou « croquis sur le vif ».

 

À cette époque, le monde bouge considérablement. La diffusion de la culture orientale en Occident débute en 1855, date de l’exposition universelle de Paris : les Hollandais y présentent des meubles laqués japonais, des porcelaines, des bronzes... fort admirés.

Dès 1858, le traité de paix conclu entre la France et le Japon ouvre à celle-ci certains ports japonais au commerce. Ainsi, se trouve favorisée la découverte d’un pays et d’une culture encore très méconnus.

En 1862, objets d’art et estampes japonaises, présentés à l’exposition universelle de Londres, fascinent de nombreux amateurs, tandis qu’à l’exposition universelle de Paris, en 1867, un Pavillon de l’Asie, partagé entre Japon et Chine, montre tout le raffinement de la culture nipponne. L’art japonais devient une source d’inspiration pour de nombreux artistes, notamment les peintres impressionnistes, Monet en tête, qui partagent la vision d’un « monde flottant ». On est en plein « japonisme » (1860-1890), terme qui désigne l’engouement pour tout ce qui vient du Japon.

Yusui, Le goût des haïkus.

En matière d’écriture, plusieurs récits de voyage paraissent, dont Voyage au Japon (1863), de Joseph Lindau.

La poésie sera mise à l’honneur plus tard, quand l’érudit professeur de langues et interprète Léon de Rosny (1837-1914) publiera son ouvrage Si-ka zen-yô4, « Premières fleurs de la poésie japonaise à Paris, anthologie de poésies anciennes et modernes des insulaires du Nippon » : il porte à la connaissance des lettrés le Man’yôshû (Recueil de dix mille feuilles, ~ 760) et le Ogura Hyakunin isshu (De cent poètes un poème, ) compilé par Fujiwara no Teika (1162-1241). De nombreux tankas (nommés waka à l’époque), ancêtres du haïku, figurent dans ces ouvrages. 

En 1885, paraît le livre d’art Poëmes de la libellule5, textes traduits du japonais d'après la version littérale de l’homme d’état japonais Saionzi Kinmochi, et adaptés sous la forme de tankas par Judith Gautier, fille de Théophile Gauthier (illustrations de Yamamoto). Celle-ci est aussi la première femme de lettres à avoir écrit des tankas en français. Après elle, la France oublie le tanka, jusqu’au détour des années 1920. Il évoluera ensuite par rebonds successifs.

Les voyages vers le Japon se poursuivent. En 1902, le Français Paul-Louis Couchoud (1879-1959), philosophe, médecin et poète, beau-frère du sculpteur Antoine Bourdelle, part lui aussi à la découverte de ce pays, grâce à une bourse dont il a bénéficié pour voyager en Amérique et au Japon. En 1905, séduit par le haïku, il publie avec ses amis, le sculpteur Albert Poncin (1817-1954) et le peintre André Faure, une plaquette intitulée Au fil de l’eau, qui relate, en 72 tercets, leur croisière sur les canaux du centre de la France.

 

Dans le soir brûlant
nous cherchons une auberge.
Ô ces capucines ! 6

 

 

Tiré à trente exemplaires, le document propose les tout premiers haïkus français. Certes, en 1899, William Aston, diplomate anglais, introduit quelques poèmes de Bashô dans son ouvrage intitulé A History of Japanese Literature (traduit en français, en 1902, par Henry D. Davray). Mais c’est véritablement avec Paul-Louis Couchoud, créateur du mouvement du haikai français, que le haïku fait son entrée en France.

En 1906, Couchoud traduit le haïjin Yosa Buson dans Les Épigrammes lyriques du Japon7 , repris dans Sages et poètes d’Asie8, que Marguerite Yourcenar qualifiera en 1955 de « livre exquis […] par lequel la poésie et la pensée asiatiques » sont venues à elle.

Le haïku français se développe, y compris pendant la Grande Guerre au cours de laquelle plusieurs poilus tels Julien Vocance (pseudonyme de Joseph Seguin, 1878-1954)9, René Maublanc (1891-1960)10, Maurice Betz (1898-1946)10, Georges Sabiron (1882-1918)11…), pris dans le feu des combats, écrivent des poèmes poignants12 :

 

Cla, cla, cla, cla, cla...
Ton bruit sinistre, mitrailleuse,
Squelette comptant ses doigts sur ses dents.
                                                                    (Julien Vocance)

Un trou d'obus
Dans son eau
A gardé tout le ciel.
                              (Maurice Betz)

 

 

La balle mortelle
En pleine figure
On a dit : au cœur – à sa mère.
                                                 (René Maublanc)

 

L’obus en éclats 
Fait jaillir du bouquet d’arbres 
Un cercle d’oiseaux.
                                (Georges Sabiron)

 

 

En 1920, Jean Paulhan (1884-1968)14 voit dans le haïku, poème de la discontinuité, une manière de réinventer la poésie. Le numéro de septembre de la Nouvelle Revue Française (NRF), consacré au « haïkaï », regroupe Paul-Louis Couchoud15, Julien Vocance, Georges Sabiron, Pierre Albert-Birot (1876-1967)16, Jean Richard Bloch (1844-1947)17, Jean Breton (1870-1940), Paul Eluard (1895-1952)18, Maurice Gobin, Henri Lefebvre (1901-1991), Albert Poncin (1877-1954), René Maublanc et Jean Paulhan.

Le haïku inspire encore Jules Renard (1864-1910), André Suarès (1868-1948)19, Paul Claudel (1868-1925), Apollinaire (1880-1918), Rainer-Maria Rilke (1875–1926), Max Jacob (1876-1944), René Druard (1888-1961)20, Jean-Paul Vaillant (1887-1970), André Cuisenier (1886-1974), Henri Druard (1902-1979)21.

 

Norio Nagayama : haïku de Bashô.

Bloch fait état dans la revue Europe en juillet 1924, de la vogue spectaculaire dont a joui le genre poétique depuis la guerre…22.

En 1960, Philippe Jaccottet, fasciné par le haïku, écrit dans la NRF un hommage à Reginald Horace Blyth (1898-1964) qui a consacré quatre volumes au poème bref23. Il s’en inspirera pour créer son anthologie de haïkus24, Roger Munier également pour réaliser son recueil Haiku préfacé par Yves Bonnefoy (1923-2016).

Le haïku connaît une période de latence dans les années de l’entre-deux guerres et dans l’après-guerre des années 40. C’est Jack Kerouac (1922-1969)25, un des leaders du mouvement littéraire de la Beat generation, proche de la perception bouddhiste du monde, qui le fera redécouvrir au monde.

En France, le haïku intéresse surtout quelques intellectuels dans la décennie 70. Cette année-là, Roland Barthes (1915-1980) déclare, dans L’empire des signes26 : « La brièveté du haïku n’est pas formelle ; le haïku n’est pas une pensée riche réduite à une forme brève, mais un événement bref qui trouve d’un coup sa forme juste. »  Il pense que le haïku peut permettre d’aborder l’écriture du roman autrement, en passant de la forme brève, fragmentée, au présent, à une forme longue et continue27.

Par la suite, l’essor des nouvelles technologies favorisera grandement le rapprochement entre les adeptes du haïku de tous pays.

Matsuo Bashô, Le Chemin étroit vers les contrées du nord, Vivrelivre.

∗∗∗

Modernité et attraits du haïku

Depuis que le haïku a pénétré en Occident, au début du XXesiècle, il a parcouru un long chemin. Phénomène relativement marginal jusqu’à l’avènement du XXIesiècle, il n’a cessé de gagner du terrain ces dernières années.

Aujourd’hui, le haïku plaît beaucoup, il séduit des publics variés et toutes les générations. S’il s’est quelque peu éloigné du modèle d’origine en adoptant souvent un rythme libre et des thèmes propres aux pays où il éclot, il en a préservé l’esprit qui exige brièveté et légèreté.

Quels sont donc les ressorts de sa séduction ?

En premier lieu, le haïku recourt à un langage simple, précis, concret, qui le rend accessible au plus grand nombre.

Gusai, Le goût des haïkus.

 

 

Au clair de lune
les épouvantails ont l’air d’humains
si pitoyables

Masaoka Shiki (1867-1902)

 

Masaoka Shiki, Seul.

Fréquemment teinté d’humour, il s’apparente à un instantané photographique. Pas le moins chronophage, il ne réclame aucun investissement coûteux, seulement du papier, un crayon, et une présence au monde.

Par ailleurs, il met en valeur le quotidien, ce qu’il est commun d’appeler la « banalité ». Car, au regard de la création, il n’existe pas de petites ou de grandes choses. Toutes revêtent la même importance, ayant chacune un rôle précis à jouer. La fourmi ou le brin d’herbe ne sont pas relégués au bas de la hiérarchie. Les plus humbles sont reconnus comme maillon indispensable de la grande chaîne cosmique. Ce rappel des règles qui régissent l'ordre universel constitue de surcroît une belle leçon d’humilité.

Basho, Le goût des haïkus.

Le haïku possède encore le mérite de poser des repères : l’un temporel, étant soumis à l’emploi d’un mot de saison, l’autre spatial parce qu’il s’enracine dans un lieu précis marqué par son climat propre, ses coutumes, ses traditions et fêtes. Autant d’éléments qui rassurent et resserrent les liens à l’environnement proche, à la terre natale ou au pays de cœur. Du même coup, à l’ère du factice et du virtuel, il porte un message d’une précieuse authenticité, tout en ouvrant des dimensions qui dépassent largement les limites de l’individu.

 

 

mon village s’égoutte
neige d’équinoxe
neige de rien

Kobayashi Issa (1763-1828)

 

Kobayashi Issa, Le goût des haïku.

Au Japon, le tercet est considéré comme garant de la transmission : les jeunes poètes « font leurs gammes » en réutilisant des mots de saison (« neige d’équinoxe » ici) empruntés aux anciens. Ces mots de saison, approuvés et reconnus, sont consignés dans des éphémérides ou almanachs poétiques, outils indispensables aux apprentis haïjin, toujours invités à aller puiser dans la mémoire collective pour enrichir leur inspiration de celle de leurs prédécesseurs.

Pour autant, l’observation est bien ancrée dans le réel. Capture de l’instant présent, le haïku apprend à « être au monde », pleinement, tous sens en éveil :

 

 

 

Respirer ?
c’est aspirer toutes les voix
des cigales du soir

Kaneko Tôta (1919-2018)

 

Kaneko Tôta, Respirer, 1minutepapillon.

Sa pratique pousse à savourer chaque moment de la vie comme unique, à aiguiser les perceptions pourvoyeuses d’émotion, à s’accorder aux forces naturelles.

Ce fragment du tout s’enrichit de bien des qualités encore. N’est-il pas considéré comme le poème de l’échange ? Dans les cercles d’écriture, il est habituel de soumettre aux autres membres du groupe son verset, en le lisant deux fois selon l’usage. S’ensuivent des commentaires, parfois destinés à améliorer la formulation initiale. Les conseils sont les bienvenus et tout le monde essaie de se plier de bonne grâce à cette règle du jeu où doivent prévaloir modestie et empathie envers l’autre.

Masaoka Sihi, Fraîcheur.

À l’heure des SMS, des lectures rapides et de la course au temps, l’extrême concision du poème d’inspiration japonaise le rend compatible avec la modernité. D’autant qu’il s’accommode de nombreuses exigences du monde contemporain telles que la spontanéité et la brièveté.

Après des siècles d’existence, le haïku, qui relie à ce qui manque peut-être le plus dans nos sociétés hyperconnectées aux réseaux médiatiques, à savoir le réel et le concret, jouit encore d’une attractivité considérable.

 

 

Sources :

  • HAIKU, Anthologie dirigée par Roger Munier, Éditions Fayard, 1978.
  • Le réveil de la loutre : Le printemps – Grand Almanach poétique japonais, Livre II. Traduction et adaptation d’Alain Kervern. Éditions Folle Avoine, 2009.
  • HAIKU DU XXe SIÈCLE – Le poème court japonais d’aujourd’hui, présentation, choix et traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu, Poésie/ Gallimard, 2012.

 

Notes

1. Alain Kervern, in Les tiges de mil et les pattes du héron : Lire et traduire les poésies 1, de Julie Brock.
2. Traduction d’Alain Kervern, voir note 1.
3. Terme par lequel on désigne un poète japonais qui écrit des haïkus ; on préfère parler de « haïkiste » quand il s’agit d’un poète occidental écrivant des haïkus.
4. Léon de Rosny 1837-1914 : De l'Orient à l'Amérique, de Bénédicte Fabre-Muller.
5. Recueil de poèmes diffusé en 1885 à de très rares exemplaires et qui fait partie de la collection des Beaux-Arts de Paris.
6. Éric Dussert : Au fil de l’eau – les premiers haïku français suivi de Haikais (Paul-Louis Couchoud, André Faure, Albert Poncin et Rafael Lozano). 1001 Nuits, janvier 2004.
7. Publié en avril 1906 par la revue Lettres dirigée par Fernand Gregh.
8. Calmann-Lévy, 1917.
9. Cent visions de guerre, 1916.
10. Le Haï-kaï français, éditions du Pampre, Reims, 1924 ; Cent haï-kaï, éditions du Mouton Blanc, Paris, 1924.
11. Scaferlati pour troupes, A. Messein Éditeur, 1921.
12. Poussière de poème, La vie, mars 1918.
13. En pleine figureHaikus de la guerre de 14-18, anthologie établie par Dominique Chipot (Auteur), octobre 2013, éditions Bruno Doucey.
14. Animateur de la NRF de 1925 à 1940, puis aux côtés de sa compagne Dominique Aury (de 1953 à 1958). Auteur de nombreux ouvrages et d’une importante correspondante, dont Paul Eluard & Jean Paulhan, Correspondance 1919-1944, Éditions Claire Paulhan, 2003.
15. Au fil de l’eau, 1905.
16. Voir, la contribution de Marianne Simon-Oikawa, 2019 : msoikawa@l.u-tokyo.ac.jp https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02043414
17. Pour le haï-kaï français, in Europe, n°18, 15 juillet 1954 (pp 367-382).
18. En 1920, Paul Eluard propose onze haïkus à la NRF.
19. Haï-kaï d’Occident, in Comoedia, mai 1924.
20. Cent phrases pour éventails, 1942.
21. Fondateur de la revue Le Pampre(1922-1926).
22. Pincements de cordes, haï-kaï, préface de René Maublanc, 1929.
23. In Claudel et l’avènement de la modernité, de Pascal Dethurens, Presses Universitaires de Franche-Comté, janvier 2000. Disponible en version numérique.
24. Haiku. Quatre volumes : Eastern culture ; Spring ; Summer-Autumn ; Autumn-Winter. Tokyo, 1952.
25. Haïku, présentation et transcription de Philippe Jaccottet, illustrations de Anne-Marie Jaccottet, traduction de Reginald Horace Blyth. Éditions Fata Morgana, 1996.
26. Haikus, Jack Kerouac
27. L’Empire des signes, Skira, Genève, 1970.
28. Roland Barthes, Collège de France : « La préparation du roman. Le désir de haïku» (séance du 13 janvier 1979).

Image de une : Haiku by Matsuo Basho (1644–1694) calligraphié par Soseki Aoyagi (Floatinginkworks.com) :

月ぞしるべこなたへ入せ旅の宿

The moon is the guide,
Come this way to my house,
So says the host of a wayside inn.