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Paul Nizan : le cheval de Troie

Normalien, ami de Sartre, militant communiste, philosophe et romancier, Paul Nizan (1905-1940) vivait et écrivait en des temps extrêmement périlleux. Se serait-il engagé dans la Résistance s’il n’était tombé sous les balles allemandes, près de Saint-Omer, en mai 1940 ? Sans doute. De cette vie fauchée dans la fleur de l’âge, il reste cependant quelques livres majeurs de la littérature française d’avant-guerre. Le cheval de Troie est de ceux-là. Moins connu que La conspiration qu’il précède de quelques années, ce roman est la preuve assez parfaite que l’engagement ne nuit pas à la littérature quand il est porté par la plume d’un grand écrivain.

Paul Nizan, Le Cheval de Troie,Edition l’Imaginaire/Gallimard (avec une préface de l’historien Pascal Ory) 

Car Nizan fut un remarquable prosateur capable, tout comme Aragon, de transcender la réalité par des descriptions confinant à l’allégorie, usant avec bonheur de l’analogie pour faire mettre en lumière les rapports secrets entre l’activité humaine et les productions de la nature. Il excellait aussi à croquer en quelques lignes des portraits de militants, à commencer par Antoine Bloyé, le professeur en quête d’un idéal fraternel, l’âme pensante de ce petit groupe d’hommes et de femmes précocement marqués par la dureté des tâches quotidiennes :

 

Le ventre de Berthe gonflait sa robe : sur ses jambes nues se nouaient les serpents violets des varices ; ses paumes tournées vers le ciel portaient les ampoules, les callosités des mains d’hommes. Les yeux de Catherine étaient bordés de rouge ; ses seins étaient vidés. Ces deux corps manifestaient au grand jour par des signes accablants leurs fardeaux, leurs combats. Seuls le corps, les joues, les jambes de Marie-Louise profitaient encore des sursis de la jeunesse. (Page 35) 

 

Car le Nizan de cette période est déjà un romancier du collectif, à l’opposé tant de Sartre et du Roquentin de La nausée que du Gilles de Drieu La Rochelle. Seul Lange, dans ce groupe, est celui qui, par son indécision, se rapproche le plus de ces figures conflictuelles de l’individualisme bourgeois. Nizan veut exalter l’union des prolétaires en vue de faire advenir un monde plus juste. Si ce chemin-là passe forcément par la lutte contre les tenants du fascisme, il implique d’abord l’affrontement avec les représentants d’un pouvoir républicain résolu à faire régner l’ordre et la paix civile par les moyens les plus brutaux. C’est précisément ce qui va arriver par un beau dimanche après-midi, avec un meeting socialo-communiste organisé sur la grande place de Villefranche, commune rhodanienne où se situe l’acmé tragique de cette histoire :

 

La place de la Cathédrale était encore déserte : il y avait simplement des rangées de gardes-mobiles qui s’avançaient vers l’entrée des boulevards ; les officiers commandaient leurs déplacements : sur le terrain pierreux de la place et de l’esplanade qui descendait jusqu’au fleuve, ces gros vers noirs rampaient comme les régiments dans les batailles de la guerre de Sept Ans.  (Page 182)

 Peu ou prou, nous connaissons tous, par les documentaires télévisés et les ouvrages d’histoire contemporaine, ce que furent les années Trente en France, avec leurs cortèges de grèves et de rixes entre des factions aux lignes idéologiques bien marquées. Mais ce savoir théorique ne nous dit rien sur les sentiments éprouvés par ceux qui allaient risquer leur vie face à des policiers mieux armés qu’eux et qui n’avaient – contrairement à ceux d’aujourd’hui – aucune limite déontologique dans leurs moyens répressifs. Pour les connaître, précisément, il faut lire les romanciers, comme Nizan, qui ont pris pour sujet ces luttes sociales sans lesquelles bien des acquis dont nous jouissons aujourd’hui seraient encore en jachère. Alors on comprend mieux le courage de ces hommes et le sens de leur sacrifice. Car ces batailles de rues ne faisaient pas que des blessés mais aussi des morts, surtout du côté des militants.

C’est ce qui advient ici au personnage de Paul, nerveux ouvrier des Lignes des Postes qui sera tiré comme un lapin avant d‘être achevé à coups de pied par les policiers. Cette nouvelle produira un effet de sidération sur ses camarades :

 

Mais quelqu’un était mort parmi eux. Tué. L’adversaire reprenait toute sa taille, la colère reprenait sa sève, la haine sa vertu. Le mot mort, le mot tué étaient des mots qui exigeaient soudain un sens charnel, un sens sanglant, un accent familier. Ils lui donnaient d’abord le sens de la fureur. (Page 209) 

 

C’est à l’hôpital voisin qu’ils iront nuitamment identifier son cadavre. Du reste, la mort plane d’un bout à l’autre sur les protagonistes de ce grand roman prolétarien. Et certaines des pages qu’elle inspire à Nizan confinent à l’insoutenable, tellement elles scrutent les sensations qui accompagnent le processus létal. C’est le cas pour la jeune Catherine qui meurt dans son lit d’une hémorragie pendant que Cravois, son époux, assiste au meeting :

 

C’est l’heure où Catherine fut enlevée par un vertige : elle se sentait basculer en arrière, filer la tête la première au fond d’un abîme d’obscurité, de tourbillons, d’étoiles, elle tombait, et comme elle tombait, pour la première fois depuis son réveil, elle essaya de résister à la mort. Cette résistance exténuée n’avait aucune chance de victoire. (Page 164)

 

Peut-être est-ce  la mort, le véritable cheval de Troie dans la vie incertaine de ces femmes et de ces hommes égarés, bousculés dans un siècle d’airain – qui fut aussi le nôtre. Depuis, d’autres ont repris le flambeau de la révolte contre les injustices et les inégalités ; car l’humanisation de la société – à défaut de changer le monde – est une tâche à poursuivre sans relâche, génération après génération. On aura compris qu’on ne sort pas tout à fait le même de cette lecture, désespéré ou tonifié selon son tempérament.

Présentation de l’auteur

Paul Nizan

Paul-Yves Nizan est un romancier, philosophe, et journaliste français (1905-1940). 

La publication en 1931 de son premier ouvrage, "Aden Arabie" lui permet d'être remarqué dans le milieu littéraire et intellectuel. Il est nommé professeur de philosophie au lycée Lalande de Bourg-en-Bresse ; en 1932, il publie "Les Chiens de garde", réflexion sur le rôle  de la philosophie qui prend la forme d'un pamphlet dirigé contre ses anciens maîtres, en particulier Henri Bergson et Léon Brunschvicg. En 1933, il publie "Antoine Bloyé" qui évoque le thème de la trahison de classe.
Il écrit dans l'Humanité entre 1935 et 1937 puis dans le quotidien Ce soir entre 1937 et 1939. Il rédige notamment des articles sur la politique étrangère et des critiques littéraires. 

Poèmes choisis

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Olivier Rolin, Tigre en papier

Comment présenter Tigre en papier d’Olivier Rolin,  sinon comme le récit d’une conscience se mirant dans le rétroviseur d’une époque ? L’expression qui lui donne son titre est l’une de ces métaphores dont Mao Zedong avait le secret. Par là il désignait les ennemis de la révolution, ces nations capitalistes dont il mesurait toute la fragilité. C’est cette passion révolutionnaire qui est le moteur de ce roman assez exceptionnel. Véritable religion pour une partie de la « génération 68 », elle devait assez vite, braise peu à peu  devenue cendre, entrainer des lendemains qui déchantent : échecs, désillusions, suicide ou embourgeoisement. Ses adeptes l’avaient pourtant épousée avec la ferveur des nouveaux convertis. C’étaient, pour la plupart, des jeunes gens qui se sentaient à l’étroit dans leur milieu d’origine. Certains étaient riches, la plupart étaient pauvres et prêts à toutes les aventures.  La cause du peuple, le journal créé par Roland Castro puis dirigé par Jean-Paul Sartrefédérait leurs aspirations au grand chamboulement. Tous avaient en commun la critique impitoyable de la société occidentale et, peut-être plus encore, la volonté secrète de se façonner un destin :

« On voulait trop avoir des destins. Eh bien, on a eu des destins de Pieds Nickelés. La tragédie se répète en comédie, et à trop vouloir du drame on écope d’une farce. C’est l’ironie du sort. ». (page 173).

Olivier ROLIN, Tigre en papier

Olivier ROLIN, Tigre en papier, éditions du Seuil, 2002, 272 P., 18,30 €.

Voilà pour le contexte. Mais un roman n’est pas qu’une dissertation, c’est aussi une construction stylistique avec des personnages qui lui donnent son épaisseur. Ceux-là s’appellent Gédéon, Judith, Chloé, d’Angelo, Fichaoui- dit Julot, Jean d’Audincourt, Juju, Amédée, Roger le Belge, Momo Mange-serrures, Reureu l’Hirsute, la Chiasse, Pompabière, Klammer…Des durs, des fragiles, des idéalistes, des débrouillards, des indécis. Avec eux et leurs histoires singulières, nous remontons le temps, nous revisitons cette France un peu terne des années 70, ses bistrots, ses banlieues et ses usines bouillonnantes. Et c’est avec amusement que nous suivons les tribulations de ces pèlerins maoïstes qui se rendaient à Pékin dans l’espoir d’y apercevoir le Grand Timonier de la Révolution.

Le choix du lieu n’est pas moins significatif. Cette confession générationnelle, le narrateur la fait au volant d’une automobile -  là où, précisément, l’immobilité et le mouvement se rejoignent. Il a, à son bord, une très jeune fille, Marie, qui recueille avec plus ou moins d’attention ses propos désabusés. Elle n’est autre que la fille de « Treize », l’un de ses anciens frères d’armes (depuis décédé), l’auteur de l’unique photo qui rassemble les membres du groupe, le seul à ne pas y figurer, aussi… Marie a pour elle la jeunesse et la beauté et son vieil ami, tout en se contenant pour des raisons vaguement éthiques, n’y est pas insensible. Mais priorité à la transmission. Ensemble, ils traversent nuitamment des périphériques et des agglomérations colonisés par la signalétique industrielle et routière. Comme, page 15 : « 300 M, CRETEIL MARNE-LA VALLEE METZ NANCY QUAI D’IVRY PORTE D’IVRY ». Car cette errance dans la mémoire de ces années  obsédantes est aussi une plongée dans l’inconscient structurel de  notre urbanité.

On se laisse vite porter par la prose faussement parlée d’Olivier Rolin, ses tournures populaires, son humour et ses très nombreuses références, tant littéraires qu’historiques. Si L’invention du monde se voulait l’impossible compte-rendu d’une journée dans la vie de la planète (le 21 mars 1989), Tigre en papier, plus modestement, s’attache aux itinéraires chaotiques d’une poignée d’individus, surgeons d’une génération particulièrement turbulente. Un pari largement gagné, même si sa beauté formelle n’a d’égale que l’amertume qui s’en dégage.

 




Cent fleurs pour Gaston CRIEL, suivi de 3 poèmes

 

 

Il est des écrivains voués à être périodiquement redécouverts parce que trop vite oubliés; des écrivains dont l’œuvre est liée à une époque et à un style de vie ; des écrivains qui, tout en étant pleinement conscients de leurs dons, n’ont pas voulu sacrifier la vie sur l’autel de la littérature. Je ne crois pas me tromper en affirmant que Gaston Criel est de ceux-là. Homme du nord, il était né à Lille voici un siècle, le 13 - ou le 30 - septembre 1913. Et comme beaucoup d’enfants de sa génération, cet irréductible amoureux de la liberté connût, pendant cinq longues années, la captivité des vaincus dans les stalags hitlériens. Il se rattrapera en fréquentant assidument les caves à jazz et le Saint-Germain de l’après-guerre. Locataire de Jean-Paul Sartre, secrétaire d’un André Gide déclinant, adoubé littérairement par Jean Paulhan et Henry Miller (dont il est, stylistiquement, proche), Gaston Criel ne devint pas un écrivain professionnel malgré le succès de ses premiers romans (« La grande foutaise » fut proposé au Prix Goncourt de 1953). Pour gagner sa vie – et l’on sait que ça signifie souvent la perdre -, il exerça un grand nombre de métiers disparates, dont portier dans une boite de nuit : autant d’expériences qui devaient nourrir son inspiration turbulente. Poète, il le fut jusqu’au bout, donnant à bien des revues des textes d’une dérision souvent ravageuse. Ce baroudeur des lettres n’en était pas moins un homme sensible et généreux, toujours à l’écoute des jeunes auteurs. J’étais de ceux-là quand, vers le milieu des années 80, j’entrais en contact épistolaire avec lui. Etrange rapprochement qui trouve son explication dans la fréquentation commune des revues et fanzines nordistes – dont « Le Dépli Amoureux ». Néanmoins, une correspondance chaleureuse s’instaura entre nous et je guettais, non sans fierté, les lettres en provenance de Seclin, 35 rue des Comtesses, où il vécût ses dernières années.

Au début de l’année 1988 parût, chez Samuel Tastet, « L’os quotidien », son cinquième et dernier roman. Celui-ci narre, avec un sens aigu de l’absurde, les tribulations de Robert Reynaud – double littéraire ou hétéronyme de Criel – sur une décennie environ, de l’immédiate avant-guerre aux années difficiles mais autrement plus joyeuses qui suivirent la Libération. Criel m’en envoya un exemplaire que je lus avec allégresse, tant sa prose saccadée était riche en formules mémorables – comme « la végétation humaine croît où elle peut ». Journaliste alors débutant, je lui proposai aussitôt d’en donner un article. Toutefois, je ne voulais pas le faire paraitre dans une des revues où nos textes se côtoyaient, mais dans un véritable journal, afin de lui assurer plus d’audience. Avec le même enthousiasme qu’un écrivain en herbe, Criel me fit parvenir illico trois exemplaires en service de presse. « La voix du nord » ayant assez vite couvert l’information, je tournai mes regards vers l’aire marseillaise et contactai « Le Provençal » qui accepta finalement quinze lignes sur « L’os quotidien » dans son panorama littéraire du dimanche. Ce petit article dans un journal si loin de sa zone d’influence lui causa, je crois, un vif plaisir. Voici un extrait de la lettre qu’il me posta juste après :

« La chance est de savoir que l’on n’écrit pas pour rien. Merci pour votre article ! Merci pour vos efforts ! Je suis content pour vos succès que j’enregistre ici ou là ! »

C’est à peu près à la même époque que je découvris sa voix calme et trainante, lors de son passage tardif sur les ondes de France-Culture, toujours pour présenter son roman :

« J’ai de la neige sur les épaules. Confia-t’il à la présentatrice qui l’interrogeait sur son âge. »

Par la suite, il me gratifia encore d’un exemplaire de « Swing », son dithyrambique essai sur le hot-jazz qu’avait préfacé Jean Cocteau : faut-il dire qu’il est quasi introuvable, aujourd’hui ? Nous gardâmes ainsi le contact jusqu’à ce funeste matin de janvier 1990 où un faire-part de sa veuve m’annonça son décès : il avait 76 ans.

Depuis, bien de l’eau a passé sous les ponts, mais je garde toujours un souvenir ému de ce grand Lillois, homme de toutes les expériences et qui sut garder jusqu’au bout la flamme de la jeunesse.

Les lecteurs de ce petit article auront compris que Gaston Criel ne fait pas partie de ces écrivains officiels qu’on lit dans les écoles ou que l’on commémore à grand renfort d’argent public. Une raison supplémentaire pour se rabattre sur ses livres, chez les bouquinistes ou dans les bibliothèques. A moins qu’ils se tournent vers Internet où quelques-uns de ses titres sont disponibles en ligne, neufs ou d’occasion. On pourra également compléter l’approche de ce grand insoumis avec la lecture de « Gaston Criel, du Surréalisme à l’Underground », essai clair et bien documenté du regretté Jean-François Roger (éditions L’Harmattan).

 

 

(Cet article a été initialement publié dans « Traction-Brabant » N°53)