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Cédric Demangeot, Éléments de sabotage passif

Poète, traducteur et éditeur, notamment de Leopoldo María Panero avec les éditions Fissile, Cédric Demangeot nous a quittés récemment et prématurément en nous laissant un impressionnant catalogue éditorial, plus d’une quarantaine de recueils d’une poésie dense, forte et conséquente, ainsi que plus d’une vingtaine de traductions remarquables.

Autant de livres passés et à venir, présents parmi lesquels ces Éléments de sabotage passif, court recueil en deux parties qui traite Du mésaccord, & d'un malentendu entre un je et son il qui se répondent pour poser les rudiments d’une éthique qui font et rendent honneur et hommage à un auteur et à une œuvre intègres et lucides. Un ouvrage qui, rétrospectivement, revêt un caractère testamentaire.

Il y a longtemps que je ne l’ai pas vu. Pourtant quelque chose reste, ou revient. 

Je est un autre, depuis Rimbaud, c’est entendu. Ce que l’on entend moins, c’est que parler de l’autre c’est toujours parler de soi comme de son rapport – ici inconfortable, en ce qu’il ne se conforte ni se conforme – au monde. De ces Éléments de sabotage passif de Cédric Demangeot, sorti le 15 mars 2021 chez Éric Pesty Éditeur, le narrateur et l’auteur, le lecteur et la lectrice, l’éditeur et le livre, le personnage et son pronom, retiendront l’attention portée, plus que sur le réel et son double, à la relation entre moi et l’autre mise au monde par une langue soucieuse d’authenticité propre à un poète aussi désespéré que résolu à en découdre avec la mort et ses agents, le fascisme et la guerre (« La langue aujourd'hui n'est qu'ordre, marchandise et mort. » in Une inquiétude).

Cédric Demangeot, Éléments de sabotage passif, Éric Pesty Éditeur, mars 2021, 36 p., 10,00 €.

Il ne fallait pas commencer — par écrire « il ». Sitôt écrit, il disparaît. Derrière un pronom il y a toujours une disparition. 

La mort de l’auteur, plus réelle que jamais avec celle de Cédric Demangeot en janvier dernier, est à l’œuvre partout, en amont comme en aval du texte. Et, avec elle, des choses et autres qui reviennent. Des échanges et conversations, corp(u)s (« Son bras (…) Ou sa langue ») et recensions (ici d’Un enfer et d’Une inquiétude) précédant sa disparition, ainsi que leurs influences et conjonctions : « Je me retrouve à un moment ou à un autre avec des bouts de son corps qui bougent dans ma bouche. » À travers « il », le narrateur de Cédric Demangeot (à moins que ce ne soit lui qui s’exprime à travers son je, son moi) veut parler de « cela », soit de ce rapport entre ces deux [i(rré)d]entités qui se recouvrent ou s’annulent sans que l’on puisse distinguer, aimants ou précipités, physique ou chimie, le positif du négatif.

Il aime les fleurs, les femmes, les odeurs / oubliées dans les couloirs. Il suffoque / à leur seul souvenir — c’est en cela / qu’il est diaboliquement ressemblant. 

Il a un visage qui (forme et couleur sont, se font et se fondent dans la page et l’écrit) naît d’un rituel secret qui (relève, non de la mystification, mais d’une mystique) se perpétue dans d’autres, non moins énigmatiques (« « Il » est le corps de cela »). Il est incisif, un Sisyphe absurde et efficace dont les lambeaux et bribes – laisses, mais non brides – donnent à voir l’effacement et la survivance, l’absence et l’existence, conjointes de ses fondations — « Avec chacun de soi, autrement dit de personne, ce don de rien (ce manque de tout), la relation commence. » Une langue chasse l’autre, qui s’écrit en creux, puis en bosse s’abouche. L’une commence quand et où l’autre finit dans une perpétuelle dialectique, un jeu du je où tout se fond sans se confondre — « Il refuse d’employer la troisième personne. Il ne veut pas dire « il », parce qu’il a peur de lui-même, comme j’ai peur de moi. »

à l’assaut tous les jours de l’horrible moulin — qui fait de la farine avec les corps.

A partir de cet « il » et du mésaccord qu’il entretient avec lui, Cédric Demangeot nous livre un « antiportrait craché de son inventeur ». Au-delà de la question du pronom, de ses possibilités et de son impossible objectivation (« Le coup du pronom, pardon, c’est une blague. »), s’en pose une autre : celle, essentielle et existentielle, nietzschéenne et psychanalytique – en un mot : archétypale – du masque et de l’ombre. Avec cette capacité à voir la poésie du quotidien et à défier son drame en poussant l’image et son développement au bout du rouleau (« Le jour où j’ai conçu l’idée stupide de lui donner un nom, j’ai failli le perdre. ») – à l’instar d’Antoine Mouton (avec Chômage Monstre ou Poser problème) – mais aussi d’aborder la question de la bête et abêtissante banalité du mal en une manière et matière philosophicopoélitique aussi obsessive et névrotique qu’inédite.

Il est malade à cause du monde. Parce que la maladie du monde est contagieuse et maligne. Il n’y a aucune raison de l’espérer guérissable. 

& d'un malentendu, Cédric Demangeot part et se départit de la prose pour entrer de nouveau dans une poésie de combat. Où le langage, grâce à son travail antérieur de vivification (« Il est facile de traverser les miroirs / une fois qu’on a démesuré le corps.»), échappe à son pendant tautologique (LTI & LQR) par d’aphoristiques et surréalistes (« Une saison en forme de serpillière ») haïkus (« Canicule de février »). Où la question rimbaldienne du Voyant (« Où peux-tu m’emporter / est la question que je pose / en entrant. ») ne parvient jamais à rejoindre la réponse du Voyage baudelairien (« Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ») à cause de cette « maladie du monde », de la torture et du sol, de la réification et de la trahison qui, partant du corps du Mésaccord, est à l’origine du malentendu.  

On voudrait (sans magie / ni condition) (le plus naturellement du monde) guérir.
De la haine qu’un matin / triste on contracta.
(dans une cour.) / (de récréation concentrationnaire.) 

Avec ces Éléments de sabotage passif, Cédric Demangeot, poète sans concession et penseur antiautoritaire dont la poésie et la réflexion gravitent — comme il se doit — nécessairement entre la connaissance de soi et le combat, nous délivre en même temps qu’un outil de compréhension de sa vie et de son œuvre un manuel de survie en milieu hostile. Face à l’impossibilité manifeste de communi(qu)er, entre l’urgence et l’exigence de l’engagement et de la désertion (« Je ne peux pas le forcer à la paix. Il ne peut pas non plus m’accorder éternellement sa guerre. »), l’auteur poursuit sans relâche son action de (dé)construction personnelle et poétique, en un mot : de sabotage. De sorte que rien ne puisse être, ni de lui ni de son œuvre, utilisé par l’ennemi.

Une œuvre et un recueil à lire et à relire en ces temps où notre besoin de consolation est une nouvelle fois, si tant est qu’il puisse et doive l’être, impossible à rassasier. Le testament d’un poète, dont on peut et pourra dire, le citant, en guise d’épitaphe, « Il n’a pas — de son vivant jamais n’aura — travaillé pour la mort. »

Présentation de l’auteur

Cédric Demangeot

Cédric Demangeot nous a quittés le 28 janvier 2021.

"Né en 1974, apprenti nomade depuis peu, Cédric Demangeot s'obstine sans trop savoir pourquoi, dans un monde qui n'en demande pas tant, à publier des livres de poésie : Désert natal (Fata Morgana), Figures du refus (id.), D’un puits (id.), Nourrir querelle (Obsidiane), Obstaculaire (Atelier la Feugraie), & Cargaisons (Grèges), Malusine (Grèges), Eléplégie (Atelier la Feugraie), Ravachol (Barre parallèle), Philoctète (Barre parallèle), & ferrailleurs (Grèges), Sale temps (Atelier la Feugraie), Une inquiétude (Flammarion).

Il est également l'auteur d'un récit, (Pour personne, in L’Atelier contemporain n° 3, 2001), d'un essai sur Roger Gilbert-Lecomte (“Votre peau n’a pas toujours été votre limite”, J.-M. Place), de divers articles critiques et de nouvelles inédites."

Les éditions Fissile 

Poésie

  • Autrement contredit, Montpellier, Fata Morgana, (1998)-2014.
  • Falaises, illustré par Joël Leick, éditions A la bibliothèque du lion, 2000.
  • & cargaisons, Montpellier, Grèges, 2004.
  • Obstaculaire, Atelier La Feugraie, 2004.
  • Onze moritures bons qu'à rien, co-écrit et co-peint avec Lambert Barthélémy, Olivier Cabière, Billy Dranty, Philippe Guitton, Hugo Hengl, Frédéric Limagne, Rodrigue Marques de Souza, Olivier Matuszewski, Brice Petit et Guy Viarre, Fissile, 2004.
  • Malusine, Montpellier, Grèges, 2006.
  • Cinq moritures, co-écrit avec Brice Petit, Fissile, 2006.
  • Retour à rature, avec des dessins de Philippe Guitton, Fissile, 2006.
  • D'encombrements, avec deux peintures de Rodrigue Marques de Souza, Fissile, 2006.
  • Ravachol, Montpellier, Barre parallèle, 2007.
  • Eléplégie, Atelier La Feugraie, 2007.
  • Une érosion, avec une peinture de Thomas Pesle, Fissile, 2007.
  • & ferrailleurs, Montpellier, Grèges, 2008.
  • Philoctète, Montpellier, Barre parallèle, 2008.
  • Bartlebricepety, Tardigrade, 2008.
  • Érosions suivi de Degré noir, avec un dessin de Thomas Pesle, coll. " L'oracle manuel", éd. S'Ayme à bruire, 2009.
  • Bartleby vote, La Porte, 2009.
  • Lessive, Tardigrade, 2009.
  • Sans mots, 70 dessins d'Ena Lindenbaur, accompagnés d'un poème de Cédric Demangeot et de sa traduction allemande par Hugo Hengl, Fissile, 2010.
  • Il paraît qu'antimatière, poème et lavis, L'arachnoïde, 2011.
  • Ferraille, Aldébaran, 2011.
  • Sale temps, Atelier La Feugraie, 2011.
  • Petit horoscope illustré, avec des illustrations d'Eric Demelis, Fissile, 2012.
  • Une inquiétude, Paris, Flammarion, 2013.
  • Un ciel de latrines, illustré par Antonio Segui, Cadastre8zéro, 2013.
  • Psilocybe, Montpellier, Éditions Grèges, 2013.
  • Le miroir de l'idiot, illustré par Delphine Cadoré, Fissile, 2013.
  • Éléphant 1 & 2, sous le pseudonyme de Bric&dric, en collaboration avec Brice Petit, Fissile, 20148.
  • En haut de bas, peintures de Stéphanie Ferrat, Matière noire, 2014.
  • Skrz smrt, précédé de Moi, la louve, je murmure à cedrik, Ursule Sureau, 2014.
  • Un enfer, Paris, Flammarion, 2017.
  • Rappel à l'émeute, pariah, 2018.
  • Pour personne, Paris, L'Atelier contemporain, 2019.
  • Chantier de tête, livre d'artiste à tirage limité, accompagné de gravures sur bois de Jean-Paul Héraud, Trames, 2020.
  • Le Poudroiement des conclusions, dessins d'Ena Lindenbaur, Paris, L'Atelier contemporain, 2020.
  • La golem bégaie, livre d'artiste à tirage limité, accompagné d'œuvres originales d'Ena Lindenbaur, Trames, 2021.
  • Promenade et guerre, Paris, Flammarion, 2021.
  • Éléments de sabotage passif, Marseille, Éric Pesty éditeur, 2021.

Théâtre

    • Salomé, éditions du geste, 2019.
    • Le dernier jour de Pouchkine à Boldino, Paris, Éditions du Canoë, 2021.

    Bande Dessinée

      • Le méchant petit Poucet, texte de Cédric Demangeot, dessin de Vincent Vanoli, Montréal, La pastèque éditeur, 2012.

      Autres textes

        • Préface de Monsieur Morphée empoisonneur public, dans Roger Gilbert-Lecomte, Montpellier, Fata morgana, 1998.
        • Poésie noire poésie blanche, in Poésie 99 no 78, 1999.
        • Lecture de José Angel Valente, in Scherzo n° 6, 1999.
        • Descente dans la langue-mort des Mères, in Strates : cahier Jacques Dupin, Tours, Farrago, 2000.
        • Le veau vomit le poète, in L’Atelier Contemporain no 1, été 2000.
        • Jacques Dupin : descente dans la langue-mort des Mères, in Strates, Cahier Jacques Dupin, Fourbis/Farrago, 2000.
        • Pour personne, récit, in L’atelier contemporain no 3, 2001.
        • Roger Gilbert-Lecomte. Votre peau n'a pas toujours été votre limite, Paris, Jean-Michel Place, coll. « Poésie », 2001.
        • Stanislas Rodanski ou le prisme noir, in Stanislas Rodanski ou le prisme noir, Postscriptum no 2 à l’initiative des Amis du Soleil noir, 2002.
        • À nous rien, de dire…, préface à Tautologie une, de Guy Viarre, Paris, Flammarion, 2007.
        • Traversées... sur les traces de Claude Tarnaud, préface à The Whiteclad Gambler de Claude Tarnaud, Le Vigan, L’Arachnoïde, 2011.
        • Page un, dans Sonnets de la mort, de Bernard Noël, Les Cabannes, Fissile, 2012.
        • Petit horoscope illustré (dessins d’Eric Demelis), Les Cabannes, Fissile, 2012.
        • Le petit livre du bonheur, in Lignes, 2013/3, p.186-191 [1] [archive].
        • Ceci je l'ai trouvé dans le fumier..., préface à Bonne nouvelle du désastre, de Leopoldo María Panero, Les Cabannes, Fissile, 2013.
        • Une nuit qui se souvient, lecture de Contre l'épisode d'Esther Tellermann, Europe, n° 1026, octobre 2014.
        • Éléments de sabotage passif, in Conséquence no 2, 2017.
        • Erratum, suivi de Promenade & guerre, in Conséquence no 3, 2019.

        Traductions

          • Les démons de la langue, de Alberto Ruy-Sánchez, traduit de l’espagnol (Mexique) en coll. avec Anthony Bellanger, Fata Morgana, 1999.
          • Le nu de la fin du jour, de Lokenath Bhattacharya, poèmes traduits du bengali en collaboration avec l’auteur, Montpellier, Fata Morgana, 2000.
          • Corps effleuré de l'aimée, de Lokenath Bhattacharya, traduit du bengali par l'auteur et Cédric Demangeot, Montpellier, Fata Morgana, 2001.
          • Fleur de cendre, de Lokenath Bhattacharya, poèmes traduits du bengali par Cédric Demangeot en collaboration avec France Bhattacharya. Tirage limité, illustré de peintures originales de Pierre Alechinsky, Montpellier, Fata Morgana, 2002.
          • Neuf sonnets, de William Shakespeare, in moriturus no 3/4, .
          • Larry se pend, de Bryan Delaney, traduits de l'anglais (Irlande) par Cédric Demangeot avec relecture de l’auteur, Les Cabannes, Fissile, 2009.
          • Bonne nouvelle du désastre et autres poèmes, de Leopoldo María Panero, traduit de l’espagnol par Victor Martinez et Cédric Demangeot, Les Cabannes, Éditions Fissile, 2013.
          • Aux chênes de Glencree, de John Millington Synge, traduit de l'anglais par Cédric Demangeot, Les Cabannes, Éditions Fissile, 2014.
          • Alcools, de Leopoldo María Panero, traduit de l'espagnol par Cédric Demangeot, Éditions Fissile, 2014.
          • Conjurations contre la vie, de Leopoldo María Panero, traduit de l'espagnol par Cédric Demangeot, Rafael Garido et Victor Martinez, Editions Fissile, 2016.
          • J'avais du temps vorace l'inquiétude, de William Shakespeare, traduit de l'anglais par Cédric Demangeot, Éditions Fissile, 2016.
          • Casse-tête, de Nicanor Parra, traduit de l'espagnol par Cédric Demangeot, Éditions Fissile, 2016.
          • Une cour en hiver, de Bohdan Chlíbec, traduit du tchèque par Petr Zavadil et Cédric Demangeot, Éditions Fissile, 2016.
          • Des choses détruites, de Leopoldo María Panero, traduit de l'espagnol par Cédric Demangeot, Rafael Garido et Victor Martinez, Éditions Fissile, 2017.
          • Poèmes de l'asile de Mondragón, de Leopoldo María Panero, traduit de l'espagnol par Cédric Demangeot et Victor Martinez, Éditions Fissile, 2017.
          • Peter Punk, de Leopoldo María Panero, traduit de l'espagnol par Cédric Demangeot, Éditions Fissile, 2017.
          • Cendres sous la neige, de Bohdan Chlíbec, traduit du tchèque par Petr Zavadil et Cédric Demangeot, pariah, 2019.
          • Je maigris et la mort m'arrondit, de Miroslav Salava, traduit du tchèque par Petr Zavadil et Cédric Demangeot, Éditions Fissile, 2019.
          • Le dernier homme, de Leopoldo María Panero, traduit de l'espagnol par Rafael Garido, Victor Martinez et Cédric Demangeot, Éditions Fissile, 2020.
          • Le mur des souvenirs, de Jan Zábrana, traduit du tchèque par Petr Zavadil & Cédric Demangeot, Éditions Fissile, 2020.
          • Tanière d’un animal qui n’existe pas (poésie 1998-2000), de Leopoldo María Panero, traduit de l'espagnol par Cédric Demangeot, Rafael Garido et Victor Martinez, Toulouse, Éditions Fissile, 2020.
          • Le sang de la bourse, de Bohdan Chlíbec, traduit du tchèque par Petr Zavadil et Cédric Demangeot, Éditions Fissile, 2020.
          • Schizophréniques. Poèmes 2001-2004, de Leopoldo María Panero, traduction de Rafael Garido, Cédric Demangeot et Victor Martinez, co-éditions Fissile/Zoème, 2021.

          Poèmes choisis

          Autres lectures

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          Le corps est-il soluble dans l’écrit ? Conférence dansée de Louise Desbrusses

          Issu d’une longue expérience de l’écrit et de la danse, Le corps est-il soluble dans l’écrit ? est une œuvre choré-graphique de Louise Desbrusses créée en 2013, régulièrement produite en festival et résidence, et désormais disponible en livre et DVD.

          Publiée en avril 2018 aux éditions Principe d'Incertitude dans la collection Pulsar qu’elle inaugure, accompagnée du film réalisé par Victoria Donnet, cette Conférence dansée retrace et affirme l’unité d’un corpus librement constitué autour d’un mouvement qui transcende la notion de discipline. Un(e) geste poétique qui s’étend et s’espace.

          Toujours j’écris depuis mon corps, 
          Depuis mon corps tout entier, 
          Des textes écrits pour le corps tout entier 
          De ceux et celles qui les liront, peut-être. 

           

          Louise Desbrusses, Le Corps est-il soluble dans l'écrit ? Conférence dansée, (1 DVD), Principe d'Incertitude, 2018, 31 pages.

          Souffle, murmure, chantonnement. Posture, figure, forme – mouvement. Zen, Tai. Chi, certainement. Vibrations d’une colonne d’air qui se déplace, calme typhon. Propagation, ondulations. En avant, travelling, arrière – mouvements. D’une main, de l’autre, épaules, bras. Voi-e/-x. De l’écrit qui se fait corps, du corps qui s’écrit, qui se livre en un livret, une partition. S’incarne dans la danse encore et dans le corps du texte avec ce livre-disque qui articule cette danse-conférence de l’autrice, poète et performeuse, Louise Desbrusses.

          Portrait de l’écrivaine en danseuse, de l’écrivaine-danseuse en artiste. Pieds nus, vêtue de noir, seule sur une scène plongée dans l’obscurité, le clair du visage et des extrémités contrastant avec leur environnement, avec pour seuls accessoires un micro serre-tête et occasionnellement un pupitre, Louis Desbrusses gravite, navigue à vue, évolue dans un lieu indéfini dont elle fait progressivement état, qu’il s’agisse de la scène ou du livre. Une atmosphère palpable dans laquelle elle déroule, dévide, délie, (se) joue. Des phrases, faits, gestes et langue. De la répétition, de la représentation, du sens et de la sensation. 

          Quels textes écrit-on et pour qui, si seule sa matière grise est noble et respectable, pour ne pas dire de sexe masculin ? 

          Louise Desbrusses et Violaine Schwartz, Couronnes, boucliers, armures, Atelier du Plateau, Septembre 2007.

          Les mots sont posés et le ton mesuré, comme pesés, patiemment, à l’oral comme à l’écrit. Le regard intens-/attent-if (« What if ») à l’in-/at-tention du spectateur/lecteur. Le discours aéré pour laisser, espaces et silences, la réflexion s’introduire entre les lignes et les oreilles. Comme toutes celles et tous ceux qui écrivent pour ou dans le cadre de la performance, Louise Desbrusses doit faire avec la conscience de la représentation et son expérience. Avec les doutes quant à la réception de ce que l’on envoie, à l’image que le public voit et renvoie. Et plus encore lorsqu’il s’agit de retranscrire, d’incarner, de témoigner de sa propre présence. 

          Dans sa préface, l’éditrice, écrivaine, dramaturge et metteuse en scène, Célia Houdart s’interroge (« pourquoi ai-je soudain l’image de moi, enfant et jeune judoka, apprenant à chuter avec souplesse ? ») et évoque au sens littéral du terme « une posture qui serait une danse, en même temps qu’un manifeste. » Une démarche qui dépasse le procédé apparent, ses circonstances et leur discours, pour devenir processus et manifestation du corps et d’une identité toujours mobiles. D’un étant-là, être-femme qui, se sachant divisée, séparée, fragmentaire, accepte de se découvrir, intimement et publiquement, et de se surprendre elle-même dans son entièreté et son étrangeté.     

          Louise Desbrusses commence debout. Et elle ne sera plus jamais une écrivaine assise.  (Célia Houdart)

          Une forme d’émancipation et de revendication qui (s’)affranchit, croise supports et genres, transcende les disciplines, confronte nos expériences et pratiques respectives ici et maintenant. Artistiques, bien entendu, mais aussi corporelles – méditation de pleine conscience (dépasser le mental), Tai-Chi (le travail interne ne sert à rien si tu ne tiens pas sur tes jambes), Yoga (Faîtes avec le corps que vous avez aujourd’hui) – personnelles et quotidiennes, tout en renvoyant à la neurologie, à l’ostéopathie, à la sophrologie (« Prendre acte des marques profondes laissées dans le corps par la famille, par l’environnement, par le milieu social, les études, le sport, la danse classique, les idées reçues, le dressage du corps féminin »).

          Ici c’est le corps qui dicte. Plus dialectique que didactique – l’apparente contrainte formelle de la posture n’étant qu’un maillon d’un enchaînement libérateur dans son ensemble –, le mouvement relève ici davantage du lâcher-prise que de la maîtrise pourtant réelle qui découle. Initié il y a plus d’une quinzaine d’années – avant, puis avec le travail chorégraphique de l’Américaine Deborah Hay qui propose de « contre-chorégraphier le corps formaté » – cette voie parcourue et tracée par Louise Desbrusses – qui cherche à « reconfigurer l’acte même d’écrire » et « par conséquent son produit, le texte » –, se révèle pleinement sur scène, qui transforme le geste en élément d’une geste plus vaste.

          La plupart d’entre nous ont une idée de l’être humain, donc de soi, héritée du XIXème siècle quand les neurologues de l’époque se représentaient l’organisme de la même manière que le bourgeois mâle blanc se représentait le monde. 

          Le corps est-il soluble dans l’écrit ? Contre le dualisme qui régit la perception du corps et de l’esprit ; contre la hiérarchisation – politique, économique, culturelle – du corps physique et social, produite et reproduite par les modalités de sa représentation, parfois « en conflit avec ses propres choix politiques et esthétiques » ; contre le sexisme et la domination masculine qui (se) font autorité dans le domaine de la pensée et des lettres comme partout ailleurs ; Louise Desbrusses, autrice de romans (L’argent, l’urgence (2006) et couronnes boucliers armures (2007) chez P.O.L.), d’une pièce radiophonique (Toute tentative d’autobiographie serait vaine, France Culture) et autres essais (du corps (&) de l’écrit (2009-2010), revue Inculte), pose en actes la question de la fin et des moyens de l’écrit.

           

          Une question-danse et dense qui, si elle ne doit apparaître qu’après coup (« Il est impossible d’improviser si vous vous regardez faire. ») disparaît généralement au profit de son instrumentalisation. D’où l’importance de se réapproprier, de s’emparer – dans un sens non utilitariste, une conception non séparée – de sa vie, de son œuvre, de son corps, comme outil de production pour les rétablir et les restituer dans leur intégrité comme porteurs et vecteurs de liberté, d’égalité et d’unité. Un souci et un désir de cohérence qui se retrouvent dans le beau et respectueux travail d’édition réalisé avec Principe d’incertitude qui inaugure avec cette Conférence dansée la collection Pulsar qui, s’inspirant du commerce équitable, interroge les rapports entre auteur.e.s et artistes, édition, diffusion et public.    

          Et chaque jour, pourtant, et pendant trois mois comme je m’y suis engagée par contrat, j’en sors dépouillée un peu plus de ce que je croyais être moi, que je ne savais même pas être moi. 

          Le corps est-il soluble dans l’écrit ? Fidèles à cette question, diffuse mais insoluble, Louise Desbrusses et Principe d’Incertitude ont choisi avec Pulsar de répondre par un objet mixte qui s’explore et s’expose en soi et en parallèle à la performance. Un livret à rabats, sobre et soigné, réalisé par le studio de design graphique pluridisciplinaire Surfaces, dont les photographies, fragments extraits du corps de l’auteur et du film introduisent puis s’effacent devant le texte avant de réapparaître au cœur de l‘ouvrage qu’elles concluent.        

           

          Louise Desbrusses, teaser du film  Le Corps est-il soluble dans l'écrit ?

           

          Un film, inséré en DVD à la fin de l’ouvrage, de Victoria Donnet, artiste elle aussi pluridisciplinaire, qui rend compte – entre distance et proximité, netteté des traits et flou de la silhouette, fluidité et plans saccadés – du rythme de la Conférence dansée et des mouvements qu’elle met en scène et suscite. En supplément, La conférence en questions, séquence dans laquelle l’artiste et performeuse se propose de répondre au public au terme de chacune de ses représentations, ouvre et referme tour à tour cette création qui s’écrit jour après jour, de ligne en ligne et pas à pas.    

           

          Je m’appelle Louise Desbrusses, 
          Je suis écrivaine. 
          J’écris, 
          C’est une danse.  

           

           

          Présentation de l’auteur

          Louise Desbrusses

          Louise Desbrusses se déploie depuis quelques décennies dans (et autour d’)un corps doté de muscles, d’os, de tendons, de veines, d’artères, d’organes et autres, en un point (toujours) changeant de l’espace-temps depuis lequel elle extrait et organise mots et mouvements sous une forme ou une autre, voire plusieurs combinées (ou pas). Le concept de flèche du temps permet de classer les dites formes par ordre (plus ou moins) chronologique.

          Deux romans, L’argent, l’urgence (2006) et Couronnes Boucliers Armures(2007) sont publiés chez P.O.L ; une pièce radiophonique, Toute tentative d’autobiographie serait vaine commande de France culture est diffusée en 2008 puis publiée chez Lansman Editeur (Bruxelles) ; des poésies et autres textes courts paraissent en revues et/ou dans des anthologies.

          Trois essais intitulés du corps (&) de l’écrit (2009-2010) écrits à l’invitation de la revue Inculte, interrogent l’invisible performance physique de l’écrivain dont le texte est la trace. Ces questions conduisent perceptiblement l’auteure vers des performances d’une nature plus visible, plus audible, quand le corps de l’écrivain lui-même fait partie intégrante du texte (ou de son absence) au point que les séparer devienne difficile. Voire impossible parfois. En tout cas problématique, souvent.

          Après Réel est Dieu (2010) Galerie des filles du Calvaire, Paris, c’est la série des lectures improvisées de Le cœur rectifié en trio avec Ralf Haarmann et Christiane Hommelsheim à Berlin & Bruxelles (2010-2012). En 2012, Louise Desbrusses adapte et danse I think not, chorégraphie de Deborah Hay (Festival Concordan(s)es - Bagnolet). En 2013, elle créée Le corps est-il soluble dans l’écrit ? dans le cadre du Cabaret de curiosités #10 du phénix-scène nationale de Valenciennes.

           

          En 2018, « Le corps est-il soluble dans l’écrit ? conférence dansée » est publié par Principe d’Incertitude, avec un DVD du film réalisé par Victoria Donnet lors de la performance de Louise Desbrusses au Centre Chorégraphique National de Franche-Comté à Belfort. 

          Source : maison-écritures.fr

           

          © Crédits photos maison-écritures.fr

          Poèmes choisis

          Autres lectures




          Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II &I

          Exercice de style érudit, tissé, brodé, piqué à la quenouille, composé de « 99 prosains traités dans la stimulante contraincte du neuvain en prose » rendant compte du style et de l’influence de 99 écrivains et écrivaines sur le poète, & Leçons & Coutures II de Jean-Pascal Dubost, sorti le 15 mai 2018 dans la collection présent (im)parfait des éditions Isabelle Sauvage, fait joliment suite au volume I de la série, paru il y a six ans déjà, permettant la (re)découverte de l’œuvre des premiers à travers celles du second. 

          Antje Krog — Comme la liberté ça n’existe balle, ordonc, passer à l’acte poétique et que quelquement cela se fasse, faire que le poème soit une rafale de mots, et un acte utile de combat, et utile comme la pluie, et une arme d’assaut, et de défense contre les attaques, et d’attaques contre les défenses, et une arme de persuasion subliminale, car la poésie, hé, bien visée, ça peut faire mal — 

           

          D-/R-estituer. (Re)Transcrire, écrire sur et parfois dans, le plus subjectivement possible, les textes qui l’ont marqué : tel est l’objet qui constitue, dans le fond(s) comme dans la forme, ce Grand Livre de Dettes de Jean-Pascal Dubost, « crypto-punk-poète-hack’ sauvage & capteur d’énergie, fabrier & pilleur & citeur obligé & brifaud lexicolâtre, exagérateur & fauteur de langue » dans le style et précis et précieux, riche et composite, complexe et lapidaire mêlant langues vernaculaires, ancien français, latin, anglais, onomatopées, symboles, folles étymologies et autres Fantasqueries auquel le poète nous a habitués et auquel il n’a de cesse de donner feu et air, matière et souffle.

          Eric Darsan - & Leçons & Coutures II - Jean Pascal Dubost - Isabelle sauvage -

          Un hommagier qui fait la part belle aux Français, contemporains (Josse qui en parle ici sur remue.net, Jaccottet, Pennequin, Roubaud) ou moins (Artaud, Mallarmé, Hugo, Ronsard), aux Américains (Bukowski, Carver, Whitman), peu aux femmes, quinze à peine, en rafale et égarées (Dreyfus, Guillet, Rouzier, Loizeau, Pinçon, Sarraute). Avec des choix parfois contestables (l’œuvre érotique de Jacques Abeille), n’était leur importance dans l’écriture, la liberté et l’imaginaire du poète (où George R.R. Martin côtoie Julien Gracq), l’invitation à (re)découvrir des auteurs moins connus ou évidents (Monchoachi, Juvénal, Anonyme, Marc Papillon, seigneur de Lasphrise), l’invention et la drôlerie de leur exposition (Jean de Sponde, « Mahomet égorgeant Jésus avec un sabre vendu par Bouddha »).

          Une anthologie de la taille d’une main, qui tient dans la poche et de la miniature - aux caractères d’argent ciselé sur couverture moirée, à l’esperluette enluminée, lettrine et blason à la fois, qui par-delà l’audace et de ses dehors altiers et de ses dedans emportés, s’achève humblement par un “Merci de m’avoir lu. » Un précis qui gagne à être complété par le volume I, sorti le 15 février 2012 qui in-/é-/con-voquait de même(s) manière(s) autant d’incontournables qu’Ovide, Kerouac, Ginsberg, Rimbaud, Lautréamont, Joyce, Cervantès, Woolf, Plath, Dickinson, Shakespeare, Michaux, Villon, ou qu’un (d)étonnant Molière et comportait, outre l’aphoristique et final « complexe Dubost (phrases lares) », des annotations et une préface qui, déjà, (pro-)posait le plagiat et le détournement comme constitutifs – au même titre que la lecture -  d’une littérature poétique autoéïdétique et manifeste.  

           

          La poésie n’a aucun pouvoir. C’est une autre force : l’absence de pouvoir libère. Le crypto-poète crypte son poème pour défendre sa liberté d’expression et la liberté de penser, revendique son opposition aux médias spécialisés dans la vidange céphalique ; la complexité, le crypto-signifiant participent d’un effort libertaire.

           

          Présentation de l’auteur

          Jean-Pascal Dubost

          Jean-Pascal Dubost est né en 1963 à Caen. C'est un critique littéraire qui publie dans plusieurs revues (Europe, C.C.P…) et il est également l'auteur de nombreuses actions en faveur de la poésie d’aujourd’hui. Il est en effet président de la Maison de la Poésie de Nantes depuis 2001. 
          Poète, il a publié Les Nombreux (2001, Le Dé Bleu) ; Fondrie (2002, Cheyne éditeur) ; Les Loups vont où ? (2002, Obsidiane) ; Monstres Morts (2005, Obsidiane) ; Dame (2005, éditions 1:1) ; Nerfs (2006, La Dragonne) ; Fatrassier (2007, Tarabuste) ; Vers à vif (2007, Obsidiane). Il publie le 15 mai 2018, & Leçons & Coutures II, aux éditions Isabelle Sauvage.

          Poèmes choisis

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          Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II &I

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