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Impromptu, d’Amelia Rosselli

En une matinée romaine de 1979, Amelia Rosselli trouve soudain la force de briser le mur de silence qui l’enserre depuis des années (« questo / mio muro d’un più alto silenzio »). Comme une pièce de musique improvisée, elle écrit d’une traite Impromptu. Paru en 1981, ce sera son dernier grand poème publié en italien. La nouvelle édition qui paraît pour Guernica (Montréal), accompagnée d’une double traduction  –  anglais et français  – restitue pleinement la force de cette écriture.

En un souffle, Impromptu traverse les colères politiques d’années sombres, la mort de Pasolini, une période insoutenable de silence. L’auteure elle-même y figure, masquée sous les apparences d’un « clown » ambigu, d’une « Mistinguette » (surnom que lui aurait attribué Montale). Elle choisit aussi d’innombrables figures paternelles, pour mieux s’en détacher (les « santi padri » de La Libellula), allant de Dante à Bachmann, de Leopardi à Modugno.

 

Impromptu, Amelia Rosselli, Amelia Rosselli, Guernica Editions, 2014, 104p

Impromptu, Amelia Rosselli, Amelia Rosselli, Guernica Editions, 2014, 104p

Ce poème habité par l’urgence de s’exprimer a quelque chose d’ « hypnotique » – comme le dit Antonella Anedda  –, par son rythme syncopé et sinueux, un mouvement tournoyant qui évoque encore les « rouleaux chinois » de La Libellula, les chants modernistes ou les mantras d’Allen Ginsberg. Si ce n’est qu’ici, le vers est bref et mobile, léger et rapide, libéré de toute forme fixe qui réglait auparavant les expérimentations trilingues d’Amelia Rosselli.

Alors que le précédent recueil, Documento, tendait vers la simplicité linguistique jusqu’à la raréfaction, Impromptu joue à nouveau du trilinguisme, errant entre les lieux et les souvenirs, « vagabondando / d’un ostello all’altro ». Dante contre Pétrarque, encore une fois. Ce n’est pas un hasard si, dans la même période, paraissent les écrits trilingues d’Amelia Rosselli (Primi scritti, 1980), en même temps qu’elle travaille – certes depuis longtemps déjà – à la publication de son recueil en anglais, Sleep. Sans doute Impromptu est-il la récapitulation de tout un parcours poétique – certains y ont vu même un testament spirituel – mais aussi, dans une inspiration rimbaldienne maintes fois revendiquée, un plongeon dans « l’inconnu ».

Publié à deux reprises en Italie en 1981 et 1993, Impromptu (relu par l’auteure) avait paru encore en 1987 avec la traduction de Jean-Charles Vegliante pour La Tour de Babel (Paris), mais n’avait pas encore été traduit en anglais. Dans ses lettres à ses traducteurs, Amelia Rosselli soulignait que la difficulté de ses traductions provenait surtout de la superposition de langues et de la condensation de significations. Or, l’originalité de cette édition qui propose, du même coup, la version française et la version anglaise, est justement de répondre à ce trilinguisme et d’en offrir un prolongement. Chaque version illumine une facette de ce texte, et révèle une des langues sous-jacentes à l’italien, que la nouvelle édition veille à préserver (présentant sur ce point quelques différences par rapport à celle des Meridiani Mondadori, 2012).

Du reste, chaque traducteur relève le défi d’accueillir, dans sa langue de destination, ce texte joueur et plurilingue, qui fait d’un « tank » un « tango », d’un « sol » français un « soleil » italien, échangeant un grain de blé (« grano ») contre un fil de gazon (« grass »). Glissant entre les ambivalences, Impromptu est également truffé de mots inventés, une des caractéristiques de la poésie d’Amelia Rosselli, comme on le sait depuis la préface historique de Pasolini. Certains éditeurs étonnés – Vittorini notamment – avaient d’ailleurs voulu réfréner cette créativité linguistique, ou imposer des « glossaires » pour l’expliquer. Ici, c’est aux traducteurs d’ouvrir leur laboratoire, grâce à des remarques en fin de volume qui illuminent leur interprétation des néologismes. C’est l’un des apports essentiels de cette nouvelle publication. Prenons « tralappio », inventé en croisant « tralasciare » et « acchiappare » (négliger et attraper). Si l’anglais s’en sort avec « gralapsing » (« to grab » et « to lapse »), le français propose « translope » et non « néglitrape » ou « néglope », observe le traducteur, qui est à l’occasion revenu sur quelques néologismes. Parfois les traductions divergent. Ainsi, après avoir décrypté les variations autour du mot « frassine », qui désigne ici Pasolini, l’anglais donne « ash », alors que le français préfère « frêne », écho du mot « frère ». Le mot contient les deux et bien plus... Les trouvailles sont encore nombreuses ; au lecteur de les découvrir, s’aventurant dans les méandres de « l’entrelangue ».

Guernica, qui avait commencé son parcours avec des auteurs italo-québécois (et l’excellente revue Vice Versa), nous fait là un beau cadeau poétique : nous lui souhaitons tout le succès que cette impeccable édition mérite.

Présentation de l’auteur

Amelia Rosselli

Amelia Rosselli (Paris, 28 Mars 1930 - Rome , 11 Février 1996), poète italien qui a fait partie de la "génération des années trente", avec quelques-uns des noms les plus connus dans la littérature italienne.

Née à Paris, fille  de Carlo Rosseli ayant fui le fascisme, théoricien du socialisme libéral, et Marion Cave, militante du Parti du Travail de la foi quaker. 1940, assassinat de son père et de son oncle aux mains des milices fascistes en France (1937).

Les Rosselli s'installent d'abord en Suisse , puis aux États-Unis. Amelia Rosseli termine ses études à l'étranger.

Dans les années 40 et 50, elle se voue à la théorie musicale, ethnomusicologie et de la composition, la transposition de ses recherches dans une grande série d'essais. En 1948 elle commence à travailler comme traducteur de l'anglais vers plusieurs maisons d'édition de Florence et de Rome et de la Rai. Elle continue à se consacrer aux études littéraires ainsi qu'à la philosophie. En 1950 , elle rencontre l'écrivain Scotellaro, qui lui présente ensuite Carlo Levi. Puis les artistes qui ont par la suite donné naissance à "l'avant-garde du groupe 63".

 

Amelia Rosselli

Dans les années soixante, elle rejoint le PCI et commence à publier ses écrits principalement dans les magazines, attirant l'attention de Zanzotto , Raboni et Pasolini .

En 1963 , elle publie dans "Les Fausses" vingt à quatre poèmes. L'année suivante, parait son recueil de poèmes, "la guerre Variations", publié par Garzanti , et en 1967 la collection "Série hôpital." En 1981 parait "Impromptu", un long poème divisé en treize sections.Plusieurs de ses histoires en prose ont été publiés en 1968 sous le titre "Journal terne".

Deux longues maladies et la mort de sa mère la plongent dans une dépression nerveuse. Elle n'a jamais accepté ni le diagnostic de schizophrénie paranoïde qui a été donné par un certain nombre de cliniques en Suisse et en Angleterre, ni celui de la maladie de Parkinson.

Figure de l'écrivain multilinguiste, elle tente de combiner l'utilisation de la langue et l'universalité de la musique. Elle a vécu les dernières années de sa vie à Rome, à son domicile dans la Via del Corallo, où elle se suicide le 11 Février 1996 pour des raisons liées à la dépression sévère

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Avec une autre poésie italienne : Patrizia Vicinelli

La récente édition des œuvres complètes de Patrizia Vicinelli (1943-1991), accompagnée d’une anthologie de performances filmées, permet de mesurer la force d’une œuvre qui rend à la poésie son ambition d’art total. Pour Patrizia Vicinelli poésie graphique, poésie sonore et écriture ne sont que trois facettes d’un même geste. Ses œuvres graphiques, y compris les plus abstraites, sont la visualisation de performances vocales allant de la récitation épique à la profération combinatoire de phonèmes.

L’apprentissage de Patrizia Vicinelli est marqué par deux grands « maîtres » de l’écriture expérimentale, Emilio Villa et Adriano Spatola, ainsi que par la participation à la néo-avant-garde, à laquelle elle adhère en 1966, deux ans avant l’implosion du mouvement. Ses premiers poèmes illustrent déjà une virulente critique du langage, comme dans cet extrait daté de 1962 (nous traduisons)     

Ta langue est une langue fourchue et nous
la réduirons en lamelles, la tienne et le langage
de tous

Cette langue fourchue, symbole d’une duplicité serpentine, sera réduite en lamelles, pulvérisée, selon le programme avant-gardiste, et reconstruite à nouveau pour remédier à son appauvrissement culturel et moral : « notre alphabet a tellement  / peu de lettres que j’ai honte », dit un poème daté de 1963.

Refaire un alphabet ex nihilo, repartir par la toute première lettre : tel serait l’objectif de à, a, A, un recueil de poésie visuelle et sonore paru en 1967, dédié à Emilio Villa (la version numérique est consultable ici). L’ouvrage est composé de séquences typographiques, d’enchaînements de lapsus, de calligrammes abstraits jouant délibérément avec l’illisible. Plusieurs langues sont convoquées pour compliquer le jeu : italien, français et anglais. à, a, A est aussi le bruit d’un rire sonore, terrifiant. Cet autre extrait, en français dans le texte, est représentatif d’un tel sarcasme multilingue :

ZZZZZZZ, zed zed : attention attention
l’imprévu de la maison neuve imprévu
votre Q. I. c’est inférieur ∞.

L’esprit de liberté verbale et de dérision poétique de 1968 n’est pas loin. Mais 1968 est aussi la date du durcissement des appareils de pouvoir face à toute forme de contestation. Cette année, un proche de Patrizia Vicinelli, l’intellectuel et ancien résistant Aldo Braibanti, est condamné à la prison en raison de son homosexualité ; son ex compagnon est envoyé en cure d’électrochocs. (Cf. la note historique de Maria Serena Palieri). Patrizia Vicinelli, avec d’autres intellectuels italiens, dénonce cet abus judiciaire. Elle est alors poursuivie pour détention de haschich et condamnée à la prison. Sa fuite au Maroc lui permet d’échapper temporairement (cet exil nourrit certains passages de Non sempre ricordano) mais lors de son retour en Italie, elle est emprisonnée à Rebibbia (1977-78). Elle y écrit une adaptation théâtrale de Cendrillon qu’elle met en scène avec des détenues.  

Dernière page de Apotheosis of a schizoid woman (1979). Source : archivio Maurizio Spatola.

L’ouvrage Apotheosis of a schizoid woman (1979) souligne l’approfondissement des travaux graphiques de Patrizia Vicinelli. Ce livre de collages et de poèmes visuels est imprimé en sens inverse : il se lit de droite à gauche. Le titre détourne un célèbre morceau de progressive rock « 21st Century Schizoid Man », en affirmant à la fois la force et la fragilité d’un sujet féminin. Le discours politique est également présent. Dans un des collages d’Apotheosis of a schizoid woman se détache le titre suivant : « La police voit dans le suicide d’un anarchiste détenu un « acte d’auto-accusation ».

L’allusion aux emprisonnements et aux meurtres politiques revient de manière centrale dans Non sempre ricordano (1986), « poème épique » en huit sections, considéré comme le chef d’œuvre de Patrizia Vicinelli. Pensé graphiquement comme un dazibao (un projet de départ comportait plusieurs affiches illustrées), ce long poème s’inspire de la rhétorique du manifeste. Cris de violence, slogans politiques énoncés en lettres majuscules sont alternés à des moments oniriques et visionnaires. En huit parties s’alternent des scènes de guerre, de passion et d’extase, denses d’allusions historiques et mythologiques.

Non sempre ricordano est aussi un poème « épique » au féminin, à lire à côté de La libellula d’Amelia Rosselli. Les deux poèmes ont en commun le détournement de références patriarcales, invoquées au début pour mieux être renversées : les « esprits des saints endormis » au début de Non sempre ricordano rappellent les « saints pères » de La libellula. Autre convergence frappante, la poésie de Patrizia Vicinelli est marquée par un fort multilinguisme : des fragments entiers de Non sempre ricordano sont en anglais, certains mots en français. Tout le texte est émaillé d’exclamations en d’autres langues qui multiplient ce cri : « Babel restait intacte et hurlante » (Non sempre ricordano, VII).  

Une autre poésie italienne a donné il y a quelques temps une traduction du poème « l’arbre de Judas ». Nous proposons ici un extrait de la deuxième partie du poème Non sempre ricordano.