1

Jacques Moulin, Corbeline

Entends l'oiseau
qui dit
qu'oui qu'oui
l'entends-tu
oui ou non
qui fait
qu'oui
depuis l'aile
disons l'oïl
jusqu'au cercle
oc-
ulaire
et son bec qui toque
au vivant
bec s
oui que si
c'est la vie
l'a pas dit
c'est nenni
et tant pis
si son croupion
fait non

C'est une extraordinaire bonne surprise ! Frais, aérien et fouailleur, drôle souvent, croustillant de mots inventés. Jacques Moulin nous offre une  facétie plumologopataphysique.

Un livre sur les oiseaux ? Un livre oiseau ? En l'écoutant — car il vous faudra béer du bec et les énoncer, ces poèmes — on entend froissements d'ailes, coups de griffes sur écorce, pépiements paniqués. Et les mots semblent sortis d'une graineterie un peu foutraque bien sympathique.

Il s'en est pourtant fallu de peu que je laisse ce recueil de côté : il arrive par la Poste, je déballe le volume relié très luxueux, impressionné par la qualité d'impression, la finesse de la typographie et le côté très galerie d'art moderne des images d'Ann Loubert. Ouh la la, ça rigole pas ! J'ouvre au hasard… une histoire de corbeau. Ah ? Tout ça paraît bien fluet, comme si je venais d'entendre un air de mirliton alors que je me recueille au milieu des colonnes du Panthéon. Curieux choix éditorial !

Et puis ma chère femme ouvre l'ouvrage et se met à lire les poèmes. À voix haute. Alors les mots de Jacques Moulin prennent leur essor, la ligne d'horizon se gondole, je déguste, je souris, je frétille, je pleure de rire et de joie toute simple.

Avec tout le respect que j'ai pour l'oeuvre inspirée d'Ann Loubert et le catalogue de l'Atelier contemporain, il me semble que ce genre de texte appelle des artistes un peu plus rugueulards comme l'artiste brut François Werlen… et une couverture souple, crénom de nom ! une couverture souple qu'on puisse l'emporter et le déclamer au milieu des landes et des bois. Ou au milieu d'un carrefour, en tirant la langue aux caméras.

Jacques Moulin, Corbeline, monotypes d'Ann Loubert, L'Atelier contemporain, septembre 2022, 176 page, 20€.

Présentation de l’auteur

Jacques Moulin

Jacques Moulin, né en Haute Normandie, vit à Besançon.  Il a fondé et co-animé pendant onze années « Les jeudis de poésie » à l’Université Ouverte de Franche Comté, en partenariat avec le Centre Régional du Livre. Le cycle est relancé, dans le même cadre, en septembre 2011, sous le nom « Les poètes du jeudi ».

Images écrites, tracés d’écrits : ni illustration, ni redondance altérant l’aventure du lien, l’un se cachant derrière l’autre, mais un passage, une passerelle, d’un lieu l’autre, une transaction secrète. Des gestes se croisent, s’observent, s’adoptent, tentant de garder distance juste, comme on atteint l’amitié à force de présence

Bibliographie 

Ouvrages parus

  • Sauvagines, La Clé à molette, 2018
  • L’épine blanche, (images de Géraldine Trubert), L’Atelier contemporain, 2018
  • Un galet dans la bouche (images de Vincent Rougier), Rougier V., 2017.
  • Écrire à vue, éditions L’Atelier contemporain / Le 19, Crac, 2015
  • Journal de campagne (images de Benoît Delescluse), éditions Æncrages & Co, 2015.
  • À la fenêtre du Transsibérien (images de Maurice Janin), L’Atelier du Grand Tétras, 2014.
  • Portique (images peintes d’Ann Loubert), L’Atelier contemporain, 2014.
  • Comme un bruit de jardin, éditions Tarabuste, 2014.
  • Entre (coécrit avec Mira Wladir), éditions Le Miel de l’Ours, 2013.
  • À vol d’oiseaux (images peintes d'Ann Loubert), L’Atelier contemporain, 2013
  • Entre les arbres, éditions Empreintes, 2012
  • Archives d'îles, éditions L'Arbre à paroles, 2010
  • Oublie (dessins et collages de Véronique Dietrich), La Maison chauffante, 2009
  • « À l’appui de l’eau » (photographies de Jean-Louis Elzéard), in Reconnaissance de la rivière, Analogues, 2009
  • Arbres d’hiver (peintures de Charles Belle), Galerie Bruno Mory, 2008
  • Penche-toi (images peintes de Charles Belle, images filmées de François Royet), Joca Seria, 2007
  • Une échappée de poireaux (dessins d'Evelyne Debeir), Tarabuste, 2006
  • Escorter la mer, éditions Empreintes, 2005
  • Ipso Facto (dessins de Charles Belle), Néo éditions / Le 19, Crac, 2002
  • La mer est en nuit blanche, éditions Empreintes, 2001
  • Arènes 42 (images de Marc Degois), Cadex éditions, 2001
  • Valleuse, Cadex éditions, 1999
  • Marron (images de Xavier Dupin), éditions de L'Envol, 1997
  • Matière à fraise (images de Xavier Dupin), éditions de L'Envol, 1996

Livres d'artistes

  • Sonorités (gravures de François Ravanel), Atelier Dutrou,
  • Mélèzes, (gravures de François Ravanel), Atelier Dutrou, 2004
  • Marques, (gravures de François Ravanel), Atelier Dutrou, 2000
  • Façade (gravures de François Ravanel), Atelier Dutrou, 1998

Livres pauvres

  • Une voie gothique s’étire (images de Christine Delbecq), coll. « De l’Allemagne », 2018
  • La haie (images de Florence Saint-Roch), 2018
  • Le perroquet et la trémière (images de Myriam Drizard), 2016
  • Couler l’encre (images de Jean-Michel Marchetti), coll. « Et creusant de ma face une fosse à mon rêve », 2016
  • Prendre ligne (images d'Élodie Bouygues), coll. « L’insinuant », 2016
  • Itinéraires (images de Benoît Delescluse), coll. « Comme si », 2009

Autres publications

  • Béatrice Bonhomme et Jacques Moulin, James Sacré ou les gestes de la langue, revue L'étrangère, N° 29-30, 2012
  • Béatrice Bonhomme, Aude Préta-de Beaufort et Jacques Moulin, Dans le feuilletage de la terre, sur l'œuvre poétique de Marie-Claire Bancquart : Colloque de Cerisy, Peter Lang,
  • Béatrice Bonhomme, Serge Martin et Jacques Moulin, Avec les poèmes de Bernard Vargaftig : l'énigme du vivant : Colloque de Cerisy, Vallongues,
  • « Le Signe de fenêtre », in Heather Dohollau : L’évidence lumineuse, Folle Avoine, 2006
  • « Pierre Mathias. Se tirer le portrait en jardinant », in Écriture de soi Secrets et Réticences, L’Harmattan, 2002
  • « Pierre Mathias - Louis Guillaume : un compagnonnage en poésie », in Louis Guillaume poète des songes vécus, Bibliothèque historique de la ville de Paris, 1997

Poèmes choisis

Autres lectures

Jacques Moulin, Corbeline

Entends l'oiseau qui dit qu'oui qu'oui l'entends-tu oui ou non qui fait qu'oui depuis l'aile disons l'oïl jusqu'au cercle oc- ulaire et son bec qui toque au vivant bec s oui que [...]




Piet Lincken, Edith Södergran, Å Itinéraire suédois

« Je ne suis rien qu'une volonté illimitée » écrivait la poétesse Edith Södergran vers 1919. Une vie brève passée dans les sanatoriums, existence étroite à l'orée d'un siècle qui lancera des tunnels et des ponts pour aplanir les montagnes et rapprocher les îles, et croira poser le pied sur le quai de l'éternité.

Mais vie dense, les « ongles en sang (cassés) au mur des jours ordinaires ». Le sang bouillait dans ce corps entravé par la tuberculose :

 

J'existe rouge. Je suis mon sang
Je n'ai pas renié Eros.

 

Plus de quatre-vingt-dix ans après, Piet Lincken voyage, avec le sang d'Edith qui lui bout dans les veines. Le voyage qu'elle n'avait pu faire ?

Piet Lincken, Edith Södergran, Å Itinéraire suédois (nouvelle édition augmentée), Atelier de l'agneau, 2020, 104 pages, 17€.

Ouvre. C'est un livre carnet, un journal de bord pas systématique où se répondent les poèmes d'Edith en bilingue (1) et poèmes et proses de Piet. Quelques notes climatiques ou ethnographiques, des cartes, des photos, détails saturés. Il y a des lieux éloignés. Tu vérifies sur l'application Plan. Ce n'est pas linéaire. Si les oies sauvages sont évoquées, on est loin de leur clair tracé pédagogique.

Piet décape ses rêves, et ses mots :

 

À l'infini, libre, la route du Nord
lâche son cordeau 
(…) on a peur, mais tant pis, personne ne prête attention à personne.
(…) l'observation échoue : manque de temps,
manque de distance,
et excès de point de vue. Croisons les fers :
mutisme et cri, glace et lave, point final.

 

Désenchantée, l'époque ? Foin des sages oiseaux migrateurs de Lagerlöf, le cercle polaire est à portée de bagnole ! À Vik, d'une Land Rover sort une silhouette d'oiseau de proie qui t'assène un « …il n'y a rien à voir ici ». Époque ironique où le désenchantement est devenu une composante du confort :

 

Décrassé dans l'agréable piscine d'eau chaude, je ne renie plus mon chemin de croix.

 

Piet met à l'épreuve sa fidélité à Edith. Va-t-il au désert intérieur pour retrouver le vent incendiaire qui la dévorait ? Et même ces mots flamboyants (mes autoroutes lyriques !) que je viens d'employer, Piet n'en voudrait pas. Ce livre est plus sobre, âpre aussi mais sans la volupté du désespoir :

 

j'offre aux regards du monde cette terre merveilleuse
sublime et morose (…)

 

écrivait-il déjà dans des éléments premiers, publié par le même éditeur en 2004. Cet itinéraire suédois a simplement commencé ainsi :

 

D'une seule enjambée on peut s'éloigner de l'autoroute.
Le soir à la pénombre, dans les eaux au-dessous du pont, je fouille.
Et pour retrouver quoi ?

 

Retrouver « le bas (…) à portée de main / (l'ange aussi est descendu)/ ne point tant user de mots». Itinéraire, initiation à ce « petit (qui) comble ». Voyage de lecture, de mémoration, de traduction, qui redonne sa bonne place à l'homme et lui offre à nouveau la chance d'une contemplation biface du pays qui est et de celui qui n'est pas (2).

Et ce cabanon sur plusieurs photos ? Piet y retrouve l'espace étroit qui dilate l'expérience. Après qu'Edith s'est couchée dans « le hamac des fées » et rêve à « des choses curieuses », tout près d'elle Piet dit :

 

… tel un petit arbre rabougri,
quelque chose a humé le ciel.
Il n'en faut pas plus pour que le buisson brûle,
que la mer s'ouvre,
que le rideau se déchire.

 

Libre à toi de penser au Sacrifice d'Andrei Tarkovski.

 

 

°°°°°°°

Notes :

  1. Les poèmes d'Edith Södergran sont traduits par Piet Lincken
  2. Titre du recueil d'Edith Södergran, Le pays qui n'est pas, 1925, traduction en français par C.G. Bjurström et L. Albertini, chez Orphée La différence, 1997.

Présentation de l’auteur

Edith Södergran

Edith Södergran est une poétesse finlandaise d'expression suédoise née à Saint-Pétersbourg  en 1892. Elle est considérée comme l'un des plus grands poètes scandinaves du 20e siècle. Elle a publié son premier recueil de poème (Dikter) à 24 ans. Elle disparaît en 1923  à l'âge de 31 ans des complications d'une tuberculose contractée lors de son adolescence.

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Présentation de l’auteur

Piet Lincken

Issu de la génération née après 1968, Piet Lincken, belge d'origine franco-suédoise, mène un travail protéiforme et inclassable afin d'amener à un questionnement autour de l'écriture, de la création, et plus largement de la condition humaine. Poète (Les Bosquets noirs -textes de 1990-2013, J’ai cru voir un dieu, 2010, aux éd. Le Coudrier, et S’entraîner au passage des abîmes, L’Âge d’Homme, 2011…), dramaturge (N’éveillez pas l’ours qui dort, Festival Scénoblique 2010, France), traducteur de la poésie scandinave (un choix de poèmes d’Edith Södergran, traduits du suédois, dans le recueil de Piet Lincken, Å, itinéraire suédois, Atelier de l’agneau, 2011), il est aussi compositeur (Psaume 49, pour chœur et orchestre symphonique, 2006, Cycle pour soprano et piano au Parlement de la Communauté française de Belgique, 2005) et pianiste/organiste professionnel (création de ses œuvres aux orgues de Saint-Germain-des-Prés à Paris etc.). Plus récemment, et dans un parcours proche de celui qu’il mène en photographie sur la Scandinavie, il expérimente le dessin, le plus souvent au fusain et au marqueur, dessins qui font périodiquement l’objet de reproductions en revue ou d’expositions. Il a été souligné à plusieurs reprises une certaine filiation entre son travail et l’expressionnisme nordique (Munch, Barlach...). (https://objectifplumes.be/author/piet-lincken/#.YjbI8C_pO7c

Bibliographie

  • Des éléments premiers
  • Forêts
  • J’ai cru voir un dieu
  • Les bosquets noirs
  • Parmi les sphères
  • Soufflet de forge
  • S’entraîner au passage des abîmes
  • Å, itinéraire suédois

Poèmes choisis

Autres lectures

Piet Lincken, Edith Södergran, Å Itinéraire suédois

« Je ne suis rien qu'une volonté illimitée » écrivait la poétesse Edith Södergran vers 1919. Une vie brève passée dans les sanatoriums, existence étroite à l'orée d'un siècle qui lancera des tunnels et des [...]




Écrits spirituels du Moyen-âge, traduits et présentés par Cédric Giraud, Walter Benjamin, Asja Lācis, Alfred Sohn-Rethel, Sur Naples, Jean-Pierre Vidal, Exercice de l’adieu

Ressourcements lyriques

Vous voulez vous baigner à la source ? Cet ouvrage a pu nous échapper, du fait qu'il se trouvait à la table « religion » ou dans la vitrine sous clé des Pléiades.

Vous préférez les auteurs d'aujourd'hui ? Sentons voir l'ardeur bienfaisante de ce style et la gouleyante traduction de Cédric Giraud. Lisons :

Mais d'où vient mon souvenir ? Oh ! qui ai-je nommé ? 
Non pas l'époux bienveillant de ma virginité, mais le 
terrible juge de mon impureté. Hélas, mémoire de ma 
joie que j'ai perdue, pourquoi alourdis-tu ainsi le poids 
du malheur qui m'habite ? (Anselme de Cantorbéry)

Mince alors, un livre savant agréable à lire !

Écrits spirituels du Moyen-âge, traduits et présentés par Cédric Giraud, Bibliothèque de la Pléiade, 2019, 1218 pages, 64€

Entre XIème et XVème siècles, loin des rudesses des débuts de la langue française, le moyen âge a aussi été cela, ce classicisme, cette souplesse, cette alacrité d'un latin à la fois sûr de lui, aventureux, passe-frontières, avide de sommets.

Vous n'êtes pas croyant ? Qu'importe. Dans cette rencontre de l'idéalisme grec et de la pastorale chrétienne palpite comme jamais la matrice de notre littérature moderne. Le projet de Cédric Giraud ? Nous faire participer à la naissance de la « vie intérieure » dont nous avons hérité, aujourd'hui de façon profane. On voit — ô suprême émotion ! — prendre forme en prenant langue, non pas l'idée ni la construction juridique, mais l'envie, l'appétit de la liberté et la responsabilité individuelles, cette détonation dans l'histoire de l'homme. On les voit naître par petites touches, au jour le jour, à la ligne la ligne, domptant leurs paradoxes, surfant enthousiastes au dessus du volcan de la déraison. Et cet enthousiasme fait du bien, croyez-moi, il nous ressource en ces temps de mélancoliques remises en cause !

Regarde avec attention à quel point tu progresses et de 
combien tu régresses, la nature de tes mœurs et de tes 
affections, dans quelle mesure tu es semblable à Dieu ou 
différent de lui, dans quelle mesure tu en es proche ou 
lointain, non d'après la distance des lieux, mais d'après les 
sentiments.

Cette méditation du Pseudo-Bernard de Clairvaux, comme celle qui va suivre, d'Henri Suso, sont de beaux exemples rhétoriques et conceptuels de la rencontre entre l'infini et l'intériorité :

De mes yeux grands ouverts, je la (la Sagesse éternelle) 
fixais avec beaucoup de curiosité et, muet, je roulais ces 
paroles en mon cœur : « Il n'est personne de semblable à 
elle sur terre par la grâce, la beauté et l'intelligence des 
paroles ». Et je me disais en moi-même : « (…) l'amour 
découvre maintenant l'abîme de toute beauté (…) ».

Les critères du choix des textes méritent d'être soulignés : au lieu de partir des célébrités que la recherche moderne a retenues, Cédric Giraud s'est attaché à recomposer la liste des véritables best-sellers de l'époque au terme d'une enquête reposant sur l'examen des listes de lecture que les moines se transmettaient. Ce que nous lisons, ce sont des lignes passées de main en main, de bouche à oreille, des conseils amicaux d'un maître à ses élèves. Ces textes ont été intensément lus et aimés, gardés par devers soi, sollicités pour donner forme à des émotions ou pour surmonter l'ennui et les revers de la vie, consacrée comme séculière.

Cette attention que Cédric Giraud porte aux usages réels de la lecture nous offre une anthologie non convenue et immensément rafraichissante.

∗∗∗

J'errais sans but dans une bonne petite librairie de province et m'apprêtais à partir sans rien. Quand, dans un coin d'étagère où restent quelques inclassables, le voici. Ah, encore un inédit de Walter Benjamin ! Hum, sur Naples… Que n'a-t-on lu sur Naples ? Il y tant de nouveautés à lire et le monde dont parla ce philosophe finit de s'égailler entre épidémie et montée des eaux.

Bon élève, j'ouvre quand même.
C'est un choc. Cette évocation de Naples est proprement dantesque, un lyrisme rude y côtoie l'esprit pénétrant que l'on connaît à notre auteur :

Les bâtiments servent de théâtres populaires. Tous se 
divisent en un nombre incalculable d'espaces de jeu 
animés simultanément. Les balcons, les parvis, les 
fenêtres, porches, escaliers, toitures, tout cela est scène 
et loge en un. L'existence la plus misérable tire sa 
noblesse de ce savoir obscur et double, celui de 
participer, quelque soit sa déchéance, à ce tableau 
éphémère et unique d'une rue napolitaine (…)

Sur Naples, par Walter Benjamin, Asja Lācis, Alfred Sohn-Rethel traduit de l'allemand par Alexandre Métraux, Françoise Willmann et l'Académie Helmholtz, Éditions La Tempête, 2019, 128 pages, 10€

Tous sens dilatés, au temps où d'autres, Baedeker en main, faisaient docilement leur Tour, un jeune homme venu des villes nord-européennes a plongé dans un fatras sensuel.

On sort de cette lecture, brève mais où on retournera souvent, un peu déboussolé. On a touché quelque chose qui est l'inconscient de cette ville du sud. Et peut-être même l'inconscient (très refoulé) de toutes les villes européennes.

Rien de gratuit dans ce lyrisme. Je suis ébahi que l'écriture ce puisse être ça, cet équilibre trinitaire : spontanéité du carnet (on pense à Bouvier), baroque du style (en accord avec les hauts lieux de Naples) et exactitude (vérité lyrique, pour reprendre une belle formule de Gustave Roud).

Une bonne partie du livre est occupée par les textes d'Alfred Sohn-Rethel. Quelle (re)découverte ! Avec le drôle et délicieux Idéal du cassé, suprême art de la récup' qui vient à point titiller la haute précision lisse et prétendument conviviale de nos concepteurs d'objets actuels. S'y ajoute une histoire d'embouteillage (contemporain des réflexions du Corbusier sur l'encombrement des rues de Paris) qui est un chef-d'oeuvre de drôlerie, de sagesse et de composition littéraire.

Un mot sur l'éditeur : une petite maison bordelaise qui nous offre ce luxe si rare d'un beau petit livre cousu, très agréablement traduit, et dont le catalogue mérite le détour.

∗∗∗

Cousu aussi, soigné, une belle couverture illustrée par l'éditrice, Marie Alloy, cet ouvrage de Jean-Pierre Vidal de 2018 dont quelques vicissitudes personnelles m'avaient fait remettre au lendemain la précieuse lecture.

Exercice de l'adieu. Comment, maintenant, ne pas penser à la disparition de Philippe Jaccottet, sur qui il a naguère écrit. Adieux et tombeaux peuplaient les derniers livres du bon maître qui l'était aussi en amitié.

Mais il faut entendre l'adieu de Jean-Pierre Vidal comme un sujet d'exercice(s). Exercice de l'à-Dieu ? En tout cas, une parole qui regarde devant !

Cette poésie se présente comme des apophtegmes. Elle en a la légèreté, la candeur parfois. Candeur profonde : j'ai saccagé la vie des autres / pour protéger la mienne (…) aujourd'hui que tous se détournent (…) je sais bien l'amer goût de ce monde

Un poète au désert, clairvoyant, à l'amble lent, énergique comme la contrebasse de Mingus :

La douce femme ne peut empêcher
les mains de saisir les parties de son corps
la morcelant hors de l'amour (…)

 

Jean-Pierre Vidal, Exercice de l'adieu, Le silence qui roule, 2018, 128 pages 15€.

Tout est scruté, sans voyeurisme ni dénigrement, un langage d'amour doux et décapant. Une somme de méditations poétiques sur la juste distance avec (et non pas contre) l'autre.

Jean-Pierre Vidal est en chemin avec quelqu'un d’innommé, accords au féminin, souvenir des troubadours :

Ce n'est pas sa beauté qui me touche, c'est la distance qui la sépare de moi.

On sent trembler l'expérience personnelle de l'auteur, avec pudeur, écrire étant partage mais jamais confusion. Une discrétion revigorante :

On ne peut jamais savoir ce que l'autre pense, car il ne le sait pas lui-même.

menant à cette conclusion :

Se tenir dans cet équilibre, ce point d'attente




Cesare Pavese, Travailler use, Anne Serre, Au cœur d’un été tout en or

Poésie—prose poétique—prose

Pavese. On va contourner les présentations. Un classique. Mais qui, dégusté à l'aveugle, peut encore étonner, dérouter, donner à rêver d'un rêve granuleux et sensible.

En trois pages de préface, Carlo Ossola vous accueille, vous débarrasse, vous met en accord. Tout de suite on est bien, en bonne compagnie : de Pavese poète Calvino disait qu'il était « la voix la plus isolée de la poésie italienne ». La préface n'est pas bilingue. Tant mieux : ce terme d'« isolée » et ses sens possibles vous accompagneront dans cette marche. On marche beaucoup dans les poésies de Pavese, on croise des gens. Des femmes la nuit vous demandent du feu. Le vers est prosaïque, narratif sans raconter d'histoires.

Trop de mer. On en a assez vu de la mer.
Le soir, quand l'eau s'étend délavé
et fumante dans le néant, mon ami la fixe
et moi je fixe mon ami et personne ne dit rien.
À la nuit on finit par aller s'enfermer au fond d'un bouge,
isolés (
isolati) dans la fumée, et l'on boit.(…)

Tout est de ce tonneau-là.

Ce livre de poche est plus qu'un livre, c'est le viatique parfait pour une poche de blouson. On en lit une ou deux pages —le papier est modeste et d'un blond parfait, la police fine, élégante et l'encrage régulier—, aussitôt s'atténue la lumière trop forte de nos transports, de nos officines, de nos salles d'attente. Ça réveille en soi un bout de pénombre, chaude odorante amicale où le meilleur de soi-même se glisse, parle et fume et bavarde. Ou même ne dit rien. Voilà une poésie purement moderne et démocratique.

Cesare Pavese, Travailler use, édition bilingue, choix de Carlo Ossola, traduction de Léo Texier, Rivages poche 2021, 160 pages, 9,10€.

 

Mais que ça fait du bien de se rêver au fond d'un bouge en ce moment !

 

∗∗∗∗

Autre saison. Anne serre a obtenu le prix Goncourt de la nouvelle. Les mots qui suivent avaient été écrits avant qu'une bande rouge ne ceignît le bleu Mercure. Ces mots parlaient de ces nouvelles comme de poèmes en prose. Combien de lecteurs lisent en dehors des catégories ?

Dans ses joyaux parfaitement facettés, Anne Serre laisse toujours une inclusion, une bulle de mystère immémorial. Continuons la comparaison : ces objets littéraires ne se regardent pas de face, à cause d'un scintillement qui attire le coin de l'oeil ou parce que l'arête qu'on croyait devant est en fait derrière. Ce sont des formes courtes qui nous conduisent à des énigmes, des faux-pas. De familières frustrations viennent lézarder notre prétendue connaissance du monde.

Expérience poétique lumineuse, grave aussi, ces bouts de récits, ces aplats de vie tourneront dans la mémoire comme ces airs que l'on fredonne à moments perdus, en attendant un ascenseur ou le brrzzz qui ouvre une porte.

Combien serons-nous à laisser ainsi agir ce livre, quelques heures, quelques jours avant de commencer le livre suivant ?

Anne Serre, Au cœur d'un été tout en or, Mercure de France 2020, 144 pages.

Présentation de l’auteur

Anne Serre

Anne Serre fait ses études à Paris où elle vit. Elle publie ses premiers textes (des nouvelles) dans des revues (NRF, Le Nouveau Recueil, L’Infini, etc…).
Son premier roman Les Gouvernantes paraît en 1992. Une douzaine d’autres livres ont suivi. 

Elle a obtenu le Prix Charles Oulmont en 2004, le Prix de la Fondation del Duca en 2008 et le Prix des Etudiants du Sud, à Aix-en-Provence, pour l’ensemble de son œuvre en 2009. Anne Serre a été membre du Conseil d’administration de la Mel (Maison des écritures et le littérature).

© Crédits photos Stephane Haskell

Bibliographie

  • Voyage avec Vila-Matas, Mercure de France, 2017
  • Dialogue d’été, Mercure de France, 2014
  • Petite table, sois mise !, éditions Verdier, 2012
  • Les Débutants, Mercure de France, 2011
  • Un chapeau léopard, Mercure de France, 2008
  • Le.Mat, Verdier, 2005
  • Le Narrateur, Mercure de France, 2004
  • Le Cheval blanc d’Uffington, Mercure de France, 2002
  • Au Secours, Champ Vallon, 1998
  • Film, Le Temps qu’il fait, 1998
  • La Petite épée du cœur, Le Temps qu’il fait, 1995
  • Un Voyage en ballon, nouvelles, Champ Vallon, 1993
  • Eva Lone, Champ Vallon, 1993
  • Les Gouvernantes, Champ Vallon, 1992

Poèmes choisis

Autres lectures

Présentation de l’auteur

Cesare Pavese

Cesare Pavese est un écrivain italien.

Il étudie la littérature anglaise à Turin. Sa thèse porte sur le poète américain Walt Whitman en 1930. Il traduit en italien Moby Dick d'Herman Melville en 1932, John Dos Passos, William Faulkner, Daniel Defoe, James Joyce ou encore Charles Dickens.

Il collabore à la revue Culture dès 1930, et compose son recueil de poèmes "Travailler fatigue", qui paraîtra en 1936, année où il devient professeur d'anglais.

Il est choisi en 1934 comme directeur d'une revue culturelle, tribune de ses amis de "Giustizia e Libertà", groupe anti-fasciste. En 1935, et est arrêté pour activités anti-fascistes. Il est exilé huit mois en Calabre à Brancaleone. Durant cette période il débute la rédaction de son Journal ("Le Métier de vivre" qui sera publié à titre posthume en 1952). En 1939, il écrit le récit "Le bel été" qui ne paraît qu'en 1949, accompagné de deux autres textes "Le diable sur les collines" et "Entre femmes seules". Il écrit beaucoup à cette époque notamment " Dialogues avec Leuco".

Après la Seconde Guerre mondiale, Cesare Pavese adhère au Parti Communiste Italien, s'établit à Serralunga di Crea, puis à Rome, Milan et finalement Turin. Il travaille pour les éditions Einaudi. En 1949 paraît un roman : "La lune et les feux".

Il se suicide à Turin, dans une chambre d'hôtel, en laissant sur sa table un dernier texte, "La mort viendra et elle aura tes yeux", ainsi que ces mots : "Je pardonne tout le monde et je demande pardon à tout le monde. Ça va ? Pas trop de commérages." 

Bibliographie 


La Trilogie des Machines
 (1929) (recueil de trois récits d'inspiration futuriste), postface de Marziano Guglielminetti, traduit par Joël Gayraud, Paris, Mille et une nuits, 1993
Travailler fatigue ou Lavorare stanca (1936)
La Plage ou La spiaggia (1942)
Vacance d'août ou Feria d'agosto [1946)
Dialogues avec Leuco (1947), traduction collective (séminaire Sorbonne Nouvelle - Paris 3 : B. Di Lauro, M. Fusco, M. Muià, J.Ch. Vegliante...), 1986
Le Camarade ou Il compagno (1947)
Avant que le coq chante, recueil de trois récits : Par chez nous, La Prison et La Maison sur les collines (1949)
Le Bel Été (1949), prix Strega 1950, traduction M. Arnaud
La Lune et les Feux ou La luna e i falò (1950)
Nuit de fête ou Notte di festa, posthume
Le Métier de vivre, posthume (1952)
Michelangelo Antonioni, Femmes entre elles (Le amiche, 1955), d'après la nouvelle Tra donne sole, parue en français sous le même titre que le film
Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ont adapté six fois les Dialogues avec Leuco au cinéma :
1979 : Dalla nube alla resistenza (De la nuée à la résistance), 35 mm, couleur, 105 min (film divisé en deux parties : la seconde est une adaptation de La Lune et les Feux)
2006 : Ces rencontres avec eux (Quei loro incontri), 35 mm, couleur, 68 min
2007 : Le Genou d'Artémide, 35 mm, couleur, deux versions de 26 min et 27 min (réal. J.-M. Straub seul)
2008 : Le Streghe - Femmes entre elles, 35 mm, couleur, 21 min (réal. J.-M. Straub seul)
2010 : L'Inconsolable, mini DV (Panasonic AG DVX 100), couleur, deux versions de 15 min environ (réal. J.-M. Straub seul)
2011 : La madre, HD (Canon 5D), couleur, deux versions de 20 min environ (réal. J.-M. Straub seul)
1986: Le Plaisir des autres d'Agnès Mallet, d'après la nouvelle Entre femmes seules extraite du recueil Le bel été , mise en scène Gilles GleizesThéâtre 14

Poèmes choisis

Autres lectures




Jean-Luc Maxence, Tout est dit ?

Pour défier le temps et les rides
Et les hirondelles fatiguées de aissance
Pour défier le suicide de nos gosses
Et les trahisons des faux-frères de l'ombre sans logement
Pour défoncer les yeux des salauds au fur et à mesure
Et saluer le soleil de l'amitié et la panne de l'horloge
(…)
Marions-nous cet été
Marions-nous jusqu'à la mort !

 

 

Viendrait un âge, pour les poètes comme pour toute personne publique, de délivrer des sentences présumées sages. Conclure, avec l'ambition d'entrer dans une anthologie des derniers mots célèbres. Un conseil : refermez le recueil et revenez longuement sur le point d'interrogation du titre. Tout est dit ? Prononcez-le comme il sied, en dressant votre voix vers les aigus. Posez-la, cette question, aux oreilles délicates qui préfèrent l'atone, posez-la aux villes chatoyantes, posez-la au ciel ! Tout est dit ? Vraiment ?

Le livre commence par une « interdiction de mourir ». En grandes capitales, comme une grande peine qui fanfaronne en disant « même pas mal ». Manière d'exprimer le mélange inextricable de vieillesse, de fragilité et d'ardeur : Ô ma douce toute violente devant le Feu… Jean-Luc Maxence récalcitre, tonitrue :

Jean-Luc Maxence, Tout est dit ?
Le nouvel Athanor, 2020, 64 pages, 15€.

Paris pue le carton-pâte
L'espoir et poitrinaire…

 

Mais sans jouer pour autant le vieillard ronchon, car il souhaite une vraie jeunesse aux suivants, une belle jeunesse :

 

Alexis
N'écoute personne
Ne crois pas
N'écoute que le vent
Ne cherche qu'en toi-même
La route ascendante

 

À ceux qui rêvent de nous endormir à coup de sédation et de fins de vie apaisées, le poète oppose le pas-sage, une étroite porte où la colère se frotte au désir et au sentiment du temps. Où le rire lui aussi joue des coudes parmi les peurs et les emportements :

 

C'est peut-être Madame la mort qui fait une carte bleue (…)
Je ne sais plus rien du bon Dieu et de son fiston

 

Foin des envolées juvéniles, loin des nostalgies débiles : retour au tragique ! La révolte de l'homme contre sa condition d'homme qui est la condition-même de son humanité. Écoutez cette nique au destin :

 

Nous n'avions peur de rien
Ni du soleil ni du diable
Ni d'être trois à nous aimer

 

D'ailleurs, ces mots de « soleil », de « diable », d'« aimer », j'ai l'impression de les relire, rafraîchis, sourdant du grand affadissement de la langue qui avait fini par me gagner !

 

L'eau n'est plus au rendez-vous des baptêmes
Pour sauver le monde et mon amour
Le paradigme inédit du petit matin
Fait chanter la source des Chevaliers du Soleil.

 

C'est un des derniers poèmes. Son titre : De quelle source parle-t-on ?

Présentation de l’auteur

Jean-Luc Maxence

Textes

Jean-Luc Maxence, né en 1946, est un poète, écrivain et éditeur français. Il dirige une association nationale de prévention des toxicomanies, le Centre Didro (Paris) et est président de la délégation française de l'Association Européenne de Psychanalyse (www.aepsi.it).

Il dirige le Nouvel Athanor. Il a publié plusieurs recueils de poésie ainsi que des essais sur la toxicomanie, les écrivains séropositifs ou encore des études sur René Guénon ou Carl Gustav Jung. En tant qu'éditeur, il a fait paraître des anthologies de poésie mystique (1999) et maçonnique (2007).

Poèmes choisis

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Jean-Luc Maxence, Tout est dit ?

Pour défier le temps et les rides Et les hirondelles fatiguées de aissance Pour défier le suicide de nos gosses Et les trahisons des faux-frères de l'ombre sans logement Pour défoncer les yeux [...]




Benoît Chantre, Le clocher de Tübingen

Empoussiéré dans l'étagère Romantisme de nos bibliothèques, Hölderllin (1770-1843) intéresse-t-il encore quelqu'un hormis des étudiants en littérature allemande et quelques philosophes qui se disputent ses reliques ?

…sans oublier la souillure d'avoir été « dévoyé » par le régime nazi1. La réponse de Benoît Chantre est « oui » dans cet ouvrage agréable à lire, érudit et visionnaire.

Plongeons-nous donc dans la vie factuelle et intellectuelle du poète ! Mais pas comme un biopic ou un roman ; mieux qu'un roman ! En commençant par le moment décisif où il quitte Iena. L'auteur nous décrit la crise intellectuelle et spirituelle profonde, trop souvent réduite à une fragilité psychologique : Hölderlin s'éloignant en fait de la séduisante et optimiste pensée de Fichte, et de sa conception du « moi pur » en passe d'être divinisé et faire de nous d'idéales statues grecques :

Benoït Chantre, Le Clocher de Tübingen, Grasset, 2019, 336 pages, 22€.

Le sourire de la statuaire antique laissait donc transparaître un rictus que ne voulaient pas voir les adorateurs de l'Antiquité. La stabilité grecque apparaît pour ce qu'elle fut : un mythe qui empêchait d'entendre et de penser la relation (…) de l'homme au temps.

 

C'est un livre andante, en chemin, musical, qui prend le temps de la (re)lecture et du commentaire par de larges et réfléchies citations. On suit Hölderlin à travers l'Europe d'après 1789. On suit aussi le grand amoureux qu'il fut dans son aller-retour tragique entre la terre et le ciel.

Foin de la Grèce éternelle de ses contemporains, il trouve une arcadie moderne au bord de la Garonne, à Bordeaux, ville alors ouverte sur le monde entier2. Avant le douloureux retour au pays natal :

 

C'est une histoire très simple, et pourtant inouïe. Il y a deux cents ans, un homme partit au bout du monde, et quand il revint dans sa Souabe natale, il découvrit non sans effroi qu'un dieu dormait à sa place. Le marcheur était épuisé, vidé de tout. Il venait d'embrasser l'univers : le cours débordant de la Saône en hiver, les rues de Lyon acclamant le Premier Consul qui venait de mettre un terme à une Révolution sanglante, les volcans éteints d'Auvergne et le cours tumultueux de la Garonne où tanguaient les navires repartant pour Saint-Domingue.

 

Il y a du Lenz de Büchner dans cette écriture.

Mais ce livre vaut surtout pour ce qu'Hölderlin dit à notre aujourd'hui. Et d'abord, sur la question de la récupération nationaliste, Benoît Chantre montre en quoi l'idéologie nazie a prolongé ce que le romantisme avait de pire (la démesure de l'égo)… ce qu'Hölderlin n'eût jamais approuvé, comme en témoignent ses remarques sur Antigone de Sophocle qui firent de lui la risée de ses anciens condisciples d'Iena.

Plus de deux siècles ont passé et la crise intérieure que ce livre décortique est désormais notre lot familier, dans un monde en feu et sans repères. Peut-être bien cette apocalypse dont parlait René Girard dans son dernier livre cosigné et publié… par Benoît Chantre justement3.

Amplifiant et actualisant ce que Jean Beaufret et François Fédier avaient écrit en 19634, Chantre montre un poète pris par une lucidité qui peut nous en remontrer, à nous postmodernes :

 

Le poète peut livrer son secret : le « diamant dans la mine » ou la « perle du fond de la mer » évoqués dans Hypérion. Mais il ne s'agit plus de mêler le rêve au réel. Il s'agit d'attester que le divin s'est greffé au cœur du pèlerin épuisé. La veine poétique ne s'est pas tarie, Hölderlin continuera d'écrire. Mais elle s'est délestée de sa charge métaphysique et mythologique.

 

Loin de jouer un air désespéré (si proche aussi du mensonge romantique),  Hölderlin continue de nous aider à nous éloigner d'une certaine déraison pour partir au contact du monde. À cette aune, Chantre nous invite à lire et relire la petite centaine de poèmes écrits sur trente-sept ans de vie quasi érémitique. Lisons-les comme on regarde des joyaux surgis de nos chemins banals. Avec lui pratiquons la poésie comme une parole retrouvée de la nature, preuve qu'il ne faut pas chercher hors du monde ce qui se trouve en son cœur. Préfiguration de ce que, en pleine montée des périls, la toute jeune Simone Weil placerait au dessus de l’intelligence : « la faculté d'attention ».

 

Notes :

  1. Le terme dévoiement est employé, entre autres, par Nicole Gabriel, dans son article Deuil de la révolution et désir de révolution dans Hölderlin de Peter Weiss, in Tumulte n°20, 2003. Disponible en ligne sur le site Cairn.
  2. Cette Bordeaux libérale qui, une vingtaine d'années plus tard, consolera Goya des regains tyranniques de Madrid et Paris.
  3. Achever Clausewitz, Carnets Nord, 2007, repris en Champs-Flammarion.

Présentation de l’auteur

Benoît Chantre

Textes

Benoît Chantre est un dramaturge, philosophe, éditeur français. Il est président de l'Association Recherches Mimétiques, il est fellow de la Fondation Imitatio (San Francisco) et membre associé du Centre international d'études de la philosophie française contemporaine (CIEPFC-ENS Rue d'Ulm). Auteur de plusieurs livres d'entretiens , il a publié également nombre d'articles.

Poèmes choisis

Autres lectures

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Trois questions à Jean-Claude Morera, traducteur de Carles Riba

 

  1. Au ton enthousiaste de votre présentation de cet auteur, on a envie d’en savoir plus sur votre « rencontre avec l’œuvre de Carles Riba ».

 

Vous êtes perspicace… Fils d’un exilé lié à Bierville et au groupe qui y séjourna avec Riba, je connaissais de longue date ce poème mais par sa légende seulement – c’est un texte mythique en Catalogne - et d’une façon toute extérieure. C’est beaucoup plus tard que, voulant approfondir l’héritage de la langue catalane, j’ai rencontré et traduit la cinquième élégie. En vérité ce fut pour moi une surprise, alors qu’un travail intérieur m’amenait à une conception de la vie certes différente mais plus spirituelle, de découvrir une œuvre dont la profondeur va bien au-delà d’un protestation politique ou d’un exercice nostalgique. C’est cela qui, après bien d’autres longues années, m’a décidé à en traduire l’intégralité. 

 

  1. Ce sont les élégies d’un exilé par force. Mais est-on si loin des élégies du gyrovague plus heureux que fut Rilke ?

 

Fin germaniste – il avait étudié la stylistique en Allemagne - Riba connaissait l’œuvre de Rilke. Ses biographes notent qu’il eut entre les mains à Bierville – dans la dernière livraison de la revue Esprit, parue avant la déclaration de guerre  - une traduction française des Élégies de Duino. Cela lui inspira peut-être son titre, en hommage ou plutôt en réponse me semble-t-il au grand poète. Évidemment tous deux prennent pour modèle l’élégie antique et leur façon d’écrire ne sont pas éloignées. Riba lui-même ne fait pas mystère de leur filiation commune avec les romantiques allemands. Et tous deux, de façons bien différentes, s’interrogent sur le mal et le deuil comme ils mettent la liberté de l’âme humaine au cœur de leur méditation.

Mais dans ses notes, Riba prend soin de prendre ses distances avec «  l’orphisme panthéiste de Rilke ». À mon avis ce n’est pas seulement parce que dès cette époque et plus encore dans la suite de sa vie, le catalan se voulut un catholique orthodoxe. C’est surtout parce que l’expérience dont il rend compte est vécue comme une histoire de dessein et de rédemption singulière, comme une rencontre personnelle et une vocation inscrite dans une aventure collective quand, avec Rilke, si toutefois je l’ai bien compris, nous sommes immergés dans l’éternel retour.

 

Carles Riba

 

  1. Vous insistez dans la préface sur vos choix de traduction, en particulier sur votre regret d’être contraint de restituer cette poésie en vers libres. Traduire le catalan, qui pour le profane a l’air plus proche du français que le castillan, oblige donc à tant de sacrifices ?

 

Riba était un puriste et – sans excès de rigidité il est vrai - il avait fait de sa fidélité aux règles de la versification antique un élément constitutif de la poétique des Élégies. Il n’est que lire l’adresse finale ou ses notes introductives. 

Cette façon d’écrire avait entre autres pour but d’ancrer son propos dans une tradition commune occidentale, à vocation universaliste, ce qu’on peut voir clairement dans l’élégie IX.  On a pu remarquer[i] qu’il se serait éloigné de ce but en adoptant, comme il aurait pu en être tenté, le classique décasyllabe catalan.

Formellement, traduire en vers libre contredit donc son propos mais il est vrai aussi que les deux langues en présence sont proches et je me suis appuyé sur cette proximité pour que l’essentiel de la scansion ribienne résonne encore (et autant que possible car l’accent tonique est ou n’est pas) à l’oreille du lecteur. Ce choix qui m’est habituel conduit parfois à forcer un peu le sens des mots en français ou à employer des formules peu idiomatiques. Mais dans tous les cas j’ai voulu rester scrupuleusement fidèle au sens littéral du poème, ce qui m’a paru essentiel compte tenu de sa nature même. Et comme le catalan est très direct, avec beaucoup de monosyllabes, alors que le français est plus discursif, cela m’a obligé quelques fois à composer des vers d’une longueur à mes yeux excessive.

Mais là encore vous touchez à la vérité car j’avoue que ces regrets sont là  surtout pour rendre sensible à un aspect de l’œuvre qui pourrait n’être pas suffisamment entendu et ont donc un petit quelque chose de réthorique…

 

 


[i] Remarque de Mme Marie-Claire Zimmermann, ancienne directrice du Centre d’études catalanes de l’Université Paris-Sorbonne (article publié dans l’ouvrage collectif « les exils catalans en France » PUPS, 2005)

 




La collection Folio + collège

 

 

Calée sur les programmes de collège, cette collection offre un texte intégral assorti d’un dossier. Celui-ci est classiquement organisé autour de 4 pôles : la découverte du texte, l’analyse, l’expression de l’élève (écriture poétique et débat) et les prolongements vers les textes contemporains et les œuvres d’art. Classique, mais j’observe un soin particulier apporté dans la clarté des informations, que ce soit dans les notes de bas de page du texte que dans le dossier. Prenons par exemple le chapitre sur la versification des Romances sans paroles :

Une métrique de poésie ou de chanson ?

Le mètre est le nombre se syllabes prononcées dans un vers. Lors de la publication des romances sans paroles, les vers les plus fréquemment utilisés restent (…) On trouve également dans le recueil des vers de quatre, cinq, six, sept, neuf, onze syllabes, ce qui est une palette très divesifiée pour l’époque ! De plus Verlaine utilise le vers impair, un vers alors très rare (…) L’hendécasyllabe, hérité de la chanson (…) Selon Verlaine, cette instabilité donne davantage de musicalité au vers.

 

Dans le Prévert, on ne pourra que louer le glossaire sur l’argot parisien qui, outre l’intelligence des poèmes, peut faire l’objet d’un support de cours sur les registres de langue.

Les questions posées au jeune lecteur, loin d’être décoratives, sont claires et sans ambiguïté, aidant à s’ouvrir à l’œuvre et à ouvrir son attention au sens, au style, au monde. Les prolongements forment d’intéressants groupements de textes et d’œuvres, lesquelles profitent de la quadrichromie des 2ème et 3ème de couverture.

 

Fidèle à sa tradition d’élégance, la maison Gallimard propose une mise en page qui mérite le détour des élèves et de leurs enseignants.

La présentation des poèmes est dans une typographie classique garamond, qui donne un aspect « vrai livre littéraire ». Des polices plus « documents » sont réservées au dossier. Dans ce dernier, on ne peut qu’être séduit par les pictogrammes intelligents conçus par Laura Yates. Intelligence qui, loin d’être accessoire, participera utilement à une formation de l’œil de l’élève.

 




La nouvelle collection Folio Sagesses

 

 

Sainte Thérèse d’Avila, Li-Tseu, Confucius, Pascal, le catalogue ne prétend pas décoiffer le lettré. On est dans les valeurs sûres, les auteurs connus et qu’une trop grande familiarité considère comme acquis. Mais, en matière de « sagesses », la plus élémentaire d’entre elles devrait nous conduire à ne rien considérer comme acquis.

Relire Pascal aujourd’hui à travers ce choix de pensées intitulé L’homme est un roseau pensant, le relire en toute simplicité. Cette langue physique qui nous élève vers l’abstraction est en soi (pour le (post)moderne) une expérience authentiquement productrice de sens et de lien.

Fidèle à son art proverbial du confort de lecture, la maison Gallimard peut s’enorgueillir aussi de l’élégance de cette collection aux allures dépouillées : une couverture souple et sobrement décorée, un papier pas trop blanc se prêtant à la lecture dehors, dans la rue, une allée du Luxembourg ou une sente d’Auvergne. Quant aux textes il s’agit d’œuvres courtes, ou de chapitres sélectionnés de manière cohérente.

Ouvrons Li-tseu au hasard et tombons sur cette page où, parlant du voyage, il nous convie à contempler les fruits du jardin que l’on a sous les yeux. Tendons la main vers les Ébauches de vertige de Cioran :

La plénitude comme extrémité du bonheur n’est possible que dans les instants où l’on prend conscience en profondeur de l’irréalité et de la vie et de la mort.

Et voilà comment, sur un coin de table, et grâce à la taille des ouvrages, on a pu faire le lien entre l’Occident et l’Orient.

J’aime aussi une certaine confiance éditoriale qui préside à ces ouvrages à petit prix, l’absence de toute préface, de tout garde-fou, offre une expérience franche et directe, devenue rare dans la croissante réglementation de la pensée.

Que dire de plus ? Au péril de vous faire manquer l’heure d’ouverture de la librairie par des bavardages laudatifs ! Courons-y, offrons ces trésors accessibles et beaux.

 

Il n’y en aurait qu’un, je choisirais celui-là, ce Du bonheur et de l’ennui d’Alain, un groupe de chapitres des Éléments de philosophie :

Les anciens, mieux éclairés pas la sagesse traditionnelle, n’ont point manqué d’attribuer les transports de l’intempérance, et l’exaltation orgiaque dont les plaisirs n’étaient que l’occasion, à quelque dieu perturbateur que l’on apaisait par des cérémonies et comme par une ivresse réglée. Et, par cette même vue, leurs sages attachaient plus de prix que nous à toutes les formes de la décence ; au lieu que nous oublions trop nos vrais motifs et notre vraie puissance, voulant réduire la tempérance à une abstinence par peur. Ainsi, visant l’individu, nous ne le touchons point, tandis que l’antique cérémonial arrivait à l’âme par de meilleurs chemins.

 

 




Gille BAUDRY : Sous l’aile du jour

(…) oser le chant
Pour conjurer la nuit

... on lit dans un autre poème:

(…) Et la voix perdue de l’enfance
T’accorde le chant intérieur
Qui descelle la nuit

Tu recouvres la vue.

L’ange est diurne.

Gilles Baudry, Sous l’aile du jour, Rougerie, 2016, 72 pages, 13€

Rappel d’une évidence : qu’au revers des nuits ressassées dans la compagnie des anges ambigus du dernier romantisme, il était ce jour. Délaissée la lumière, peut-être parce que l’Enfer était plus jouissif que l’exigeant Paradis :

(…) ce paysage abandonné à lui-même
Qui nous enseigne
La souveraine modestie

Offrir notre regard

Malgré la nuit les aubes
Naissent
Nos épaules se touchent et nous marchons
Sans hâte ni retard

Comme chez Dante, le Paradis est une construction très éprouvante:

L'homme réduit à rien
A son questionnement et ce n'est pas
Le vide
Mais profusion du manque.

"L'être nous est donné dans un dépassement intolérable de l'être" écrivait Bataille dans sa préface à Mme Edwarda. Nous sommes depuis l'épigraphe sous la conduite de Clancier : … Car il n’est point mort à jamais ce dieu. Mais foin de toute posture spiritualiste, Gilles Baudry a simplement l'air de s’approcher, au plus près, des choses, des animaux : Quelle velléité t’accorde papillon / Cet instant sans durée ? J’insiste sur le bonheur lucide que procurent les poèmes sur les bêtes.

Tant de beauté
Comment s’y habituer
En faire un ordinaire ?

Ce qui est célébré ici, c’est l’attention, à la vie et aux œuvres, comme celle de Klee : Il peint avec une longueur d’avance / Les enfants qui ne sont pas encore nés / Il joue / Sur tous les tableaux à la fois. Voilà qui guérit de beaucoup d’études sur l’art moderne ! Une poésie de vérité qui rend Morandi particulièrement sensible : Longtemps / Longtemps / Écouté les objets se taire (…)

Peu de mots et cependant nulle ascèse. Ce qui compte c’est le mot juste : Ose des mots / Sur l’invisible / Et donne-leur / Une âme qui les rende justes (…)

Je vais
Titubant dans les mots
Comme l’abeille va aux fleurs

Dans ce « aux », presque familier, le poème se fait geste, élan tangible.

Présentation de l’auteur

Gilles Baudry

 

Gilles Baudry est moine et poète. Son œuvre est publiée aux éditions Rougerie et Ad Solem.

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