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Jean-Pierre Vidal, Fille du chemin

Avant de parler du nouveau texte de Jean-Pierre Vidal il convient d’évoquer son livre précédent, un recueil également publié aux éditions Le Silence qui roule de Marie Alloy ; il s’y passe déjà une rencontre, celle entre le vent et la couleur qui ont en commun la puissance. Ils sont tout un monde sous la dictée duquel le poète écrit.

Dans ce nouveau livre en partie en prose, la rencontre est celle de deux êtres vivants et, avant tout, il faut à propos de celui-ci laisser l’auteur parler lui-même. Il a eu l’occasion de dire :

J'aime beaucoup les grands poèmes narratifs italiens, par exemple La Chambre de Bertolucci, certains poèmes de Mario Luzi, en prose (Trames) ou en vers, et je considère bien des récits d'André Dhôtel comme des poèmes. Textes inclassables... Prose poétique, oui, je l'espère. Après tout c'est au lecteur de le dire.

 

Jean-Pierre Vidal, Fille du chemin, éditions le Silence qui roule, 2024.

Certaines constations faites ici conduiront à affirmer qu’il s’agit bien de poésie et que cet ouvrage est bien aussi un recueil.

L’opus est placé sous l’égide de Robert Marteau, le poète des sonnets dont on lit cette citation : « …Intense viridité de l’amour inaccompli… »

La délicatesse de l’incipit liée à un échange inattendu dans le plaisir de la marche est à elle-même en effet d’ordre poétique ; l’économie de mots dans ce constat en est une de plus :

 l’autre était là, simplement, et c’était bien… et il en était ainsi depuis toujours…nous allions de concert.

S’engage ensuite une analyse très fine - avec son champ lexical abstrait de sentiments - de cette compagnie réciproque dont « l’inflexion » des voix rappelle celle des poètes.

La nuit innocente que passent ensemble le narrateur et la femme donne lieu à une aussi belle définition que le style du reste de ces pages de « prose » : « alors que…nous était perceptible l’irréductible et belle distance entre les vivants du monde », longue période qui s’achève par « un frisson du corps dans la nuit » ; ce partage supérieur entre écart et proximité des corps - « se repaître du monde… dans la bienheureuse proximité d’un autre mortel plutôt que dans l’isolement amer » est ici magnifié et participe de « l’ordre du monde ».

Les pages suivantes sont d’une pureté sans égale. La nudité décrite, les « corps intègres » ne sont « ni proies, ni prédateurs ». « Avec le monde comme jardin » on peut à coup sûr parler de prose poétique et le lecteur se réjouit d’avancer vers d’autres découvertes animées par « l’énergie divine ».

Le corps « comme part du paysage », le visage « comme un livre qui a la légèreté d'une feuille » : délicates notations pour un « absolu » anonyme et éphémère qui termine cette première partie éponyme du titre. Le désir finalement n'y aura été que celui du chemin et du rythme de la marche. Ni l'émotion ni « la culture » ni même « la pensée » n'en parasitent les instants. Seul ainsi comptent « le passage » et l'imaginaire face à une réalité où la liberté de chacun est restée vive. Les trois poèmes qui suivent intitulés Dans la chambre nue prouvent bien quel genre d'écrivain Jean-Pierre Vidal montre qu’il est depuis l'incipit. Un poète qui apporte un souffle nouveau avec toujours une dentelle de mots : « C’est par vagues la souvenance de toi ».

Puis viennent des pages dont les titres sont Présente et préservée et Si l’autre se donne et qui sont consacrées à des paragraphes ayant la même force que des versets. On y retrouve le thème de la pureté de la rencontre : « Pas de fauve dans ce livre heureux » et la question de savoir si le « récit » est commun entre deux êtres reliés par l’imaginaire d’une relation restée désir. La réflexion, monologue intérieur ponctué de questions, se fait incantatoire et ramène l’auteur à la question de l’écriture :

 

Ecrire, c’est souffler sur le feu frêle ou puissant que le monde nous propose. Se préparer à le voir, ce feu d’un visage, ce regard, d’une courbe, d’une voix.

Et dans cette vision libre et pure, sans passion, mais dans « une confiance absolue… qui leur donne un sentiment d’éternité » ils ne se perdent pas, ils se trouvent.

Il n’y a plus un homme et une femme mais deux êtres humains ce qui réjouit le narrateur :

 Je nage dans cette merveille que m’offre l’accord obtenu sans mots par l’acte de chacun.

A part un passage de nouveau en prose l’opus s’achève sur trois pages poétiques ; on retiendra, pour finir, de celles-ci une strophe qui résume la rencontre et son présent idéal :

L’un et l’autre simplement là
Où ils sont
Ni ensemble ni séparés
Là au même moment
Sans attente et sans promesse

 

Présentation de l’auteur

Jean-Pierre Vidal

Jean Pierre Vidal est un poète français qui a vécu à Lyon. Il a collaboré à de nombreuses revues : Verso, Aires, Faire part, Théodore Balmoral, Chef-lieu, La Nouvelle Revue française, Sud, Recueil, Arpa, La Sape, Le Paresseux, Écriture... 

© Wikipedia, Jean Pierre Vidal, 2014.

Alentour de Philippe Jaccottet, numéro spécial préparé par André Ughetto et Jean Pierre Vidal, Sud, 19891

Philippe Jaccottet Pages retrouvées - Inédits - Entretiens - Dossier critique - Bibliographie, Payot Lausanne, 19892.

Feu d'épines, Le Temps qu'il fait, 19933.

La Fin de l'attente, Le Temps qu'il fait, 19954.

Du Corps à la ligne, avec des estampes de Marie Alloy, Le Silence qui roule, 20005.

Vie sans origine, avec des estampes de Marie Alloy, Les Pas perdus, 2003.

Thanks, avec des estampes de Marie Alloy, Le Silence qui roule, 20106.

Gravier du songe, avec des estampes de Marie Alloy, Le Silence qui roule, 2011.

Le Jardin aux trois secrets, avec des estampes de Marie Alloy, Le Silence qui roule, 2015.

Exercice de l'adieu, Le Silence qui roule, 2018.

Passage des embellies, image de Marie Alloy, Arfuyen, 2020.

Philippe Jaccottet, Une transaction secrète : lectures de poésie, Gallimard, 1987

Philippe Jaccottet, Écrits pour papier journal : chroniques 1951-1970, textes réunis et présentés par Jean-Pierre Vidal, Gallimard, 19947

Philippe Jacottet, Tout n'est pas dit : billets pour La Béroche, 1956-1964, Cognac, le Temps qu'il fait, 19

Poèmes choisis

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Eric Dubois, Paris est une histoire d’amour suivi de Le complexe de l’écrivain

Paris est une histoire d’amour 

Il s’agit ici d’un livre idéal pour le lecteur en panne ; il est composé en effet de chapitres brefs et vivants qui encouragent à tourner les pages. L’obsession du narrateur à retrouver une jeune fille, appelée Milena comme la fiancée de Kafka et rencontrée dans un café, est tout de suite mimée par un style haletant. Le récit lui-même se construit d’emblée à l’aide d’idées-chocs, de clichés amoureux et attachants :

J’étais sidéré par sa beauté, à la fois figée comme une statue et en mouvements par la chorégraphie spontanée et naturelle de ses gestes. 

A l’aide aussi de quelques repères autobiographiques parisiens :

C’était au début des années 60, après ses trois ans obligatoires sous les drapeaux en Algérie, il ne voulait plus continuer à vivre dans sa Normandie natale, auprès de sa mère veuve mais se rapprocher de sa grande sœur mariée qui occupait une loge de concierge rue du Faubourg Montmartre au numéro 5. 

Eric Dubois, Paris est une histoire d’amour suivi de Le complexe de l’écrivain, éditions Unicité, 2022, 13 €.

L’histoire donc du père du narrateur est éponyme du titre puisque c’est à Paris qu’il a connu une grande histoire d’amour en épousant sa mère.

On  avance dans la lecture en apprenant que l’attente est scandée par des coups de fil à son ami Hervé et par ses promenades dans la Ville lumière où il se « passe toujours quelque chose ».

Cette constatation et l’histoire familiale rendent ainsi tous les espoirs possibles même si, alors que l’expression s’alourdit, avoir cinquante ans semble un obstacle au bonheur. Notre homme veut cependant écouter les conseils de sa voisine de palier qui lui parle de l’urgence « de bien vivre ».

Le chapitre 7 présente bel et bien un moment d’acmé si on se souvient qu’Eric Dubois est aussi poète et souvent expert en pépites comme dans ce paragraphe :

Il y a de faux plafonds à l’âme humaine. Un désir ardent et impétueux d’atteindre le ciel. Pour ma gouverne, je n’étais pas loin du but. Milena était un ange accessible, parce que composé de chair et de sang. 

Nous l’accompagnons dans sa quête amoureuse, épousant  les strates de son expérience et de son caractère, et dans la hâte de voir arriver la conclusion souhaitée.

Mais les dernières séquences se jouent, semble-t-il, entre rêve et réalité dans « Paris, ivre de la folie des mondes. » où seul l’amour permettrait de lutter contre l’ennui si la clef finalement n’était pas la folie.

Eric Dubois est passé maître, on l’a cité plus haut, dans l’étude de l’âme mais aussi de l’esprit des hommes et la fin de l’opus est un modèle du genre.

 

Présentation de l’auteur

Eric Dubois

Eric Dubois est né en 1966 à Paris. Auteur, lecteur-récitant et performeur avec l’association Hélices et le Club-Poésie de Champigny sur Marne. Auteur de plusieurs recueils dont « L’âme du peintre » ( publié en 2004) , « Catastrophe Intime » (2005), « Laboureurs » (2006), « Poussières de plaintes »(2007) , « Robe de jour au bout du pavé »(2008), « Allée de la voûte »(2008), « Les mains de la lune » »(2009), « Ce que dit un naufrage »(2012) aux éditions Encres Vives, « Estuaires »(2006) aux éditions Hélices ( réédité aux éditions Encres Vives en 2009), « C'est encore l'hiver » (2009), « Radiographie », « Mais qui lira le dernier poème ? »  (2011) aux éditions Publie.net, « Mais qui lira le dernier poème ?  »  (2012) aux éditions Publie.papier, "Entre gouffre et lumière " (2010) aux éditions L'Harmattan , « Le canal », « Récurrences » (2004) , « Acrylic blues »(2002) aux éditions Le Manuscrit, entre autres.    

Textes inédits dans les anthologies  Et si le rouge n 'existait pas ( Editions Le Temps des Cerises, 2010) et Nous, la multitude ( Editions Le Temps des Cerises, 2011), Pour Haĩti ( Editions Desnel, 2010) , Poètes pour Haĩti (L'Harmattan, 2011) Les 807, saison 2 ( Publie.net, 2012), Dans le ventre des femmes ( Bsc Publishing, 2012) … Participations à des revues : « Les Cahiers de la Poésie », « Comme en poésie », « Résurrection », « Libelle », «Décharge », « Poésie/première », « Les Cahiers du sens », « Les Cahiers de poésie », « Mouvances.ca », « Des rails », « Courrier International de la Francophilie »... Responsable de la revue de poésie « Le Capital des Mots ».

http://le-capital-des-mots.fr

http://ericdubois.jimdosite.com

http://ericdubois.net

Poésiemag.fr

Crédit Photo : © Frédéric Vignale.

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Un hommage à Colette, poète

La quatrième nouvelle du recueil Les Vrilles de la vigne, intitulé "Le Dernier feu", est à elle seule un bel exemple de la poésie de Colette qui transparaît sans cesse dans sa prose. Le titre lui-même annonce la chaude atmosphère intérieure de l'hiver.

A la poétique des saisons s'ajoute naturellement celle des jardins, des fleurs, "des bois que la première poussée des bourgeons embrume d'un vert insaisissable" et de l'eau qui coule sous la forme de ruisseaux et de sources.

Puis grâce au souvenir d'une enfant amoureuse du printemps se met à chanter une ode aux violettes où la prose n'empêche pas l'anaphore, l'exclamation et la personnification : "O violettes de mon enfance ! Vous montez devant moi, toutes, vous treillagez le ciel laiteux d'avril, et la palpitation de vos visages innombrables m'enivre..." Lilas et tamaris sont aussi leurs compagnes quand le soleil chauffe autant que le feu dans l'âtre.

Colette, Les vrilles de la vigne, "Le Dernier feu", livre audio.

Mais à qui s’adresse la poète ? A son double ou simplement à l’aimé présent ? Qu’importe ? L’harmonie est telle qu’elle offre l’éblouissement qui permet à Colette de répéter l’impératif : « Songe ! » à propos de la ligne d’horizon et d’ajouter plus loin : « Elle rosit, plus bleuit, et se perd, pour renaître après dans une brume roussie, dans un or plus doux au cœur que le suc d’un fruit. » Cet univers fleuri et coloré, par la magie de son vocabulaire, place cette nouvelle au rang des plus belles proses poétiques.

Et même ce qui n’est pas né est déjà, dans son évocation, une merveille digne d’un poème : « Ne cherche pas le muguet encore… mystérieusement s’arrondissent ses perles d’un orient vert, d’où coulera l’odeur souveraine… ».

Colette : Entretiens avec André Parinaud (1950).

Comme un rondeau le texte se boucle sur le feu plus beau que les beautés du jardin. Les dernières lignes éclairent la question posée au-dessus. C’est bien le cœur de l’aimé que la narratrice écoute, lui qui palpite au rythme d’une branche de pêcher rose qui « toque » à la vitre.

Avec un lyrisme si délicat au cœur d’une nature magnifique, Colette mérite, de toute évidence, sa place dans le panthéon des poètes.

Colette, © Janine Niepce. Rapho.




Estelle Fenzy, Boîtes noires

Les lecteurs d’Estelle Fenzy, qui ont l’habitude d’être surpris, le sont dès les premiers mots du recueil et plus qu’avant : « Mesdames et messieurs, attachez vos ceintures » !

S’agit-il d’un véritable vol ou d’une métaphore vivante. Cet embarquement » et ce « siège à côté » ne sont-ils pas ceux du frère lecteur et n’est-ce pas par la poésie, qui va ici nous être livrée, que nous « risquons d’être secoués » ? Ainsi vont vite tomber les masques dessinés, d’emblée, par Gwen Guégan pour que se fasse mieux la respiration et pour que soit bien accueilli le plus beau des verbes :

Mon amour hier tu as dit
Je voudrais mourir
le même jour que toi 

Estelle Fenzy, Boîtes noires, éditions le chat polaire, 2023, 12 €.

Quelle force donc dans le départ du texte ! Car il y a « état d’urgence » pour faire défiler « le film » personnel sans même le bruit de l’enfance et faire trouver celle qui est en fait la boîte noire de (mon) crâne ». Depuis les sandalettes de la petite fille à la mort de la mère « un filet d’énergie (est) à sauver » dans ce corps « coquille cuirasse / sous lequel bat la vie ».

Viennent spontanément ensuite, par le bais de la pensée de la finitude, les thèmes de l’amour conjugal et maternel alliés à la souffrance qu’expriment, par exemple, ces vers dont la conjugaison rappelle celle de Ghérasim Luca.

Je bruine
je brume
j’averse
je pluie

de cendres
et de sang

Je pars en fumée

Ainsi les mots apparaissent-ils déjà comme les meilleurs adjuvants qui soient quand ils sont portés par les éléments, comme l’air et le feu, et quand le chemin, la matière donc, reçoit à la fois la voix et la marche.

C’est qu’en effet, grâce à la foi, se met en place une belle espérance : « Coire en Dieu / soudain / Chacun le sien ».

Des poèmes plus longs alternent avec d’autres plus courts car il faut bien que le narrateur et le lecteur, dans cette émotion offerte par la poésie et qui les fait vivre intensément, reprennent leur souffle.

 En effet l’anamnèse malmène la respiration de sorte que reviennent les souvenirs d’enfance avec leurs sensations et la découverte de la vie, s’entrechoquant avec un présent prosaïque : « Je planifie   négocie   soumets ». L’écriture, alors, offre une part de mystère que chaque lecteur peut décrypter à sa manière : «  Cet  œil immense  à mon épaule… » et la narratrice, que les regrets inspirent, regrette de ne pas avoir bien vécu :

Il n’ y avait pas assez de chair dans mon âme 

Il faut, pour finir, revenir aux images du début puisqu’il ne reste plus que le ciel comme « demeure » et que, comme pour un accident d’avion, l’agonie est qualifiée de « crash ». Voilà comment on peut dire que le traitement des thèmes est ici d’une grande originalité.

Les derniers textes réservent-ils une surprise plus optimiste ? C’est ce que découvrira le lecteur obligé par la beauté du texte à en lire la toute fin.




Un hommage à Colette, poète

La quatrième nouvelle du recueil Les Vrilles de la vigne, intitulé "Le Dernier feu", est à elle seule un bel exemple de la poésie de Colette qui transparaît sans cesse dans sa prose. Le titre lui-même annonce la chaude atmosphère intérieure de l'hiver.

A la poétique des saisons s'ajoute naturellement celle des jardins, des fleurs, "des bois que la première poussée des bourgeons embrume d'un vert insaisissable" et de l'eau qui coule sous la forme de ruisseaux et de sources.

Puis grâce au souvenir d'une enfant amoureuse du printemps se met à chanter une ode aux violettes où la prose n'empêche pas l'anaphore, l'exclamation et la personnification : "O violettes de mon enfance ! Vous montez devant moi, toutes, vous treillagez le ciel laiteux d'avril, et la palpitation de vos visages innombrables m'enivre..." Lilas et tamaris sont aussi leurs compagnes quand le soleil chauffe autant que le feu dans l'âtre.

Colette, Les vrilles de la vigne, "Le Dernier feu", livre audio.

Mais à qui s’adresse la poète ? A son double ou simplement à l’aimé présent ? Qu’importe ? L’harmonie est telle qu’elle offre l’éblouissement qui permet à Colette de répéter l’impératif : « Songe ! » à propos de la ligne d’horizon et d’ajouter plus loin : « Elle rosit, plus bleuit, et se perd, pour renaître après dans une brume roussie, dans un or plus doux au cœur que le suc d’un fruit. » Cet univers fleuri et coloré, par la magie de son vocabulaire, place cette nouvelle au rang des plus belles proses poétiques.

Et même ce qui n’est pas né est déjà, dans son évocation, une merveille digne d’un poème : « Ne cherche pas le muguet encore… mystérieusement s’arrondissent ses perles d’un orient vert, d’où coulera l’odeur souveraine… ».

Colette : Entretiens avec André Parinaud (1950).

Comme un rondeau le texte se boucle sur le feu plus beau que les beautés du jardin. Les dernières lignes éclairent la question posée au-dessus. C’est bien le cœur de l’aimé que la narratrice écoute, lui qui palpite au rythme d’une branche de pêcher rose qui « toque » à la vitre.

Avec un lyrisme si délicat au cœur d’une nature magnifique, Colette mérite, de toute évidence, sa place dans le panthéon des poètes.

Colette, © Janine Niepce. Rapho.




Bruno Marguerite

Bruno Marguerite, après Rilke, Cocteau et Wim Wenders, renoue avec le thème magique de l'ange. Dès les premières pages, l'enchantement commence pour le lecteur suspendu à sa lecture.

En effet l’auteur a eu lui-même l’occasion de dire, expliquant ainsi son objectif, que l’on vit avec un être qu’on ne connaît pas et qu’il a souhaité mettre en place le thème empathique de la tolérance dans les couples. Ainsi le mari amoureux, non seulement va accepter les différences qui les opposent sa femme et lui, mais va espérer, « sans doute secrètement », qu’elle soit un ange, elle qui apparemment ressemble à toutes les autres.

L’incipit nous en avertit tout de suite puis l’histoire, véritablement poétique tant par l’écriture que par le sens, commence. « Comment pourra finir un livre comme je n'en ai jamais lu », se demande déjà le lecteur ? Pour pallier son impatience, un style, à la fois fluide et soutenu, retient, dans l'instant, son attention.

Le voici transporté en Italie, qui est, dit encore l’auteur « le pays des miracles », dans la ville de N. faisant, de concert avec le narrateur, une enquête ou plus exactement une quête :

Bruno Marguerite, Les Epaules de ma femme, éditions unicité, 2023, 124 pages, 14 €.

Au cours de nos vacances, Elysa, ma femme, s’est quelque fois absentée sans rien me dire. A la troisième absence je la suivais comme n’importe quel mari l’aurait fait à ma place, et je l’ai espionnée… les premiers instants, fort d’une suspicion dont je ne pouvais maîtriser les causes, je m’étais mis en tête qu’elle aurait pu aller à la rencontre d’un amant, par exemple.

Citons, il le faut, les mots percutants d’une lectrice : « Je me suis promenée dans les ruelles d'Italie, j'ai cherché les anges mais au delà de ça j'ai retrouvé la douceur, la poésie, la sensibilité et l'amour inconditionnel d'un homme pour sa femme. »
Ce livre est en effet d'une sensibilité extrême et révélateur du féminin sacré, une notion qui justement renvoie à une croyance ésotérique selon laquelle les femmes posséderaient un pouvoir surnaturel particulier.

Nous choisissons, après ces considérations, de ne pas en dire plus pour que le lecteur éprouve, la comparaison est des plus méritée, ce « ravissement » dont parlait Robert Walser quand il est entré en poésie.

Une idée pour conclure peut amener, en la creusant, à rêver, si l’on se réfère à l’expression « avoir des ailes ». Celle que, si Elysa « a des ailes », n’est-ce pas parce qu’elle heureuse du fait que son mari l’aime -  ne dit-on pas de l’aimée qu’elle est un ange ? - et n’est-ce pas parce que, dans la réciprocité, être amoureux donne également des ailes et décuple l'énergie. Ainsi l'Italie qui est « le pays des miracles » est bel et bien également celui l'amour. Il reste à s’y promener, le cœur battant, pendant 120 pages uniques en leur genre, entre illusion et réalité.

                                                              




Claudine Bertrand, Sous le ciel de Vézelay

A la suite d’un séjour à la maison Jules-Roy Claudine Bertrand s’inspire de ses impressions sur Vézelay et les paysages du Morvan qui l’entourent pour produire des poèmes de tonalité et longueur différentes.

 

Les titres au sommaire montrent que l’inspiration et la réflexion ont trouvé des sources variées, notamment dans les lieux : « Le Cimetière », « Banc public », « Le Marché ».

Dès l’incipit le champ lexical révèle l’envoûtement exercé par le lieu sur la poète qui avoue : « Je perds pied » et cela dans un « Décor insolite », « une mer enivrante : « Vézelay / Aventure hallucinante ». Vers courts formant de nombreux distiques et phrases nominales traduisent une forte émotion-source.

Le second texte, « Alphabet sous la pluie » retrace une conscience du travail en train de se faire, une performance de « stances » et de hiéroglyphes » qui nourrit l’intérieur et le pénètre d’un mystère. La chambre est un sanctuaire avant l’appel extérieur, celui de la rue.

 

 Claudine Bertrand, Sous le ciel de Vézelay, L’Harmattan, collection Accent tonique, 2020, 79 pages, 12 euros 

 

Ainsi le lecteur, comme l’a fait la résidente elle-même, attend-il beaucoup de la suite, convaincu par la paix et la lumière qui définissent « ce lieu sacré » « Où la parole devient poésie » :

 

J’entrevois une lueur
Toujours interminable
Comme Marco polo
Explorant un nouveau monde

 

L’énergie de Claudine Bertrand est stimulée par « l’opéra » qui naît du paysage et il faudrait plusieurs pages pour rendre compte des conséquences poétiques de cette magie. Quelques pistes suffiront à donner l’envie de découvrir le recueil.

Il faut savoir déjà qu’à Vézelay « Madeleine veille » sur la colline chère aux écrivains et créateurs auxquels la poète va rendre hommage en créant une sorte de reportage poétique. « En communion avec les pierres » et les pèlerins qui se dirigent vers Compostelle, séduits par Vézelay et son « temps / qui passe au ralenti » grâce à la sainte qui fut la « première au tombeau ».

La poète met ses pas dans ceux de ses prédécesseurs et de ses disparus et « cherche / Strophes toujours fuyantes » quand tercets et quatrains se succèdent, dans la magie des mots, pour percer les secrets du « banc public » de la Maison Jules-Roy et de ses jardins qui rendent urgente l’écriture. Mais celle-ci est difficile et demande de dépasser l’état de recueillement pour se laisser inspirer par l’écrivain « aux livres immenses » et être à l’écoute de la voix de l’ange intérieur.

Au mitan de l’opus monte la fièvre créatrice et un poème comme « D’une aube à l’autre » n’est pas, avec « l’oisillon blessé » et la mauvaise herbe, sans rappeler le pittoresque poétique de Colette quand elle parle de sa Bourgogne. Une plongée spatio-temporelle, pour celle qui « défie les nuages », stimule cette fièvre en même temps que les promenades et la liste des amis poètes qui méritent un quatrain :

 

Bernard Noël  Zéno Bianu
Valérie Rouzeau
Sans oublier William Cliff
Guy Goffette   Robert Desnos 

 

Autant de voix comme aussi autant de langues pour autant de siècles de littérature et d’art à l’occasion de ce séjour dans « Vézelay encore et toujours », cité « Inexpugnable » d’Histoire et de religion.

Le rythme régulier de l’écriture mime, par son incantation, celui des litanies et du temps dévolu à ce « voyage initiatique ».

 

Dans la barque du voyage
Un bleu étourdissant
Aspire à sa propre voix
Tanguée par les vagues de la vie
Teintée de violence

J’apprivoise cette Basilique
Livres de pierres et de lumière

 

Ainsi Claudine Bertrand, définitivement imprégnée de cette ville magique, lieu de sa renaissance, a-t-elle bien accompli sa mission de poète-pèlerin en ajoutant au silence sacré, interrompu par les cantiques de la foule réunie dans la Basilique, une parole lénifiante qui magnifie les mots.

 

Présentation de l’auteur

Claudine Bertrand

Claudine Bertrand est une poétesse canadienne née en 1948 à Montréal, au Québec.

Elle est l’auteure d’ouvrages poétiques et de livres d’artiste au Québec et à l’étranger, dont Une main contre le délire (finaliste en 1996 au Grand Prix du Festival international de la poésie de Trois-Rivières), L’amoureuse intérieure (Prix de poésie 1998 de la Société des écrivains canadiens), Tomber du jour, Le corps en tête (prix Tristan-Tzara 2001), L’énigme du futur (Prix Saint-Denys Garneau en 2002 livre d'artiste avec la plasticienne française Chantal Legendre). Elle a été lauréate du Prix Femme de mérite 1997 et médaillée d’or du Rayonnement culturel.

Elle est Fondatrice de la revue Arcade, elle la dirige de 1981 à 2006 et a créé le Prix de la relève Arcade (1991).

Depuis les années 1970, elle collabore à plusieurs revues littéraires: Montréal now !, Intervention, La nouvelle barre du jour, Les écrits, Hobo-Québec, Possibles, Rampike, Doc(k)s, Mensuel 25, Moebius, Estuaire, Écritures, Tessera, Bacchanales, et Acte Sud, Jardin d'essai, Pourtours et Travers (France).

[Source : Wikipédia]

© photo Isabelle Poinloup

© Josée Lambert

Recueils de poésie

  • Idole errante, récit poétique, Montréal, Éditions Lèvres Urbaines, 1983.
  • Memory, scénario poétique, Montréal, la Nouvelle Barre du Jour, 1985.
  • Fiction-nuit, poésie avec quatre dessins de Monique Dussault, Saint-Lambert, Éditions Le Noroît, 1987.
  • La Dernière Femme, poésie avec une linogravure de Célyne Fortin, Saint-Lambert, Éditions Le Noroît, 1991 (tirage épuisé) 2e édition bilingue tchèque et française, traduction de Jana Boxberger, Prague, Protis, 2000.
  • La Passion au féminin, entretiens, coauteur avec Josée Bonneville, Montréal, XYZ Éditeur, 1994.
  • Une main contre le délire, poésie, avec une illustration de Roch Plante, Montréal/Paris, Le Noroît/Erti éditeur, 1995.
  • L'Amoureuse intérieure, suivi de La montagne sacrée, poésie, avec quatre originaux de Roland Giguère, Montréal/Paris, Le Noroît/Le Dé Bleu, 1997, * Prix de la Société des Écrivains Canadiens, Prix de la Renaissance française; 2e édition traduite en catalan par Anna Montero, Barcelone, Tandem Edicions, 2002.
  • Tomber du jour, poésie avec une illustration de Marcelle Ferron, Montréal, Éditions Le Noroît, 1999.
  • Le Corps en tête, poésie, l’Atelier des Brisants, France, 2001, prix Tristan-Tzara.
  • Jardin des vertiges, poésie, illustration de Chan Ky-Yut, Montréal, Hexagone, 2002.
  • Nouvelles épiphanies, poésie, Montréal, Trait d’Union, Autres temps, France, 2003.
  • Chute de voyelles, poésie, Trait d’Union, Montréal, Autres Temps, France, 2004.
  • Pierres sauvages, poésie, Édition de l’Harmattan, coll. « Poètes des 5 continents », France, 2005.
  • Ailleurs en soi, poésie, Éditions Domens, France, 2006.
  • Autour de l'obscur, poésie, Éditions de l'Hexagone, 2008.
  • The Last Woman, poésie, Éditions Guernica, 2008. Choix de poèmes publiés de 1991 à 2002, traduits par Antonio D'Alfonso.
  • Autour de l’obscur, poésie, illustration Anne Slacik, Édition de l’Hexagone, 2008.
  • Passion Afrique, poésie, illustrations Michel Mousseau, Éditions Rougier, collection «Ficelle», France 2009.
  • Au large du Sénégal, poésie, illustrations Michel Mousseau, Éditions Rougier, collection "Plis urgents", 2013

 

Poèmes choisis

 




Claudine Bohi, L’Enfant de neige

Le dernier recueil de Claudine Bohi, lauréate en 2019 du Prix Mallarmé, est illustré  par sept magnifiques peintures aériennes d’Anne Slacik dont la couverture elle-même. Le blanc, mêlé à des variations de bleu et de vert, y est celui des nuages mais aussi de la neige.

Un texte liminaire annonce dans ce sens : « Entrer dans la neige / aller au blanc… » et ouvre un prologue, «  La Porte de la neige ». Puis mystère, inconnu et paradoxe définissent l’incipit comme une accroche pour la lecture :

 

Il y a dans la neige
un trou

une porte de brume
où ce qui brille est une absence

on ne sait de qui

cette absence est du monde
la chose la plus ignorée

la mieux partagée
pourtant

 

Claudine Bohi, L’Enfant de neige, 
L’herbe qui tremble, 2020.

Le récit d’une absence commence et la langue elle-même, par « cette hésitation des mots », en témoigne. Il s’agit d’avancer dès le premier volet qui s’intitule « Les mots sont des pas sur la neige ». L’exergue de Serge Pey définit cette vocation dont la nature et ses habitants sont les adjuvants : « sous chaque lettre / une musique du grand infini / nous appelle ».

La neige, ce sont des traces, c’est un léger bruit ; une merveille, dans le silence de la nuit, qui « atténue la menace » et de son blanc naît l’infini. L’enfant qui naît va faire naître, lui aussi, un langage. Mettre au monde et créer, pour la poète, sont intimement liés.

Les mots apparaissent comme des flocons composant des vers brefs au rythme léger et au cœur d’un espace qui se veut souvent aéré :

 

la nuit est tombée
de ce côté du sens

d’un coup se lève
une blancheur interne

le temps a défait ses lacets
s’échappe de lui-même

 

Après des variations sur les mêmes motifs qui ont apporté le calme, un deuxième volet, au titre éponyme, s’ouvre sur l’in-fans silencieux à qui justement la neige ressemble. Comme celui-ci qui « marche vers son nom » et vers la parole, la narratrice s’en va vers le pays des mots où se trouve « un puits / où chercher la langue » malgré glissements et dérapages et à l’aide de la main.

Il y a aussi le regard de l’enfant qui, bientôt, va « informer les mots ». Le premier regard qui doit être toujours celui de la poète. Il s’agit alors d’hésiter peut-être mais surtout de redessiner le monde nouvellement perçu en recommençant sans cesse la parole car

 

entre ton corps
et tes mots
un pont
toujours est à reconstruire 

 

Des images délicates ponctuent un texte qui se cherche à la fois dans la douceur et la douleur : l’oeil de l’enfant est une « plage inconnue », la parole est « un collier de chair ». On peut lire également la « fourrure des mots ».

Puis, après une clôture sur l’attente de « quelqu’un », le troisième volet s’ouvre sur un espace-temps pour une nouvelle variation nommée « Secret de la neige ». En effet il y a avant le blanc, il y a les «autres blancheurs» et toujours « l’étonnement » devant cette magie indéfinissable. La neige n’est-elle pas synonyme de confiance, d’identité enfin trouvée avec ce blanc qui « réconcilie.../ qui réunit ». Elle fait bouger le coeur, elle fait vivre et apporte la joie. L’anaphore « il neige » tombe alors harmonieusement sur la page comme un flocon pour chacun qui a justement sa «  part de flocon » selon les mots du dernier titre et ceux de l’incipit :

 

il neige

on cherche la merveille

il neige

quelqu’un dans ton corps
s’envole

c’est ta part de flocon

 

La part des mots aussi, peut-on dire, sur la neige de la page qui est du « silence parlé ». Tout se mêle : l’enfant, sa naissance, celle du langage, le blanc, avant et entre les mots, qui « recule / vers sa  propre lumière ».

 

Présentation de l’auteur

Claudine Bohi

 Claudine BOHI vit entre Paris, Strasbourg et St Pierre des champs. Elle est agrégée de lettres et poète. Elle a publié une trentaine de recueils, elle participe à de nombreuses revues françaises et étrangères, figure dans plusieurs anthologies. Elle collabore à de nombreux livres d’artistes, est traduite en plusieurs langues. Certains de ses textes ont donné lieu à des compositions musicales.  Elle dirige actuellement la collection 2Rives aux éditions Les lieux dits. Elle est membre du jury des prix Mallarmé et Louis Guillaume. Elle est membre du conseil d’administration de la maison de poésie de Paris.

Elle a reçu les prix Verlaine, Aliénor, Georges Perros et le prix Mallarmé en 2019.

Bibliographie 

Dernières publications : Un père (Les lieux dits 2021), Regarde, avec Anne Slacik (coéditions l’herbe qui tremble et Papiers d’Art) 2022, Un couteau dans la tête,  éditions l’herbe qui tremble 2022, Parfois l’un d’entre nous,  L’herbe qui tremble, 2023.

Autres lectures

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Claudine Bohi et Anne Slacik, Regarde

C’est lors d’une visite d’une exposition des œuvres d’Anne Slacik qu’ « un certain bleu », nous dit la poète, « a foudroyé en moi toute résistance. / Très vite, une parole est venue, une sorte [...]

Claudine Bohi, Un couteau dans la tête

Pour ce 31e recueil, la poète s'est jetée coeur et âme dans la déchirure incommensurable des familles qui ont connu la perte, l'absence, la séparation, à cause de l'effroyable guerre, à cause de [...]




Philippe Thireau, Melancholia

Ce livre, Melancholia, "bile noire" en grec ancien, inaugure une nouvelle collection chez Tinbad, "Tinbad-fiction", composée de textes inclassables. Pas du roman, pas de la poésie mais une prose ente les deux : ce qu'on appelait du "texte" dans les années 70.

L'exergue trahit le sujet de l'histoire, laissant la place au "comment" : "Melancholia narre la fin de l'histoire (sans je)  de deux belles âmes - la fille violette et le soldat - engagées dans un dernier dialogue à distance." Les titres annonceront de même ce dont il sera question dans les quatre sous-parties.

Dès les premières lignes une sorte de courant de conscience - le garçon, fauché par une rafale dans un oued sec en Algérie, " parle ", dans l'ultime seconde de sa vie, à sa fiancée restée en France, négligeant le pronom personnel sujet ( "te raconte cette histoire" ), use de répétitions comme dans une comptine de chansons d'autrefois qui illustre les souvenirs d'enfance ( "nous jouions dans la grange" ) et plante les deux thèmes principaux de l'opus, l'amour et la guerre : " Les jeunes gens font font font la guerre en riant ".

Philippe Thireau, Melancholia
éditions Tinbad, 2019, 11,50€.

Ces répétitions, dans la phrase mais aussi de la phrase dans le livre jusqu'à la toute fin, déstabilisent, d'après le préfacier, Gilbert Bourson, le pathos et font chanter le texte qui peut être classé comme poème et même comme épopée.

L'absence de ponctuation même forte, en dehors de quelques parenthèses, confère aux pages de cette agonie un rythme incantatoire tout en rapprochant présent et passé dans une semblable souffrance.

Les éléments, la faune et la flore accompagnent la mort prochaine. Comme des adjuvants, comme une extrême-onction poétique : "l'oiseau venu de nulle part planant au-dessus du corps étendait un voile de nuit sur les yeux bleus il passait et revenait...". L'auteur sait également se faire peintre en décrivant superbement les myosotis des collines ou les pierres de sa "campagne française".

Mais le réalisme est bien présent également, rappelant la cruelle vérité des faits : "les cheveux mêlaient leur parfum rance à celui des chairs décomposées", et n'hésite pas à se mêler à la présence mythologique des "anges serviables" et du "char d'Hélios".  

Répond aux mots du mourant la lettre improbable de la fiancée restée en métropole et qui pressent un drame. On peut dire que Philippe Thireau pratique une forme d'esthétique de la surprise car les paroles se font soudain plus crues, plus rudes, que ce soit pour parler de sexe ou du corps en général : "la glue colle mes paupières obture mes oreilles serre l'anus…" ou même de la vie : "tremblement frissonnement soubresaut spasme sursaut tressaillement etc…".

Délires peut-être de l'agonisant, identification certaine de l'auteur, dramaturge par ailleurs (il plantera plus loin une scène de théâtre), à l'homme et à la femme qu'il met en scène. Il y a, dans tous les cas, respect du pacte de lecture quand Philippe Thireau cite un extrait du journal intime de cette dernière et qu'il écrit plus loin en majuscules "Poursuivons monseigneur" c'est d'ailleurs bien elle qui parle du substantif éponyme, en harmonie avec la couleur violette de ses vêtements, lorsqu'elle dit : "la melancholia essaie de me grandir me déplie sous la bourrasque…" et qui ajoute, de façon crédible pour le lecteur : "te souviens-tu avoir lu avec moi un mince livre de tempête de grosses vagues tueuses ce Typhon de Conrad…". Elle qui semble bien faire son testament, assistant à sa propre mort, sans pronom personnel aussi et sur fond d'apocalypse : "à mesure que écris les traces d'encre s'effacent les idées s'envolent meurs à chaque ligne…". Comme si elle voulait prévenir celui qu'elle aime et l'écarter loin d'un destin pareil.

La fin du livre donne la parole à "l'oiseau planeur" qui, provoquant un psittacisme, répète les mots de l'incipit. Après avoir développé la mort prochaine de ce corps qui pleure, il conclut, comme dans la forme en boucle du rondeau, par les mots qui achevaient déjà la première partie : "la nuit les étoiles s'allument au-dessus de ma tête, le grand manteau noir ( l'oiseau planeur )  parle."  

 

Présentation de l’auteur

Philippe Thireau

Philippe Thireau vit en France. Il est régulièrement publié (essais, récits, poésie, théâtre... ) depuis 2008.

 

                        BIBLIOGRAPHIE

Je te massacrerai mon coeur, PhB éditions, 2019
Le bruit sombre de l’eau, Z4 éditions, La diagonale de l’écrivain, 2018
Benjamin Constant et Isabelle de Charrière
, Hôtel de Chine et dépendances, Cabédita, 2015
Le Voyageur distant ou Bonjour Stendhal, adieu Beyle, Jacques André éditeur, 2012
Le Sang de la République, Cêtre, 2008

                         THÉÂTRE

Cut, Z4 éditions, 2017
Mortelle faveur et J’entends les chiens, Z4 éditions, 2017

                          POÉSIE

Soleil se mire dans l’eau (photographies Florence Daudé), Z4 éditions, 2017
Je te massacrerai mon coeur, PhB éditions, 2019
Melancholia, Tinbad, 2020

                          REVUES

Cioran vertical (essai) in Les Cahiers de Tinbad n° 3 et 4, Tinbad, 2017
Le cireur de Parquet in Les Cahiers de Tinbad n° 6, Tinbad 2018
En ton sein in FPM n° 18, Éditions Tarmac, 2èmetrimestre 2018

 

 

Poèmes choisis

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Ecrire est une femme, assurément. Une femme comme une meurtrière postée au faîte d’un donjon enfoui dans la broussaille du passé. Une femme créatrice du monde. Écrire est une langue maternelle. [...]




Hélène Dorion, Tant de fleuves

 

 

Le dernier recueil d'Hélène Dorion occupe seize pages de quatrains, à l'exception de deux tercets, en vers libres sur le papier aux bords dévorés des éditions du Petit Flou. Toutes ces strophes ou presque expriment, au moyen de la répétition du groupe verbal " on voudrait ", un désir violent qui, dans sa litanie, prendra finalement un sens encyclopédique.

Il s'agit, dans un premier temps, de connaître " l'histoire de l'univers" et, à l'intérieur du monde - fleuves, bateaux, ponts –, l'amitié elle-même mais également les mots et leur poésie comme  l'enfant, grâce à son imagination, " invente son aventure ". Au point que la vie réelle ou créée  ne fasse plus qu'une.

L'important c'est que tout soit nommé, que la nature - le jour ou la nuit - et les éléments – sur terre ou sur mer – soient favorables et " l'espérance encore possible dans nos mains ".

Le leitmotiv du désir revient jusqu'à la toute fin du livret. En effet, comme les mots eux-mêmes et leur expression poétique, ce sentiment est ici illimité : " des rêves / des rêves pour toute une vie ". Il s'étend à la possession du temps et de l'espace et, cela, sans peur de l'imperfection puisque " on voudrait les remous incertains " et " le  vent qui lèche les regrets ".

" Tant de fleuves " donc mais aussi tant de choses, tant de solutions possibles avec la joie et la pureté qui servent de mots-clés à la chute du texte.

 

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