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Thibault Biscarrat, Cercles intérieurs

On l’a déjà écrit ici sur Recours au poème, Thibault Biscarrat poète, et hormis une première tentative de roman (Dolmancé, Abordo, 2015), reprend et (ré)écrit toujours le même livre. D’ailleurs, il ne s’en cache pas, le revendiquant même : « Un même souffle parcourt tous mes écrits » ; « Il est un dire qui parcourt tous mes écrits » ; « D’un livre l’autre un même souffle parcourt l’alphabet des profondeurs », etc. « L’humanité rêve d’un seul Livre », vraiment ? ou est-ce un souvenir d’enfance de Thibault Biscarrat ? Le poète se souvient des leçons du cinéaste Robert Bresson (dans ses écrits : « Ne change rien, pour que tout soit différent ») : « Une même voix, un même rythme. Et pourtant rien ne demeure similaire. »

Je l’ai déjà dit, mais je le répète, tant cela importe : chaque verset de Biscarrat est rempli de réminiscences textuelles et d’emprunts plus ou moins (in)volontaires : « Mystère de l’amour qui meut le ciel et les autres étoiles » ; « Écho des lumières » ; « L’encre affleure, bleutée » ; « Nous trouverons, un jour, le lieu et la formule » ; « Les voyelles bruissent et avivent les couleurs » ; « Entends […] les sauts d’harmonie inouïs » ; « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique » ; « Qui fonde ce qui demeure ? » ; « L’aurore aux doigts de rose nous accompagne » ; « Mon aimée, te souviens-tu du massacre des prétendants ? » ; « Voici l’or du temps » ; « Les roses, sans pourquoi, s’offrent à la caresse du vent », etc1. Vous aurez (ou pas) reconnu, et dans l’ordre, des allusions à : Dante, Philippe Sollers, Rimbaud, Lautréamont, Hölderlin, Hésiode, Homère, André Breton, Angelus Silesius. Le dire de Biscarrat veut « traverser tous les siècles, tous les écrits » : « Tout écrit tend vers ce point où tous les ouvrages s’interpellent, se répondent, résonnent. Échos. Intertextes. » Voix fleur écho des lumières…

Ce qui change dans ce volume, par rapport aux derniers publiés par l’auteur, c’est la densité des pages : le poète a (temporairement ?) abandonné le verset, et condense chacun de ses textes sur une page ; cela donne plus de densité à son chant, qui, revendiqué chant courbe, devient volontiers une roue carrée, plus chaotique : « Tous les textes, tous les livres s’entremêlent, résonnent. Une métaphore surgit d’un écrit l’autre ; les mots circulent. »

Thibault Biscarrat, Cercles intérieurs,Conspiration Éditions, 94 p., 9 €.

Le chaos règne, la folie rôde (« Je suis mort sur la croix, […] je fais se mouvoir les constellation ») ; et cela profite à notre poète, qui gagne au désordre : « Je suis le Livre qui jamais ne s’achève, écrit dans toutes les langues et qui s’adresse à tous les hommes. » Son écriture gagne en densité ; Biscarrat se rapproche d’une écriture all over.

L’ambition de Biscarrat est grande : tel un Mallarmé, un Guyotat ou un Blanchot, il veut écrire Le Livre : « Ce livre témoigne. Ce livre est un fragment de tous les livres : ceux que j’ai lus, ceux que j’ai écrits, le Livre à venir. » Qui l’en blâmerait ?

Nous n’avons qu’une seule réserve quant à sa poésie, et bien qu’il s’en défende (« L’être questionne son rapport au réel, au sacré, au langage » ; « Que tout te soit fragment du Livre, réel érigé ») : elle ne se confronte en rien au Réel ; c’est-à-dire qu’elle pourrait tout à fait être écrite au temps de David, sans que rien ne choque ; d’ailleurs, la première partie de ce volume, « La nuit souveraine », est presque un remake, une reprise du Cantique des cantiques, soit un chant d’amour à l’aimée : « Je ferai de notre amour un livre vivant, fragment du Livre éternel et indivis. » Ou bien, plus directement : « Mon aimée, te souviens-tu du Cantique des cantiques, du roi Salomon et de la Sulamite ? » Comme la peinture abstraite ne se confronte en rien à la figuration, la poésie de Thibault ne se confronte qu’au sacré et au langage (ou Verbe) ; nous aimerions maintenant que Biscarrat se confronte à la cochonnerie politique de la Volonté de technique… ou au supermarket… « J’aspire à un nouveau chant, fragment du Livre qui parcourt tous les mythes, tous les écrits » : chiche ?…

Note

  1. J’ai volontairement ignoré toutes allusions à la Bible, tant elles abondent.

Présentation de l’auteur

Thibault Biscarrat

Thibault Biscarrat est écrivain et musicien, (1979).

Il interroge, dans son œuvre, les rapports entre le langage et le réel ; le surgissement de la parole en tant que poésie pensée ; le lien entre les fragments et le Livre.

Bibliographie

Dolmancé, (2015) aux éditions Abordo, finaliste 2016 du prix pour le premier recueil de poésie Fondation Antoine et Marie-Hélène Labbé ;

Le Dernier Lieu, (2016) aux éditions Abordo ;

Le Livre de mémoire suivi de La lettre première, (2019) aux éditions des Vanneaux, finaliste des Honneurs 2019 de la Cause Littéraire ; sélectionné pour le prix Ardua des premières réalisations.

L'homme des grands départs, (2020) aux éditions de Vanneaux, préface de Patricia Boyer de Latour, prix du meilleur recueil de poésie de l'année 2020 décerné par la Cause Littéraire.

Une Couronne d'Orage suivi de Beauté et de Royauté, (2021) aux éditions Ars poetica.

Il a publié des textes dans diverses revues : Phaéton, Écrit(s) du Nord, les Cahiers de Tinbad.

 

Autres lectures

Thibault Biscarrat, Cercles intérieurs

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Thibault Biscarrat, L’initié, suivi de La libre étendue et de L’incandescence

Thibault Biscarrat est assez incroyable : il poursuit, de livre en livre, et ce depuis au moins Le Dernier Lieu (Abordo, 2016), son œuvre poétique comme s’il ne se passait rien dans le monde extérieur : ni guerre, ni violence, ni épidémies…

Son œuvre, à partir de ce livre déjà nommé, n’est qu’un vaste chant d’amour qui prend à témoin la Nature (« Je suis la strophe qui, au matin, fait chanter les frondaisons ») et le cosmos (« La lune déploie ses éclats dans le silence du ciel » > « Le Verbe advient et la Terre tournoie »). (Et c’’est l’amour qui meut le soleil et autres étoiles…) Il aurait pu naître au temps du Cantique des Cantiques, ou du Deutéronome, que son écriture n’en serait pas pour autant changée. Biscarrat est notre David actuel : il chante pour chanter ! comme l’enfant dans l’Aiôn que vit Héraclite autrefois.

Suivons donc le titre de ses recueils : Le Livre de mémoire, L’homme des grands départs, Une Couronne d’Orage, Chant continu. Qu’est-ce qu’un « chant continu » ? Eh bien, un chant qui n’a pas de fin, bien sûr : « La parole s’incarne sur le chemin, infiniment. » Ou bien : « La musique s’incarne à chaque instant. » Ou encore : « Je rêve d’un livre plus vaste que le monde. » Etc., etc. Le chant infini (in-fini) est la forme des livres de Thibault Biscarrat. 

Thibault Biscarrat, L’initié, suivi de La libre étendue et de L’incandescenceÉd. ars/poetica, 90 p., 18 €.

La Bible est partout présente, en filigrane du textuel : le Verbe n’est plus que buée, vie, argile, boue, brasier, ou feu. Thibault Biscarrat va même jusqu’à se déclarer « fils du feu », « l’initié aux mystères ». Est-il « fou » ? égocentrique ? Tout écrivain l’est…

Dans son œuvre en général, et dans ce recueil en particulier, presque tout est écho de textes antérieurs (poétiques ou bibliques) ; et pourtant il n’y a aucun guillemet, ni d’italiques : tout est intériorisé, avalé, puis recraché : c’est alors que l’auteur – le poète – devient « tatoué de versets, de légendes ». Le corps du poète n’est plus qu’un palimpseste. Parfois, il s’agit de simples détournements de vers hyper connus : « J’ai vécu au plus près de l’orage, la beauté assise sur mes genoux. » (Rimbaud, bien sûr). D’autre fois, c’est plus obscur : l’auteur est féru de textes kabbalistiques et de la Torah (« Les voyelles animent les consonnes »). Certainement un souvenir d’Isidore Ducasse : « Je n’ai d’autre grâce que celle de vivre au plus près de l’âme, à chaque instant. » Un esprit impartial trouve cela parfait. On se souvient de Jean-Luc Godard citant le cinéaste Robert Bresson dans ses Histoire(s) du cinéma : « Ne change rien, pour que tout soit différent. » Mise en action de ce théorème dans le texte : « Nous forgeons ce chant nouveau ; nous chantons ce chant très ancien. » Et c’est alors que « tout vient se regrouper, fusionner dans [sa] langue », que « la bibliothèque bruit autour de [lui] », que « tous les livres [lui] sont faveur ». « En écho les textes, les palimpsestes [lui] parviennent » : « La lumière soulève son voile. »

Même si dehors tout est atroce (les bruits de bottes fascistes (presque) partout), le monde intérieur de Biscarrat n’est qu’enchantement : « Les vallées, les symphonies : tout luit, resplendit, s’offre à l’ouvert. » Ô saisons, ô chateaux ! Pourtant, parfois, un monde non édénique point, celui de l’Arbre de la connaissance : « Un homme renversé, à tête d’oiseau, le sexe droit tendu vers les entrailles. » Et c’est alors la chute… hors d’Éden.

On sait que la grande poésie chinoise ne vécut que d’emprunts, d’allusions, de détournements plus ou moins cachés, etc. ; à peine en eût-on fini avec cette façon de faire, la poésie chinoise avait disparu !… « La fin approche ; tout est à venir » (dernière page du livre).

Présentation de l’auteur

Thibault Biscarrat

Thibault Biscarrat est écrivain et musicien, (1979).

Il interroge, dans son œuvre, les rapports entre le langage et le réel ; le surgissement de la parole en tant que poésie pensée ; le lien entre les fragments et le Livre.

Bibliographie

Dolmancé, (2015) aux éditions Abordo, finaliste 2016 du prix pour le premier recueil de poésie Fondation Antoine et Marie-Hélène Labbé ;

Le Dernier Lieu, (2016) aux éditions Abordo ;

Le Livre de mémoire suivi de La lettre première, (2019) aux éditions des Vanneaux, finaliste des Honneurs 2019 de la Cause Littéraire ; sélectionné pour le prix Ardua des premières réalisations.

L'homme des grands départs, (2020) aux éditions de Vanneaux, préface de Patricia Boyer de Latour, prix du meilleur recueil de poésie de l'année 2020 décerné par la Cause Littéraire.

Une Couronne d'Orage suivi de Beauté et de Royauté, (2021) aux éditions Ars poetica.

Il a publié des textes dans diverses revues : Phaéton, Écrit(s) du Nord, les Cahiers de Tinbad.

 

Autres lectures

Thibault Biscarrat, Cercles intérieurs

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Des difficultés de l’édition indépendante en temps de syndémie Covid-19

Les années Covid ont entrainé des fermetures et des restrictions qui ont concerné des lieux où les éditeurs de poésie avaient l'occasion de présenter leurs livres et de les vendre. Librairies, festivals, lieux où des lectures étaient organisées, tout a été fermé, reporté, empêché. Les conséquences sont lourdes, et ceux qui consacrent leur vie à l'édition et à la promotion de la poésie en ont fait les frais, malgré les aides du gouvernement. Aujourd'hui ils survivent, mais devront affronter une crise économique qui ne manquera pas de faire suite à la crise sanitaire. Nous leur avons demandé comment ils ont vécu, survécu à cette déferlante de cessations. Guillaume Basquin conseiller éditorial et co-fondateur des éditions Tinbad nous a répondu.

∗∗∗

 

La première difficulté pour l’édition, inimaginable auparavant pour tout esprit équilibré et rationnel, fut la fermeture du dépôt légal des livres pendant plus de 3 mois, et alors que ledit dépôt se fait par envoi postal.

Je ne suis pas sûr qu’une telle fermeture arriva pendant la Seconde Guerre mondiale. Qu’on y réfléchisse bien : cela veut donc dire que pendant 3 mois, on n’a pas pu publier de livres en France, hormis sous le manteau, ni créer de nouvelle revue…

La seconde difficulté fut la fermeture des librairies, considérées lors des 2 premiers confinements comme commerces non-essentiels (pour qui ?), et alors même que les librairies sont des lieux de faible fréquentation, où les interactions sociales sont très modérées, voire inexistantes.

La troisième difficulté fut l’annulation de tous les salons du livre en 2020, puis au premier semestre 2021, et alors que ces salons entrent pour une part importante des rentrées financières de la petite édition (bien plus importante, en pourcentage, que pour la grande et moyenne édition).

La quatrième difficulté fut l’imposition du masque obligatoire dans tous les lieux clos, sans limite de temps jusqu’à présent, et sans même que cette mesure ait fait ses preuves (pas d’étude probante, ni en laboratoire, ni in vivo (étude danoise), ni par comparaison (par exemple avec la Suède, ou entre États américains voisins).

Une partie de l'équipe rédactionnelle du numéro 5 de la revue "Les Cahiers de Tinbad" présente ce numéro, en compagnie de Jules Vipaldo, qui venait de publier son "Banquet de plafond" aux éditions Tinbad. Voici la première partie de la rencontre, consacrée aux Cahiers de Tinbad, avec Christelle Mercier, Claire Fourier, Gilbert Bourson, Jacques Cauda et Claude-Raphaël Samama.

Pour les éditions Tinbad, cela nous a décidés à annuler toute rencontre en librairie, par désaccord fondamental avec cette politique de Terreur (une librairie n’étant pas le métro aux heures de pointe, le SARS-CoV-2 n’étant certainement pas la choléra ou la peste) : accepter le masque en rencontre littéraire, c’est accepter la Terreur… Roland Barthes l’avait dit, « le vrai fascisme ce n’est pas de forcer à faire, mais de forcer à dire »… Concrètement, la dernière rencontre en librairie pour avec l’un quelconque de nos auteurs remonte à février 2020… La visibilité en librairie s’en trouve drastiquement diminuée, ainsi que le chiffre d’affaires annuel. La conséquence directe été la diminution des tirages moyens, passés de 300 à 200.

La cinquième et dernière difficulté aura été l’imposition du « pass ‘sanitaire’ » dans les salons, y compris au Marché de la poésie 2021 ; en accord avec les idées de « désobéissance civile » rapportées dans l’Appel Antigone lancé initialement par l’écrivain, critique et poète Philippe Thireau sur un blog Médiapart, et parce que cette ségrégation « sanitaire », en vérité un tri biopolitique, n’est aucunement en accord avec nos valeurs ou notre idée de l’homme libre en pays de droit, Tinbad a décidé de ne pas y participer, pas plus qu’à ceux de la revue ou de « l’autre LIVRE »… Vivement 2022 !…

Pour les 2 premiers confinements, l’honnêteté requiert de souligner que les aides de la Région Île de France, basées sur la perte de Chiffre d’affaires, ont permis aux éditions Tinbad de passer l’année 2020 sans trop d’encombres au niveau des comptes, car nous avons eu peu de frais d’imprimerie (seulement 3 livres sont sortis) ; mais tout ceci est purement virtuel : l’économie de la petite édition, comme celle de la France entière, est sous perfusion totale ; en un mot, tout est devenu virtuel, l’économie y compris.

Espace l'autre LIVRE, en 2020 dans le cadre de La Nuit de la lecture, Guillaume Basquin a lu un extrait de son ouvrage (L)ivre de papier, paru aux éditions Tinbad.

Concernant les lecteurs, on aurait pu s’attendre à un rebond de la lecture, compte tenu de la fermeture de toutes les autres activités culturelles ; ce n’est pas, malheureusement, ce qu’ont constaté les éditions Tinbad : dans l’ensemble, la vente réelle des livres a chuté, faute de rencontres réelles et de salons. La petite édition indépendante ne vit pas de communiqués de presse !… Il semblerait que la population française vit de plus en plus les yeux rivés à ses écrans, et à ses réseaux sociaux — qui ont pris la plus grande place dans les activités de « lecture » des citoyens. Qui lit encore la critique littéraire ? Combien sommes-nous ? On attend avec impatience que les journaux nous parlent d’autre chose que du SARS-CoV-2…




Le triptyque de la Sainte-Victoire

À propos de Le temps fait rage (Le bleu du ciel, 2015), La Sainte-Victoire de trois-quarts (La Lettre volée, 2017) & Onze tableaux sauvés du zoo (Atelier de l’agneau, 2018)

Olivier Domerg, enfant du pays de Martigues, a fait paraître son triptyque consacré à la (fameuse) montagne Sainte-Victoire, titré par lui La condition du même, dans le désordre : le premier volet, La Sainte-Victoire de trois-quarts, longuement travaillé entre 2005 et 2012, a paru en 2017 à La Lettre volée ; quand le troisième, Le temps fait rage, a paru fin 2015 au Bleu du ciel

Au beau milieu, ces Onze tableaux sauvés du zoo (du folklore provençal ?), chez l’Atelier de l’agneau. Dans un addendum au premier volet, on apprend que « chaque volet possède son identité et sa poétique propres, et peut être donc pris ou lu séparément », et que « cet ensemble de trois livres » est consacré par l’auteur à la Sainte-Victoire, « ré-envisagée du point de vue de l’écriture, dans une reconsidération générale du motif et de sa perception ». Il s’agit de trouver des équivalents littéraires aux patients coups de pinceau de Cézanne : « comment faire entrer la montagne dans la page ? ou encore, comment faire de la page la montagne ? » Allons-y donc voir.

Répétition (condition du même)

 

Ce qui frappe d’emblée dans cet ensemble, c’est la permanence des interrogations du poète quant au motif : « pour toute poétique & pour toute morale, ce qui est devant nous » (TFR1) ; « choses nues, qu’il faut jeter sur le papier[…] Le monde est là qu’il faut dire » (S-Vde3/42). Domerg est le plus straubien des poètes : il écrit ce qu’il voit, sans y rien changer/modifier. (« Les choses sont là ; pourquoi les manipuler ? » clamait Roberto Rossellini.) Telle est la condition du même : forer toujours plus profond sur quelques motifs/mesures ; donner (essayer de) l’idée de la poussée géologique de la montagne : « penser au plissé & au bouleversement induit, penser à la tension exercée sur les couches rocheuses & terrestres, penser la torsion » (TFR). Un peintre ne peint-il pas toujours le même et unique tableau ? (Et exemplairement Cézanne, avec ses 80 tableaux de LA montagne du pays d’Aix). 

Olivier DOMERG, Le temps fait rage,
éditions Le bleu du ciel, 2015, 153 p. 15 €

Beethoven n’a-t-il pas toujours composé les mêmes sonates ? Jean-Marie Straub et Danièle Huillet n’ont-ils pas toujours fait le même film ? Le principal leitmotiv de ce triptyque est, bien sûr, la présence obsédante du peintre « fou » d’Aix ; comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement quand

 

 (son acharnement à la saisir fut tel

                                                      que voir la montagne maintenant

                                                                                                          à tous coups, nous le rappelle) 3 ?

 

Le célèbre peintre revient ainsi de façon directe ou allusive (par exemple, citations du livre de Peter Handke consacré à ce même motif) tout au long des trois volets. Constamment : « grâce à ce qu’IL avait vu / et peint, / à ce que personne n’avait peint / et vu avant LUI » (S-Vde3/4). Ça n’arrête jamais : « que disait-il déjà ? que la nature est en profondeur ? qu’il ne croyait qu’aux circonstances & à la prose sortie du tube » (TFR).

Mais il y en a d’autres : la présence discrète et insistante à la fois de Francis Ponge (le poète de La rage de l’expression et duParti pris des choses) et de Bernard Noël (en tant qu’auteur de L’Outrage aux mots).

Le plus saillant et beau souci d’Olivier Domerg est, comme Cézanne, de dépeindre ce qu’il voit devant lui, tel quel ! « C’est la situation qui décide, oriente la vision & la phrase. » (En cela, on peut dire qu’ils sont frères en création.) La poésie, le réel. « L’écriture s’arcboute au visible, tirant sa force de la vue. » Alors, et seulement alors, on peut espérer donner « un coup de / Ponge sur du sacré » (l’image d’Épinal qu’est devenue la montagne d’Aix, aussi bien que son peintre), secouer « toute la cézannerie d’apparat et d’opérette », « réduire le mythe en / poudre », « faire / taire l’emphase (place neuve !) ». Et puis atteindre au pur kairos : l’irruption de l’instant formidable : « être dans le vertige de voir, prendre connaissance à chaque instant de ce que signifie le mot paysage. » Ne pas laisser passer ce moment-là : « Elle émerge du paysage tel un navire d’une nappe de brouillard, proue calcaire en avant, étrave rocheuse fendant le visible et l’aimantant. »

Différence

 

Alors que Le temps fait rage est composé quasiment comme une seule phrase, sans majuscules sauf aux noms propres (c’est un chant (de rage de l’expression) en neuf strophes, dites chants-séquences), La Sainte-Victoire de trois-quartsest tissé de formes hétérogènes, cut : des [tableaux] où l’occupation de l’espace de la page est très travaillée (structures en escaliers, ferrages à droite, à gauche, etc.), des [romans] (plus classiques, justifiés), et au milieu de ce tissage de formes (un maelstrom), des chants d’une seule coulée, en italiques. Les Onze tableaux sauvés du zoo, eux, s’apparentent à un poème en 11 volets avec jeux topographiques et typographiques sur l’espace de la page, dans la grande tradition mallarméenne du Coup de dés qui toujours instaure des surprises pour les yeux du lecteur, qui partant finit les (ces onze) tableaux.

Olivier DOMERG, La Sainte-Victoire de trois-quarts,
La lettre volée, collection Poiesis, 113 pages, 18 €

 

Il est à noter que la forme « poème » de ces tableaux empêche la réflexion sur le travail de l’écriture, alors que les passages en prose des deux autres volets ne se privaient pas de ces notations autoréflexives et modernistes sur l’atelier du poète : « Tu travailles une forme qui te travaille en retour » (S-Vde3/4) ; « Brûler ses tropes. Jeter ses notes. Réduire le mode opératoire. Repartir de rien, pisser sur le pic, curer le trop-plein. Le trop peint » (ibid.) ; « difficile de mettre en mots cette forme, de mettre des mots sur cette forme » (TFR) ; « il n’y a pas forcément de progrès dans la série, seulement l’obstination de mieux coïncider avec chaque moment » (TFR). Présent intégral. Présentation (au Temple de l’Art), plutôt que représentation : « fi des histoires, allez hop : aux chiottes les histoires (d’ailleurs, y’a plus que là qu’on les lit) ! c’est terminé, il faut […] tout éclairer en grand, tout observer, tout décortiquer, tout reprendre » (TFR). Reprendre à Francis Ponge, ce héraut de la modernité poétique, cette idée de publier « les états de son atelier », plutôt que des poèmes (bons ou mauvais). Laisser une place au lecteur, qui finit l’œuvre, en exposant « la progression & le processus de tout art ». C’est ainsi qu’on construit les œuvres ouvertes.

Dire queLe temps fait rageest le plus cubiste du triptyque : sa forme circulaire sans plus ni haut ni bas favorise cette simultanéité des points de vue : « repasser en vision globale, monceau pyramidal constitué de monceaux superposés, saillants, désordonnés, vaguement additionnés ou posés les uns sur les autres, vaguement collés ou accolés, monceauscellé par le ciment du temps » : plus de perspective idéalisante ; tout à la fois, ici et maintenant, par « accumulation, multiplication des angles d’attaque ».

Différence et répétition

 

Selon Gilles Deleuze, dans son essai éponyme, rien ne se répète jamais vraiment à l'identique ; la nature entière s'écoule comme le fleuve héraclitéen, dans un devenir perpétuel ; et toute impression de stabilité n'est qu'illusion. Ce que, de façon superficielle, nous croyons voir se répéter identiquement ou semblablement « fourmille » en fait d'infimes différences qui font de chaque « retour » un événement toujours nouveau et irréductible à ce qui l'a précédé.

Olivier DOMERG, Onze tableaux sauvés
du zoo,
Atelier de l’agneau, collection
géopoétique, mars 2018, 108 pages, 16 €

 

Ainsi, chez Domerg, le « retour » des avions de ligne qui décollent de Marseille-Marignane pour trouer le ciel aixois et barrer la vue de la sainte montagne : 1/ vision in (la carlingue) : « Vision brève autant que belle ; aussitôt vue, aussitôt aspirée ou bue par le trou du hublot ou par l’irrémédiable projection de l’appareil vers sa destination » (11T) ; visions off : 2/ : « la carlingue d’un long / courrier au décollage de / Marignane s’inscrit / une fraction de seconde, / dans une inclinaison parallèle / à celle de la montagne » (S-Vde3/4), et 3/ : « les ailes volantes dans l’azur. La pointe des pieds douloureuse dans la pente » (TFR). Domerg est très conscient de son travail : « plus tard, reprendre sur le même ton ; le même ton qui en est un autre » .Incise sur incise : « énumération phénoménologique du détail. » Chacun des volets du triptyque se trouve enchâssé dans l’autre, « en est une extension en constant devenir & constante expansion ». Machine désirante, et non pas poésie larmoyante. Jeu, plutôt que Je. Poésie sans maître : les citations affluent de partout, cachées, tronquées, voire truquées : Bernard Noël, Jean-Marie Gleize, Pascal Quignard, Charles Juliet, Peter Handke, lettres & propos de Cézanne.

Autre tropisme deleuzien chez Domerg (comme quoi, le titre de ce chapitre ne doit rien au hasard, qu’un coup de dés toujours abolit) : la dépersonnalisation de l’écriture : utilisation de citation tronquées et/ou truquées, sérialisation des notes brutes et sèches (« blocs blancs formant la crête, verdure dans les échancrures, les trouées, terre rouge sur le versant »), parfois triviales et prosaïques : « La rumeur de l’autoroute enfle d’un coup : lourd convoi d’engins de chantier. » (On se souvient que dans leur « Cézanne », les Straub, travaillant toujours en prise de son réel, n’avaient pas éludé ces bruits des paysages « modernes » tels qu’ils sont). On assiste à l’aventure d'une pensée qui se prend à rêver d'être libérée de toute identité personnelle : « refus de toute forme de sublimation stylistique, de toute re-poétisation idéalisante. » Adieu « maman », « papa », « Œdipe » et tout l’bastringue familialo-psychologique ; bonjour le travail de la série « qui est un travail d’achèvement de la forme » par exténuation des possibles/possibilités d’un lieu/motif. Poésie du défi : « ce qui se dresse devant, ne cesse de défier l’écriture. » Outrage à la poésie personnelle (qui a fait son temps de contingences relatives, comme l’on sait…) : « La géologique du poème débarrassé du poème » (ouf !) ; « la prose sans fin de la roche & de la cause matérielle ». Rien n’aura eu lieu que le lieu ; « quelque chose comme une énumération du présent » (TFR) ; telle est la logique du poème moderne. « Il n’y a rien d’autre à ajouter. Le rapport est sous vos yeux » (11T).

 




Lambert Schlechter, Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager

Depuis quelques années, les livres de Lambert Schlechter sont une suite de lamentations devant les catastrophes du réel, de plaintes devant les disparitions et les destructions (sa première femme est morte il y a longtemps, à 38 ans, apprend-on ; une récente amante l’a quitté pour un autre continent ; sa bibliothèque a brûlé (et ses carnets avec) ; sans parler des folies meurtrières du monde tel qu’il va (ou plutôt, ne va pas)). En cela, le poète procède comme David le psalmiste, il transforme ces plaintes en chant.

Qu’on se souvienne seulement du psaume 18:4 : « Les liens de la mort m'avaient environné, Et les torrents de la destruction m'avaient épouvanté. » Mais ici ce chant est entièrement matérialiste (« Avait fleuri début mai, puis de nouveau fin juillet ; vient de refleurir fin octobre […] Il n’y a pas d’autre éloge de la vie » (à propos de saintpaulia)), et farouchement antireligieux (jusqu’à l’obsession) :

Le débat avec la théologie n’aura pas lieu : on ne discute ni ne réfute une lallation.

À l’origine du chant épique était… la guerre (voir l’Illiade et l’Odyssée) : « Comprendre, mais on ne comprend pas : la guerre c’est tuer. Tuer le plus d’ennemis possible. » On ne le sait pas assez, mais « les poètes Tang, dont on apprécie la subtile & sereine sensibilité, vivaient à une époque de désastres, guerres civiles, massacres, faine, misère ». Il s’agit d’être obtus pour résister et finalement s’en foutre :

Lambert Schlechter, Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager (Le Murmure du monde), Phi, 136 p.

Lambert Schlechter, Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager (Le Murmure du monde),  Phi, 136 p.

Dans le monde où s’exerce & s’assouvit l’ignominie, vivent & œuvrent les Van der Weyden, et Vivaldi, et Paul Klee ; fleurissent les magnolias, les trémières et les crocus ; évoluent les hannetons, les grues cendrées etc. 

Chez Schlechter, le chant se fait non plus épique (l’époque ne s’y prête pas), encore moins héroïque, mais plus simplement épiphanique : « Traces ? Oui, comme celles de la mouche sur la vitre. » Contre les « grandes » idées (qui mènent souvent au meurtre — meurtre de « l’autre »), Lambert aligne ses murmures : « J’invente à ma mesure un genre nouveau, l’élégie en prose, je continue à vivre, et j’écris mes murmures en mi mineur. » Il préfèrera toujours un vieux moine qui tente de « fabriquer un miroir » à un jeune ambitieux qui tente de « devenir un bouddha ». Je murmure, donc je suis. Tel est l’unique crédo de notre poète. La poésie « poétique » en prend pour son grade : « Écrire de la poésie avec l’intention d’écrire de la poésie, ça ne donne pas de la poésie. » De jeunes poètes imprudents qui lui envoient parfois des liasses de feuillets manuscrits s’en trouvent fort dépourvus :

Je commence à lire et dès le premier vers constate que cela ne vaut rien, ça rime et ça rame, déception amoureuse, conjuration du sort, plainte existentielle, etc. 

Jeunes poètes, écoutez Lambert Schlechter ! « Monsieur, avant d’écrire de la poésie, il faut en lire. Commencez par Villon. » J’ajoute, moi, poursuivez avec Lautréamont, et vous saurez alors que « si vous êtes malheureux », vous feriez mieux de « garder cela pour vous ».

Je n’ai pas parlé du titre ; au cours de notre lecture, on comprend que Schlechter lit L’Apocryphe de Robert Pinget ; affublant l’écrivain d’un bien prosaïque râteau, le poète le transforme en figure d’une estampe, d’une estampe chinoise — en quelques traits : « Sur quoi se fonde la règle ? La règle se fonde sur l'Unique Trait de Pinceau 1((Shi Tao, Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère.)). » Métempsychose infinie : l’âme de Pinget passe dans celle de Tao Yuanming : « Arrosoir noir, bel objet, je le regarde avec plaisir à côté du robinet. Et imagine Tao Yuanming le remplir pour arroser ses chrysanthèmes. » Et voilà !

 

 

Présentation de l’auteur

Lambert Schlechter

Lambert Schlechter, né en 1941 à Luxembourg, est un écrivain luxembourgeois de langue française qui a publié une trentaine de livres, à Luxembourg, en Belgique, au Québec et surtout en France. Son œuvre comprend des ouvrages de poésie, d’essais, de récits, de chroniques, de nouvelles. Il a contribué à de nombreuses revues et anthologies. Il a participé, en tant que poète, à une centaine de rencontres et festivals internationaux. Depuis 2006 il travaille sur le projet « Le Murmure du monde », une vaste collection de fragments littéraires, philosophiques et autobiographiques ; six volumes ont paru (voir bibliographie), d’autres sont annoncés.

 

Lambert Schlechter

LE MURMURE DU MONDE

Le Murmure du monde, Le Castor astral, 2006
La Trame des jours, Les Vanneaux, 2010
Le Fracas des nuages, Le Castor astral, 2013
Inévitables Bifurcations, Les Doigts dans la prose, 2016
Le Ressac du temps, Les Vanneaux, 2016
6 Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager, phi, 2017
7 Une mite sous la semelle du Titien, proseries, Tinbad (à paraître en avril 2018)

PIEDS DE MOUCHE

Pieds de mouche, petites proses, Phi, 1990
Le Silence inutile, petites proses, Phi, 1991 / La Table ronde, 1996
Ruine de parole, roman schématique et sentimental, Phi / Écrits des Forges / Arbre à paroles, 1993

PROSE

Angle mort, récit, Phi, 1988 / L’Escampette, 2005
Partances, nouvelles, L’Escampette, 2003
Smoky, chroniques, Le Temps qu’il fait, 2003
Petits travaux dans la maison, Phi / Écrits des Forges, 2008
Pourquoi le merle de Breughel n’est peut-être qu’un corbeau, Estuaires, 2008
La Robe de nudité, petites proses, Vanneaux, coll. Amorosa, 2008
Lettres à Chen Fou, et autres proseries, L’Escampette, 2011
La pivoine de Cervantès, et autres proseries, La Part commune, 2011

POÉSIE

Das grosse Rasenstück, Lyrik, Guy Binsfeld, 1982
La Muse démuselée, Phi, 1982
Honda rouge et cent pigeons, Phi, coll. graphiti / Écrits des Forges / Arbre à paroles, 1994
Le Papillon de Solutré, quatrains, Phi, coll. graphiti, 2003
L’Envers de tous les endroits, Phi, coll. graphiti, 2010
Les Repentirs de Froberger, quatrains, La Part des anges, 2011
Piéton sur la voie lactée, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2012
Enculer la camarde, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2013
Je est un pronom sans conséquence, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2014
La Théorie de l’univers, distiques décasyllabiques, Phi, coll. graphiti, 2015
Milliards de manières de mourir, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2016

 




Mathias RICHARD, syn‑t.ext, ou l’art de la compression

 

 

Voici un livre que je devais rencontrer. C’est par l'entremise de la poète Tristan Felix que j’en entendis parler pour la première fois ; elle m’avait envoyé un lien qui montrait que ce livre de Mathias Richard partait à peu près du même postulat que moi dans mon (L)ivre de papier (éd. Tinbad, 2016) : puisque, volens nonlens, les romans-romans ne sont plus que vieilles anecdotes et vaines photocopies du réel, mieux vaut (essayer de) produire du neuf en montant une grande masse de textes déjà existants, en les compressant, comme dans le cinéma expérimental dit de found footage. Comme chez Brion Gysin et ses cut-ups. La véridiction doit me faire avouer que mon premier sentiment fut de rejet, à cause justement de cette trop grande proximité formelle. J’avais tort : dès que j’eus ouvert ce livre, je dus me rendre à cette évidence : nos résultats esthétiques sont fort éloignés – ouf ! De mon côté, un vaste montage idéogrammatique de plusieurs milliers d’années d’écriture où tout s’enchaîne et se transforme dans un vaste paragramme déponctué ; du côté de chez Mathias Richard, un effort de compression et de concentration d’informations avant tout contemporaines du siècle 2.0. Un grande coulée all over versus une écriture très fragmentée et chaotique. Très vite, me voici « rassuré » : autant d’êtres humains sur terre, autant d’écritures intertextuelles.

Mais commençons.

La quatrième de couverture du livre annonce la couleur : « Tout est démontable et remontable d’une autre manière. » Et aussi : « Recevoir : - toutes les influences :: - toutes les pensées :: - toutes les idées. » Si on déroule le livre à l’envers (après tout, ce type de construction textuelle s’y prête bien : il n’y a bien sûr pas de narration, linéaire ou pas), on trouve très vite son « mode d’emploi » : « Un syntexte (ou texte synthétique) est un texte compressé comme un format .zip : un texte court fait à partir de grandes masses de texte. Un format de sens-langage concentré […] Des textes sont récoltés/écrits pendant des mois, puis radicalement coupés. » Seules importent à l’auteur les « associations de sens qui se créent entre elles ». « Cela crée des constellations », disait le grand Walter Benjamin. « Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte », entend-t-on souvent dans les films de Godard. Il est fortement recommandé d’être dans « un état de légère transe épiphanique ». (Tiens ! Joyce !…)

Allons-z-y voir : « But : interférer directement avec les activités corticales aberrantes. / Ces mots font partie d’un kit anti-suicide. / Il est interdit d’embrasser les statues. » Très vite, on se dit cette chose : syn-t.ext, sous un titre un peu geek, est en fait une très violente charge contre la pensée unique du siècle des technologies de l’information ; c’est le Bouvard et Pécuchet du siècle 2.0 : une succession vertigineuse de tous les clichés qu’on peut lire quand on se ballade sur des forums de discussion en ligne ou quand on ouvre un magazine « scientifique » d’aujourd’hui. Dès les premières pages du livre, on trouve ceci : « Ta mère est un garçon » ; « 72 humains sur 100 se croient dans un film / 17 humains sur 100 se croient dans un vidéoclip  / 3 humains sur 100 se croient dans un jeu vidéo » ; « Mon anus dispose maintenant d’une entrée vidéo. Avec un adaptateur TNT, je peux être utilisé comme téléviseur d’appoint. » Le monde mutant et inquiétant du cinéma de David Cronenberg n’est pas loin ; rappelez-vous de Videodrome ou d’eXistenZ… D’ailleurs, on peut dire que Richard procède à la manière d’un cinéaste : il prélève dans le réel (fût-il le plus virtuel…) des fragments du monde devenu intégralement informationnel, morceaux qu’il monte ensuite, par collure, avec tout un tas de petits artifices de ponctuation : slashs, tirets, points de suspension, deux points doubles, doubles barres verticales, flèches, etc. etc. La quatrième de couverture nous mettait sur cette piste : « Suis une fenêtre, une caméra autonome. » Cette caméra est l’œil de Richard : il « voit des systèmes, des constructions » (plus ou moins aberrants). C’est dans les collures que sourd le sens-langage du livre, comme dans le grand cinéma de montage.

Il faut ajouter qu’une profonde ironie salvatrice traverse ce livre, comme ici : « / le corps humain phagocyté par la machine et recraché en mieux dans un environnement virtuel / ». Cette ironie est destinée à combattre, comme Sollers, mais avec d’autres moyens, la folie de la Volonté de technique. Richard aussi est un contre-fou. L’histoire est bien un cauchemar (« l’équivalent d’une ville de 160 000  habitants apparaît chaque jour sur Terre » ; « déconnexion impossible… » ; « … la principale difficulté consiste à trouver la matière première, à savoir des cerveaux de joueurs, 100% consacrés au jeu et non “pollués” par d’autres substances… » ; « … toute déconnexion est désormais interdite… ») ; Richard essaie de se réveiller, en écrivant. Ou plutôt, en copiant, comme un (moderne) scribe : « je n’écris plus, je copie ». Il n’arrête pas. Jour et nuit. Il n’y a plus de nuit.

Parfois, Richard nous bombarde de petits papillons surréalistes, comme l’on voit ici : « pénétrer les nuages pour y traquer les astres naissants » ; alors, on respire (un peu). Et puis, le relevé des catastrophes reprend de plus belle façon encore : « une machine qui imprime une nouvelle personnalité à n’importe quel passant dans la rue » ; ou bien : « Liste d’oiseaux exterminés par les hommes ».

Cette phrase ici en guise de fin provisoire : lisez ce livre irrésumable !

P.-S : J’allais oublier de dire que Mathias Richard et moi avons partagé, sans le savoir, sans nous connaître, le sommaire d’une même revue, Nioques (n° 15), avec des extraits respectifs de… syn-t.ext et (L)ivre de papier… Un étudiant un peu curieux voit tout de suite qu’il a un sujet de thèse tout à fait trouvé (c’est un ready made) : différence et répétition dans nos deux livres respectifs…

 

*

 

 




Sur Écrit parlé (entretien avec Béatrice Machet), de Philippe Jaffeux

 

 

Après ce monument d’expérimentations avec la mallarméenne page blanche que fut Alphabet[1], Philippe Jaffeux nous devait bien quelques éclaircissements ; les voici dans un entretien écrit (c’est-à-dire retranscrit, puisque désormais, et ce n’est plus un secret de le dévoiler, diminué physiquement par une maladie qui s’appelle la sclérose en plaques, le poète dicte tous ses textes à un dictaphone numérique) qui est à son chef-d’œuvre – « état inédit de l’écriture[2] » – ce que fut Explications[3] de Pierre Guyotat à l’immense et incongru Progénitures[4].

Jaffeux est adepte des philosophies orientales : il le montrait/prouvait dans ses longs poèmes (par exemple, dans Autres courants : « Le chant d’un interstice vital se module sur le processus de formation d’un silence en devenir. ») ; il le dit ici : « La pensée orientale m’aide ainsi à réintégrer l’électricité dans mon souffle. À l’image du Yi-King, mes courants tentent d’être soutenus par un couple de forces électriques, c’est-à-dire par des polarités opposées qui fusionnent en vue de dépasser la conscience dualiste. » Ying / Yang / 1 + 1 supérieur, strictement, à 2. (« On est quatre », se réjouissait Joyce…) Le Yi-King est le livre par excellence des changements et des mutations : « Si le Yi-King est l’ancêtre des ordinateurs et de la technologie binaire, il s’élève néanmoins au-dessus de ces machines car il sait refléter un mouvement (mutations, changements, transformations) et accueillir la puissance du hasart» (C’est moi qui souligne.) Voilà le maître mot de la pensée (oui, parfois, la poésie pense) poétique de Jaffeux : « hasart », avec ce t penché en avant à la recherche de l’inconnu et du bonheur scriptural. La pensée de la poésie de Jaffeux prend forme grâce à des « associations accidentelles de mots[5] » qui doivent tout à l’éveil et à la présence au monde du corps du poète : « À l’instar de mon corps, mes textes sont traversés par une multitude incontrôlable de courants électriques qui sont à l’origine de mes pensées, de mes paroles et de mes actes. Je peux écrire ou agir lorsque mon esprit devient indissociable de mon corps et que celui-ci instaure une expérience avec le temps présent afin que je fasse un avec mes textes. » Praxis taoïste s’il en est… Jaffeux est un écrivain chinois, c’est-à-dire un peintre (car tout comme Guyotat se définit lui-même « artiste » et non « homme de lettres », on peut aisément qualifier Jaffeux d’« artiste du langage » ; ses écrits le prouvent à la simple vision ; d’ailleurs il le revendique ici : « Je découpe mes phrases pour monter mes mots comme les images d’un film ; mes textes tentent de retranscrire la mobilité cinématographique d’une prolifération de vocables. » Toutes tentatives réussies, comme vous allez le voir, par exemple, ici : « Ses bandes de lettres étaient mises en case par un dessin car il écrivait dans des bulles rectangulaires[6]. »). Pour preuve, Jaffeux déclare souhaiter abolir la distinction mortifère entre l’image et la lettre ; pour ce faire il se souvient des scribes égyptiens : « Si les premiers systèmes d’écriture sont passés de l’image à la lettre, Alphabet organise plutôt un glissement de l’écriture vers l’image » : le passé est l’avenir des modernes !

Après la lecture de cet entretien, on peut dire de Jaffeux qu’il est un grand moderne (l’un des derniers ?) ; il a intériorisé tous les acquis de la modernité, en particulier ceux de la « révolution poétique[7] » – soit l’axe Rimbaud-Lautréamont-Mallarmé –, et il le dit : « Le livre alors s’invente plutôt que je ne l’invente » (Rimbaud et son célèbre « je est un autre ») ; « J’essaye d’être agi par des formes impersonnelles et déformables » (Lautréamont et sa « poésie qui doit être faite par tous », la poésie personnelle ayant « fait son temps de jongleries relatives et de contorsions contingentes etc. ») ; « Alphabet rejoint la poésie spatiale ou numérique car le principal objectif de ces 390 pages est d’être visibles autant que lisibles. À ce propos, la seule lecture qui m’ait totalement bouleversé est celle de Mallarmé évoquant le rapport entre les lettres, l’écriture et les images. » (Qui aurait pu en douter ?) Il a même fait siens les acquis du grand cinéma moderne, exemplairement celui d’Abbas Kiarostami : « C’est le spectateur qui finit le film. » Tel est bien le sens de ses presque dernières paroles dans cet opus : « l’interprétation […] d’un éventuel lecteur » sera « toujours plus utile » que son « discours sur [ses] livres », lequel « risquerait de prévaloir sur leur contenu ». Idée renforcée par cette autre déclaration, quelques page plus tôt : « Mes livres resteront à jamais inachevés, incomplets, non résolus parce que ce sera toujours au lecteur, l’autre auteur, de finir de les écrire en les lisant. »

Pour finir, on ne doit pas s’étonner que Jaffeux semble croire à la théorie de la métempsychose (« notre énergie, notre âme peut transmigrer dans de nouveaux corps après notre mort ») — puisqu’il saute à nos yeux non aveugles que l’âme de Mallarmé s’est (peut-être) bien réfugiée dans le corps et l’âme de Jaffeux-écrivain.



[1] Éd. Passages d’encre, 2015.

[2] In Autres courants, éd. Atelier de l’agneau, 2015.

[3] Éd. Léo Scheer, 2000.

[4] Éd. Gallimard, 2000.

[5] Deux exemples, parmi cent autres, dans Autres courants, op. cit. : « Il s’attaqua à un moutonnement d’interlignes et sa page fut sauvée par le pelage d’un loup gris » ; « La parole est un élément qui prend souvent feu dans l’air parce qu’elle coule comme de l’eau sur la terre ». 

[6] In Autres courants, op. cit.

[7] Voir en particulier Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique, Le Seuil, coll. « Tel Quel », 1974.