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À propos d’Ainsi parlait Rainer Maria Rilke

De grandes questions.

À propos d’ainsi parlait Rainer Maria Rilke

 

Le recueil de dits et de maximes de vie de Rainer Maria Rilke que publient les éditions Arfuyen, nous confronte à de grandes questions. Du reste, ce qui est frappant, c’est la lucidité de ces interrogations. En effet les propos de Rilke, qu’ils soient écrits directement en français ou traduits avec beaucoup de transparence par Gérard Pfister, reflètent une profonde acuité intellectuelle et morale. Nous allons avec le poète partager les grands thèmes de notre culture, l’art, le présent, Dieu, la vie ou la mort. J’ajoute que ce regard que porte Gérard Pfister à cette traduction limpide et ce choix de textes, nous engage volontiers vers l’idéalisme (allemand ?) où une simple vision de curieux ne suffit pas. Il faut se rendre entier au lyrisme très sobre du poète. Et on se situe dès lors au sein de la Bible janséniste, le Livre des Proverbes ou le Livre de la Sagesse. Nous sommes en présence d’un livre essentiellement spiritualiste, ou du moins agité par un monde immatériel.

Et l’on se trouve donc autant dans la Bible que peut-être dans Walter Benjamin ou Paul Valéry. Car le poète célèbre le mystère avec une lumière extraordinaire. Et l’énigme reste entière dans sa puissance et sa complexité. Aussi, l’art autant que Dieu devient un sujet de dissertation, un élément de pure force et d’intellection, motif de questionnement supérieur, qui nous adossent, nous abouchent à la métaphysique.

Ce qui fait qu’une chose devient œuvre d’art, c’est une fréquence plus haute qui surpasse, de part sa nature, celle des objets d’usage ou des termes d’échange.

 

L’art m’apparaît comme l’effort d’un individu, au-delà de l’étroit et de l’obscur, pour trouver une communication avec toutes choses, les plus petites comme les plus grandes, et, dans ce continuel dialogue, de se rapprocher des sources ultimes, difficiles à entendre, de toute vie.

 

L’on peut peut-être se reporter à une certaine apologie des vertus théologales par exemple, ou de la religion, du Dieu souffrant et surtout de l’art. D’ailleurs ces fragments nous offrent à la fois la question et la réponse livrées dans leur caractère authentique et leur complexité.

Être aimé veut dire brûler. Aimer, c’est éclairer d’une huile inépuisable. Être aimé, c’est passer  ; aimer, c’est durer.

Le but de tout le développement humain est de pouvoir penser Dieu et la terre en une seule et même pensée. L’amour de la vie et l’amour de Dieu doivent coïncider au lieu d’avoir comme aujourd’hui des temples différents sur différentes hauteurs  ; on ne peut prier Dieu qu’en vivant la vie jusqu’en sa perfection.

Nous savons peu de choses, mais qu’il nous faille nous tenir à ce qui est difficile, voilà une certitude qui ne nous quittera pas.

Je cite beaucoup Rainer Maria Rilke pour faire justice à l’auteur des Élégies de Duino au sujet de la grâce de son écriture. Dits et maximes de vie complètent très bien notre connaissance du poète né à Prague, sachant que la lecture chronologique de ses travaux relève d’une question importante. Mais ici, l’on s’aperçoit que l’œuvre suivait son cours avec autant de majesté et d’intelligence tout au long de son existence.

Ainsi parlait Rainer Maria Rilke, éd. Arfuyen, 2018, 14€

 




La vie amoureuse : à propos de Tisons, de Gérard Bocholier

J’avais à l’esprit à la suite de la lecture du recueil de Gérard Bocholier que publient les éditions de La Coopérative, quelque chose qui tendrait à examiner les notions d’avant et d’après. Pour mieux dire, je pensais même à l’image d’un fleuve, d’un cours d’eau, d’une sorte de Carte du tendre mais orientée par deux pôles  : l’amont et l’aval, la partie montante et la partie descendante de l’amour. Car je crois que nous partageons avec ce livre les heures heureuses et les souvenirs liés à une vie amoureuse qui elle aussi suit un chemin de rivière, depuis le point haut de la rencontre physique jusqu’au souvenir et la conjugaison au passé de ces heures chaudes partagées avec l’être aimé, qui n’est peut-être plus là, absent  ? disparu  ? on ne sait.

Gérard Bocholier, Tisons, éd. La Coopérative, 2018, 15€.

D’ailleurs, le titre même, Tisons, laisse entendre qu’il faut brûler d’amour, de façon physique (et qui sait ? spirituellement), et tout comme le feu se défaire de sa nature de combustion pour aller dans le chemin des cendres, voie toute logique des braises. Y a-t-il une idylle et la fin d’une idylle  ? En répondant par l’affirmative, c’est cette option de lecture que j’ai prise. D’ailleurs, les dates qui closent le livre couvrent une période de vingt ans, ce qui pourrait faire penser que cet amour a duré, s’est pérennisé longuement pour décroître (les poèmes tendant à cette supputation).

L’ouvrage est construit du reste en deux parties assez distinctes, et qui suivent cette fatalité de la célébration de la chair, de l’œuvre physique de l’amour, et peut-être encore de la métaphysique ardente de la rencontre d’autrui, et en ce sens on pense naturellement aux très belles pages de Constantan Cavafy. Cette approche de la matérialité du désir est vraiment universelle.

En ce qui concerne la deuxième partie, sans doute plus longue en volume que la première, elle se conjugue plus facilement au passé, et en ce sens fait l’ombre à la lumière des premiers poèmes, décrit la part sombre de la passion qui s’est éloignée et, si mon option de lecture est la bonne, signifie comment on fait le deuil d’une relation encore vivace. Car je persiste à croire que le recueil est fait d’un amont et d’un aval, et que cette relation amoureuse a suivi dans la vie du poète, ou au moins dans son imagination, un chemin du plein vers le vide, du corps au souvenir, de quelque chose de vif et de chaud vers autre chose de plus froid et de plus réfléchi.

Citons un petit exemple à même de faire sentir ce balancement et prenant tout simplement chacun des deux poèmes qui ouvrent les deux parties  :

 

Nous avons connu le meilleur du soir
Entre deux tempêtes furtives

Nos mains ont repris leurs chances

Nos voix se sont effleurées
Heureuses de leurs écarts

Nos yeux ont bu la même coupe
Des demi-aveux sous les larmes.

 

Et  :

 

J’apprends désormais le silence
Celui des pièces qui se vident

Celui du cœur nu qui déborde
Le froid de mes draps sans un pli

Ton blanc visage de fantôme
Comme une lame dans ma nuit

 

Nonobstant, et même si mon idée d‘un cours montant puis descendant au milieu de la vie amoureuse, de la combustion des corps vers l’intellection de la relation à autrui, est arbitraire, je crois que ces pages, dont l’écriture est très transparente, lyrique et retenue parfois notamment au sujet des émotions, lesquelles ne débordent pas vers un faux romantisme, il y a une sagesse propre à l’homme, propre au poète ici qui parle de vingt ans de vie sentimentale. Et cela suffit amplement pour faire le chemin un moment avec ces textes où l’on partage, mais pudiquement, une philosophie de l’amour. Et quoi qu’il puisse en être véritablement de la vie de l’auteur, ces pages sont prenantes et fortes, tout comme le parfum d’une tubéreuse, entêtant et capiteux. Avant de conclure ces notes en compagnie du poète clermontois, j’ajouterai que l’on pourrait mettre en exergue au recueil ce vers très célèbre d’Henri Michaux : Je cherche un être à envahir.

 

Comment faire durer le brasier  ?

Et l’explosion de jasmin
L’or semé sur les épaules  ?

La sueur sur les ombelles
L’herbe en extase après l’averse  ?

 




De l’étrangeté : à propos de “Ce que dit le Centaure” de Gérard Pfister

L’étrangeté occupe une place importante dans l’esthétique, au moins depuis Freud et son unheimlich, jusqu’à la distanciation de Brecht pour le registre du théâtre (qui mettait en valeur ce qui était caché à la narration sur la scène pour éveiller, dans le cas de Brecht, la conscience politique qui en découle). C’est un concept qui permet à l’esthète d’explorer des continents improbables de la connaissance, qui autorise des aventures littéraires qui dépassent le connu, le déjà-connu, le déjà-écrit. Et c’est là, à notre sens, un point d’appui possible pour se livrer à la lecture du dernier recueil de poésie de Gérard Pfister. Oui, un intérêt principal pour reconnaître l’excentricité salvatrice du livre, qui va loin au-delà des idées reçues sur ce qu’est la poésie.

Ce que dit le Centaure, Gérard Pfister, éd. Arfuyen, 2017, 16€

Ce que dit le Centaure, Gérard Pfister, éd. Arfuyen, 2017, 16€

 Étrangeté donc, de l’incertain, de l’inconnu qui gagne le connu, de l’étrange qui défait le su, n’est-ce pas la fonction essentielle de ce que nous attendons de la littérature  ? Il y a dans la poésie une grande pente vers l’intriguant, qui à notre sens pourrait être une des définitions du mystère que reste le poème. Car cette saisie de deux choses bizarres entre elles - la mise en relation des éléments du poème (qui pour Walter Benjamin est le principe poétique) - réunit la totalité, et la poésie cherche la totalité.

Cette poésie serrée, corsetée, s’appuie sur des principes ternaires  : 3 actes – qui sont des repères pour cette pièce mi poétique/mi baroque -, 3 scènes – qui permettent au lecteur de respirer dans le continuum de l’écriture -, 3 personnages – qui nous séparent du «  réalisme  » de la réalité – et 3 vers – mesure qui n’est pas sans faire appel à la musique postmoderne. Poésie élégante et sobre, distinguée en un sens, et qui cependant n’hésite pas à descendre dans l’arène des batailles, dans le cœur sanglant des combats. Mais n’en disons pas plus pour que le lecteur se fasse sa propre idée lors de la découverte du recueil. On peut dire quand même que cette poésie tend vers le principe dada, dans le sens où elle détruit le raisonnement poétique pour faire place à la poésie.

l’empereur
impassible
chevauche la licorne

la bataille fait rage
mais
il ne la voit pas

l’empereur
ne dort jamais
l’empereur

est un fou
qui se prend
pour un enfant

Trois grands thèmes (encore une idée ternaire)  : la guerre, le théâtre, le vide. Ainsi, pour aller l’amble du poète sur le théâtre imaginaire de ces batailles où le langage fait le vide, on devine une réalité à cette représentation illusionniste du monde. On y voit autant des influences de Shakespeare ou de Calderon, ou encore de l’Arioste, enfin une forme épique (qui n’aurait pas déplut à Brecht), et une littérature qui s’approcherait peut-être de la Paroi de Guillevic.

LE TEMPS

c’est une scène
de théâtre
et tout

est réel
au centre se dresse
un arc de triomphe

derrière lequel
une autre arche
se voit

et au-delà encore
des points
de fuite

Et cela n’est pas une question de pure forme, mais interroge, oblige à chercher, permet de se guider, d’aller vers la sagesse gréco-latine, le monde gréco-latin ici pour défendre l’Être (ce qui en 1500, aux abords du Concile de Trente, aurait défendu Dieu).

juste
un corps
parmi les corps

parmi
la mort
qui les pousse

et les retient
sans cesse
au bord de rien

Il n’est plus temps, maintenant qu’il nous faut conclure, de disserter sur l’incipit en prose de l’ouvrage, sinon à dire brutalement ce qui fait que le langage est une illusion (alors que pour Walter Benjamin, il est mimétique)  ; ce qui veut dire qu’il y a des débats de grande importance qui sous-tendent ces textes.

ma parole
te scrute
te sculpte

trait pour trait
mes mots
te donnent l’être

 




Une poésie par le chemin d’une voix irremplaçable

 

à propos des Elégies de Bierville de Carles Riba

 

Des douze élégies de Carles Riba, il est difficile de rendre la forme hypnotique des vers, la densité de la texture. On ne trouve que des mots comme : énigme, mystère, présence mystique, pour former une escorte intellectuelle à cet ouvrage d'une grande intensité. Cependant, on peut peut-être dégager deux choses : le rapport du poète à la matière (aux matières devrait-on mieux dire) et sa relation à Dieu. Il faut aussi parcourir les deux préfaces de l'auteur, pour solidifier son idée. On y trouve une réflexion du poète sur la poésie, dans des termes généraux mais très pertinents, qui facilite l'accès à cette poésie pleine, habitée, à la fois spirituelle et sensuelle. 

 

[...] La Poésie, il faut la chercher là où l'on sait qu'elle est. [...] Elle attend, comme la vérité à laquelle elle est unie, comme la source la plus cachée et la plus pure vers laquelle la soif ouvre le chemin. Comme l'Amour, dont on s'approche en aimant, comme Dieu qui s'aime en celui qui apprend à s'aimer. 

 

 

 

Tout est là, au croisement de l'homme dans sa nature charnelle, son habitus physique, et la divinité, présence lumineuse et complexe. Il s'est avéré assez vite que la perspective de la symbolique empédocléenne pouvait être un accès. C'est-à-dire, une pertinence de l'évocation des quatre éléments fondamentaux de la cosmologie d'Empédocle : l'eau, le feu, l'air et peut-être encore ici, la terre. Car cette poésie qui nous vient de la prosodie catalane, offre une sorte d'univers un peu archaïque, une profondeur antique disons, où l'on peut rencontrer Homère, Orphée et bien sûr les paysages hellénistiques et méditerranéens qui hantent ces élégies.

 

[...] Oh grand coeur satisfait, oh plus pleine
possession de moi depuis l'idée d'un dieu !
Pur en mon énigme, j'ai chanté, sûr que la flamme
qui parlait en moi ne toucherait que mon corps; 

 

Et puisque nous évoquons la Méditerranée, on pourrait élargir le propos à la science des fractales - que l'on compare parfois aux déchirures des côtes maritimes. Car l'observation de ces déchirures, cette rencontre avec l'infractuosité, ici dans le texte français, permet de comprendre et d'englober les nombreuses siginifications qui animent ce chant un peu désespéré du poète catalan. Mais il faudrait alors faire un ouvrage scientifique pour cette recherche et là n'est pas notre propos.

 

Dieux fraternels ! Ainsi abreuvé et inondé de mon propre
pur retour, j'ai traversé, par le dedans de mon âme, vers où vous êtes [...]

ou encore

[...] Tu veilles, blanc sur la hauteur, 
sur le marin qui grâce à toi voit son cours bien guidé; 
sur l'homme, ivre de ton nom, qui au travers de la garrigue nue,
vient te chercher, extrême comme la certitude des dieux;

 

Il reste cependant très certain que la relation du poète à Dieu compose un arrière-fond imaginaire, un répertoire presque mystique qui lui aussi pourrait faire l'objet d'une étude à part entière. Car cette relation au sacré n'empêche pas le recours aux éléments empédocléens. Nous connaissons tous ce verset de Paul : "Notre Dieu est un feu dévorant". On pourrait aisément discourir par exemple sur ce simple mot de Rosée, auquel le poète met une majuscule, pour entrevoir comment cette simple manifestation matutinale et liquide, dépend du feu des cieux et se ressent autant qu'une larme, peut-être, une sorte de coupe de lacrima christi avec son ivresse et sa joie. Cette poésie énigmatique et belle, entêtante comme un un vin, profonde en même temps comme un mouvement intérieur et personnel, permet de saisir l'ombre et la lumière de la Méditerranée, comme une clairière qui se justifie par la forêt.

 

La recherche de la pureté, de l'absolu : dans les mots, dans les rêves profonds de la nuit (ceux dans lesquels on retrouve l'inspiration, qui sait si plus loin encore). Toute innocence est antérieure et est intime (l'âme semplicetta). Attire (?) : peut-être que là où il nous est donné de le sentir le mieux c'est dans l'amour.

 

Et là sera notre conclusion, à laquelle il faut ajouter que l'ensemble du livre, en dehors des douze élégies de l'auteur, en présentation bilingue, s'assortit des deux préfaces aux éditions de 1949 et 1951, d'une petite biographie succincte mais suffisamment outillée, d'un avant-propos du traducteur, et des notes manuscrites de Carles Riba lui-même écrites en regard de la plupart des élégies. Donc, cet ouvage nous livre en français une bonne part de cet auteur, et nous instruit d'une poésie originale et pénétrante.

 




Ainsi parlait NOVALIS, Traduction de Jean et Marie MONCELON

 

 

Agir comme un ignorant à la découverte de l'oeuvre de Novalis, recevoir l'oeuvre dans sa sensibilité propre sont rendus possible par le choix de courts extraits de textes du poète Novalis que traduisent ici Jean et Marie Moncelon (dans l'édition bilingue parue récemment dans la collection Ainsi parlait chez Arfuyen). En effet, un ignorant de l'oeuvre fondamentale du philosophe Friedrich von Hardenberg, dit Novalis, mort à 28 ans, peut quand même voir combien sont petites ou grandes ses propres questions, combien sont vraies ou fausses ses idées sur l'art ou la vie. Car le poète est capable, presque seul, a le devoir, en un sens, de révéler les secrets de la nature - y compris des énigmes inconnues des scientifiques , ou de rendre sensible le mystère de l'âme - secret spirituel - , ce qui revient à saisir la forme la plus pertinente et la plus belle de l'expression poétique. Et comment ne pas voir ici cette charte éthique remplie quand on lit par exemple cette citation tirée de Fragmente, " Devenir un homme est un art".

Cette citation, que reprend la quatrième de couverture du livre, est révélatrice à bien des égards, car elle touche au secret, cette fois-ci, du poète lui-même. Est-il romantique - les dates pourraient le faire supposer, ou un moderne, quand on voit ici ou là des penchants baudelairiens - ou un poète singulier qui a intéressé les Symbolistes par exemple ? Tout cela reste et doit rester en suspens dans l'esprit du lecteur ignorant qui ne compte que sur l'oeuvre du philosophe/poète/scientifique saxon pour un voyage en terre de mysticité et d'extase. Il s'agit surtout d'un poète qui fonde tout ensemble la poésie, l'art et la vie.

 

« Le génie est poétique avant tout. Où le génie a agi, il a agi de manière poétique. L'homme véritablement moral est poète. »

« Le véritable commencement est la poésie de nature. La fin est le second commencement - et c'est la poésie d'art. »

 

Et quand il est écrit plus haut que la petitesse ou la grandeur des impressions personnelles peuvent être les agents de cette découverte, il s'agit en fait de la vraie question de cette écriture mystérieuse - d'une grande singularité du point de vue moral - et presque sacrée - car touchant la beauté avec cette force, manifestations de clarté en fonction des certitudes petites ou grandes qu'offre la poésie dans la langue du philosophe - et l'on en connaît bien le registre chez Nietzsche ou chez Heidegger. A savoir, qu'il y a plus de vérité contenue dans le poème que dans la description mécanique de la réalité, plus d'art dans la licence poétique que dans la rhétorique et l'académisme, plus de poésie donc dans la vie et la mort que dans le livre qui en fait la relation, quand restent nécessaires la langue et la forme - véhicules stylistiques.

 

« Le sens de la poésie a beaucoup en commun avec le sens du mysticisme. Il est le sens de ce qui est propre, personnel, inconnu, mystérieux, de ce qui doit se révéler, du hasard nécessaire. Il représente ce qui est irreprésentable. Il voit l'invisible, il sent l'insensible, etc. »

 

Pour résumer cette impression, il faudrait envisager très précisément comment Novalis opère pour livrer, dans le flux poétique de sa langue, une part d'énigme - peut-être à rapprocher des Mystères d'Eleusis - voire une certaine transparence dans l'énigme - que poursuit le poème - en tout cas, quelque chose qui rend fiévreux et habité.

 

« Le vrai philosopher en commun est comme un vol de migration mené de concert vers un monde aimé - où l'on se relaie alternativement au premier poste, là où est nécessaire le plus grand effort contre l'élément antagoniste au sein duquel on vole. On suit le soleil, et l'on s'arrache du lieu qui, conformément aux lois de la gravitation de notre corps terrestre, est voilé pendant un certain temps dans le froid de la nuit et la brume. (Mourir est un acte véritablement philosophique). »

 

C'est avec ces lignes tirées du Philosophische Studien que commence le livre. Il ouvre d'emblée et emporte le lecteur - fût-il ignorant - vers une lumière splendide, presque froide parfois, à force de raretés qui se découvrent comme d'évidence, de figures de style très simples qui recèlent des vérités implexes, le tout traité par une noblesse d'expression sans pareil, d'opalescence du discours, de traits, pour se référer à la terminologie de Kant ou de Longin, proprement sublimes. Et tout cela vient comme une écume duveteuse, border les arcanes complexes de notre intelligence, comme un révélateur inouï d'art, de vie et de pensée.

 

*

 




Jean de la Croix : un mystique de la clarté et du mystère

 

 

Notre Dieu est un feu dévorant.

Paul

 

C'est peser ses mots que de dire à propos du plus grand poète mystique espagnol, qu'il est celui de la clarté et du mystère. Car c'est bel et bien à cette aventure littéraire que l'édition récente de l'Oeuvre poétique de Jean de la Croix chez Arfuyen, nous convie. Elle ouvre d'ailleurs un nouveau champ d'investigations, car cette édition revue et augmentée relate aussi les versions successives des poèmes et, comme en une sorte de prière, nous permet de décrire des ellipses radieuses dans le texte mystique de Jean de la Croix. En espérant toucher au plus juste ce très beau texte, ce qui suit est bâti autour de ces deux grands thèmes : le mystère et la clarté.

Clarté d'abord dans la restitution du Manuscrit de Sanlùcar, par exemple, qui suit un développement égal au Cantique des cantiques, résumant là l'appel de Dieu en sa quête. Et grâce à un principe dialogique, le texte biblique est en quelque sorte réinventé par les mots de l'Epoux à l'épousée, de l'Aimé à l'aimée sous la plume du poète espagnol. Et cette sorte de transparence du sentiment mystique, son évidence, s'accompagne dans le texte de l'auteur qui fût moine dans l'Espagne du Siècle d'or, d'une espèce de vision orphique, ou tournée peut-être vers un Christ Pantocrator.

 

Demande aux créatures

 

4.

Ô forêts et bosquets
plantés par la main de l'Aimé !
Ô pré de verdure,
de fleurs émaillé,
dites s'il est passé par vous !

 

C'est donc la beauté qui permet l'accès à cette voluptueuse clarté de l'esprit spirituel. D'ailleurs, elle s'inscrit dans une tradition qui irait de St-Denys l'Aréopagite jusqu'à Marie de la Trinité, en passant par Angèle de Foligno ou de Maître Eckart, et se reconnaît d'emblée par la simplicité de sa lumière, la foi vécue comme un feu et une sorte de nudité de l'âme. Beauté donc, mais aussi agape, festin spirituel, lequel lui aussi conduit à la clarté d'une foi mystique. Agape de l'esprit qui autorise la sensualité, permet de se tenir pour chair dans l'esprit, pour homme dans la prière, pour croyant dans son Dieu.

 

14.

La nuit tranquille,
proche du lever de l'aurore,
la musique tacite,
la solitude sonore,
la cène qui recrée et éveille l'amour.

 

Il y a sans doute une entrée dionysiaque dans cette foi, une force d'ivresse dans le salut, dans le coeur du croyant abandonné à Dieu, dans la consommation de la Cène qui éveille à l'amour. Il est même possible d'y reconnaître le Dionysos Zagreus cher à Nietzsche, lequel ouvre sur une douce euphorie ivre et puissante, avec les Ménades en leur course, dans un théâtre de la croyance qui ouvre un chantier mystique, un chemin de foi presque tragique, car fondé sur la Croix. De cette ivresse il est possible d'imaginer ce que la foi de Jean de la Croix avait de brûlant, sa qualité fusionnelle, son espèce de combustion féminine, croyance adossée à la kénose merveilleuse de la Vierge, action que reprennent l'eucharistie et la prière.

C'est ainsi que l'on peut parcourir cette poésie faite de mots très simples mais dont la fabrication relève d'une haute inspiration religieuse. Il faut regarder comment Jean de la Croix "intrerprète" avec un trait sûr et presque violent, des théorèmes religieux complexes, la Trinité, le Verbe divin, une lecture de l'Ancien Testament, un éclaircissement de certains épisiodes des Evangiles - le chemin d'Emmaüs par exemple - et toute une connaissance intérieure du mystère de Dieu.

 

[...] et il viendrait avec eux,
et avec eux demeurerait,
et Dieu serait homme,
et l'homme serait Dieu,
et il parlerait avec eux,
mangerait et boirait,
et avec eux continûment
lui-même il demeurerait,
jusqu'à ce qui fût consommé
le siècle qui courait,
et qu'ensemble ils se réjouissent
en éternelle mélodie ;

 

Car il y a aussi obscurité, part nocturne de cette parole, douleur, émotion au milieu de nuits tranfigurées. Par exemple, avec l'évocation de Philomèle aux yeux crevés, qui se métamorphose en hirondelle ; c'est là une occupation de la Foi, qui laisse entendre que le Dieu mystique est parfois incertain et souhaite un aveuglement de la raison.

La mort, la douleur et l'angoisse d'être vivant se réparent dans le poème. Il faut donc se livrer avec confiance dans les bras de cette nuit obscure, dans la fusion d'une pensée négative (dans le sens où on l'entend généralement sous le concept de théologie négative), voir comment la négation spirituelle ajoute comme activité mystique, de combustion indifférenciée du Néant, de tout ce qui occulte la vision sans intermédiaire de la pensée de Dieu. Nuit comme nuit claire, feu sans flamme, flamme qui décrit et dévoile la nudité de l'âme, la mort et la beauté saisissante de la lumière d'un croyant pur, à la fois clair et mystérieux.

 

Je vis sans vivre en moi,
et de telle manière espère,
que je meurs de ne pas mourir.