Le centième numéro de Traction-Brabant

La revue poétique Traction-Brabant a fêté en septembre 2022 son centième numéro. Mais faut-il encore revenir sur l’appellation « revue poétique ». Patrice Maltaverne, qui dirige Traction-Brabant depuis 2004, le définit plutôt comme un « fanzine d'écriture, de poésie et autres textes courts ».

Un fanzine est un type de publication à tirage limité, très en vogue aux États-Unis et en Amérique Latine, qui met en avant des créations littéraires et artistiques émergentes. Il se caractérise souvent par un engagement politique et esthétique fort.

Dans l’esprit des fanzines, Traction-Brabant revendique une volonté de « faire circuler [...] une poésie pas trop classique ni trop molle ». Ce numéro cent est fidèle à ce programme. Détournez le regard, amants du vers classique ! Ces pages sont occupées par une contestation des formes traditionnelles de la poésie. Le titre du premier poème que nous y lisons, signé Sébastien Kwiek, le montre bien : « Les mots sont moches ». La publication nage ainsi à contre-courant, que ce soit dans ses contributions poétiques ou graphiques.

Le poème de Julien Boutreux adhère aussi à cet esprit éclectique, mélangeant constamment des imaginaires tantôt mythologiques, tantôt scientifiques ; des registres tantôt littéraires, tantôt familiers. Ainsi nous y retrouvons un « Léviathan de tungstène » côtoyant un « vieil Ulysse [...] / sur son 31 ».

 

Traction-Brabant n°100 « Je le 100 bien ! », ed. de Patrice Maltaverne, Association Le Citron Gare. Septembre 2022, non paginé, 3€.

Enfin, quoique les dessins de Pierre Vella occupent une place de choix, les nombreuses créations graphiques entre ces pages répondent également à un esprit de variété et d’étonnement. Peintures, photographies, collages illustrent Traction-Brabant. Une mention spéciale à ce que nous appellerons volontiers un poème-dessin à la manière de Man Ray réalisé par Michelle Caussat qui signe également une prose à la fin du numéro.




Animal : une revue en voie d’apparition

« Chair, os, plumes et poils. » Tels sont les premiers mots que le lecteur retrouve dans ce premier numéro d’Animal. Cette revue biannuelle « en voie d’apparition » ne compte pour l’instant que deux numéros. Par ailleurs, elle a la particularité de paraître en hiver en édition papier à trouver en librairie, et au printemps en édition numérique à lire sur www.revue-animal.com.

Portée par l’association Lettres Verticales (les organisateurs du festival POEMA), la revue Animal se partage entre une grande liberté sauvage et une simplicité extrême. La liberté est celle d’un fauve qui « suit ses instincts poétiques : [qui] va où bon lui semble, rôde, guette, vagabonde et se laisse surprendre ». La simplicité tient au nombre restreint d’autrices et d’auteurs publiés dans chaque numéro : six poètes et un artiste graphique au printemps, qui sont ensuite rejoints par sept autres écrivaines et écrivains en hiver. Pour ce numéro, ce sont les Paysages incertains de l’artiste peintre Arman Tadevosyan qui sont mis à l’honneur.

 

Toutes les contributions d’Animal sont inédites. Elles sont également étonnantes en ce qu’elles font dialoguer la vie intime avec la vie politique, le quotidien avec le sublime, la beauté de la nature avec la crise sanitaire ou encore la guerre en Ukraine.

 Ainsi, la suite de poèmes Sangs mêlés de Claude Favre fait coexister dans l’espace du poème la maladie et l’émerveillement, l’actualité journalistique et l’éloge de la poésie. Cette tension est sensible dans une prose qu’elle brise, scande et violente tout en gardant une certaine fluidité de lecture. Ce paradoxe est possible grâce à l’utilisation des virgules qui signifient à la fois une rupture et un lien : « de la foule je préfère, fermer les yeux, les jours les pires sont à, venir nuit, répercutées pas assez sentinelles ». Claude Favre fait ainsi exister dans sa poésie des termes comme « crise migratoire » ou encore « corps écorchés » qui partagent la page avec « des milliers d’hirondelles » ou des expressions comme « heureusement il reste la poésie ».

Peut-être cette intrication entre la vie intime et la vie publique constitue-t-elle l’une des caractéristiques de notre contemporanéité poétique. Les fragments de Jean-Louis Giovannoni, sous l’intitulé Nous fantômes sont des silences, en offrent une belle illustration dans une écriture où le journal intime tend vers l’aphorisme. Le poète y est en promenade pour nous rapporter les dires des gens qu’il croise, ses pensées et observations, pour ensuite présenter dans un autre fragment des assertions qui rappellent les Feuillets d’Hypnos : « N'insiste pas trop avec les mots, ils sont impuissants à nous loger. »  

Nous dirons, pour finir cette note de lecture, qu’Animal est une revue à suivre dans sa démarche sauvage. Il s’agit d’une publication où le soin, l’attention, et surtout la passion pour la poésie sont manifestes. Une revue ouverte à l’altérité dans son rapport à la peinture, dans son ouverture à des nouvelles voix lors des numéros d’hiver, et dans ses dialogues avec l’histoire de la littérature (Sophie Loizeau y publie, dans une filiation avec Rainer-Maria Rilke, Mes cahiers de Malte). Ce printemps, guettez absolument la prochaine sortie d’Animal de sa tanière !




Contre-Allées revue de poésie contemporaine N° 41

Qu’est-ce que la poésie contemporaine ?

Les premiers mots que l’on lit dans ce quarante et unième numéro de Contre-Allées constituent le début d’une question : « La poésie contemporaine est-elle… ». Et voilà un enjeu de lecture intéressant pour ce numéro qu’Amandine Marembert et Romain Fustier placent sous le signe du poète Jacques Darras : quelle est la fonction de l'écriture poétique contemporaine ?

Une première réponse est donnée par la belle illustration de la couverture, signée par Valérie Linder, où l’on voit annoncé les thématiques que l’on retrouvera par la suite : l’attention à la nature, aux objets du quotidien, la fragmentation de la voix et du rythme, la nature qui s'immisce dans le béton de la ville. L’image délicate et réflexive de Linder confère un charme particulier à cette revue.

Romain Fustier donne une première réponse à la question que nous évoquions dans son texte introductif : « L’amateur de poèmes [...] ce qu’il quête, c’est de la relation ». Cette relation est celle que Contre-Allées tente de construire avec huit poèmes et un entretien de Jacques Darras, l’invité du numéro. Ses poèmes sont une relation entre la nature — il y est question des Trémières, des Pivoines, du hérisson dans le fabuleux poème Hedgehog —, la ville — qui introduit le prosaïque dans le poème — et l’écriture poétique. Le poème Adieux au merle en est une belle synthèse : Voyez-le sur la faîtière en tuile noire comme un accident / de cuisson générale dans le soleil couchant [...] pourquoi ne sommes-nous pas chanteurs nés ? Darras tisse ainsi des liens profonds entre la vie et l’écriture — je cite «  Verhaeren Bis » : Ecrire, [...] c’est prescrire ce qu’ensuite / Nous vivons —, ce qui répond déjà à la question implicite de Contre-Allées : l’écriture poétique sert à devenir Lecteurs de nos actes que [la réalité] écrit à travers nous.

Contre-Allées, revue de poésie contemporaine, n° 41, printemps 2020. 48 pages, 5 euros.

Darras développe ensuite l’importance poétique et politique du rythme dans un entretien qui se présente comme une grille de lecture pour les contributions poétiques dans la suite du numéro. Le lecteur trouvera des poèmes de Christiane Bouchut, Isabelle Sancy, Maud Thiria et Christain Degoutte, tous marqués par le regard intime qu’ils portent sur des objets de la vie quotidienne (un fauteuil chéri, le linge blanc, les mirabelles).

Je retiendrai volontiers le poème D’un jardin d’Anne Brousseau. Il s’agit d’une belle et longue métaphore filée à la fois du poème et de l'existence comme un jardin. Elle écrit :

D’un jardin de saveurs
thym sauge et ciboulette
chaque jour en prendre la mesure

chaque jour ce temps au temps
et garder le souffle juste sur la ligne
pour que ça tienne
pour que ça veuille

ainsi t’attendre

 

Ce jardin est certes une métaphore du poème, mais aussi de l'existence humaine comme le confirme son dernier vers : le monde est un jardin. Un jardin d’attention et de rencontre avec ceux qui ne sont plus en vie. Le poème d’Anne Brousseau répond ainsi, très humainement, à notre question : la poésie c’est une autre science, c’est avoir fleuri / et tourné le dos / vers un autre chemin // ou le même / le sien.

Enfin, deux entretiens avec Henri Droguet et Christian Garaud nous ouvrent les portes de l’atelier du poète pour répondre à la question : Dans quelle mesure l’écriture est-elle un chantier pour vous ? Le numéro entier de Contre-Allées semble ainsi répondre à la question qu’il suggère : la poésie contemporaine est un perpétuel chantier (pour reprendre le mot de Garaud), c’est-à-dire, un perpétuel devenir. Et une revue de poésie contemporaine est l’épicentre de ce chantier, où tout conflue, certes, mais aussi où l’on voit la poésie se construire, une poésie d’attention aux détails, à la vie, et aux liens profonds entre la vie et l’écriture.