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Quelques utopies multilingues dans la poésie actuelle de notre planète

1 Echanges humains et poètes voyageuses

Sur un plan humain les grandes migrations de populations traversant les frontières, les avions low-cost, les échanges universitaires, les festivals internationaux, entrainent un brassage de personnes et de langages, où chacun est souvent obligé de traduire dans une autre langue ou de parler un anglais simplifié. La pandémie de 2020 l’a ralenti dramatiquement mais pas durablement, me semble-t-il. Dans son essai “In the beginning was translation” (2008) le poète finlandais Leevi Lehto décrit le monde dans son aspect langagier comme étant “de plus en plus caractérisé par une babélisation positive et, dans son élément le plus dynamique, par une cacophonie sonore croissante”. Ainsi l’artiste-poète Frédéric Dumond crée dans son projet Erre (où l’on entend errer et Terre) un patchwork bigarré de poèmes qu’il écrit dans des dizaines de langues peu connues qu’il approche par des manuels sur papier et fixe par des rencontres avec des linguistes et des locuteurs.

Citons une voyageuse, la poète Cia Rinne, née en Suède et habitant la ville multiculturelle de Berlin. Elle a décidé d’employer 3 langues qui lui semblent “abstraites” (anglais, français, allemand), ni reliées à un endroit particulier, ni adaptées aux pays qu’elle visite, mais possiblement comprises. Des mots à l’écriture ici similaire, qui existent en anglais aussi bien qu’en français, peuvent être tantôt confondus, en “faux amis”, tantôt discernés par leur prononciations respectives, ce qui donne un aspect instable ou vibratoire quand on lit les poèmes de Cia Rinne, qui sont comme mis en mouvement par les glissements infimes de quelques lettres d’une langue vers l’autre. Employer plusieurs langues lui permet de “se sentir plus humaine”, dit-elle.

 

Cia Rinne, Festival de Poesía y Música PM III 4 de septiembre de 2018. Espacio Estravagario, Fundación Neruda, Santiago de Chile.

Une autre poète, Heike Fiedler, dont le pays la Suisse est officiellement quadrilingue, projette dans ses lectures-performances des mots de toutes langues qui se superposent sur un écran, et sa voix parfois traitée électroniquement, passe d’une langue à l’autre par des répétitions vocales qui tournent au mantra hypnotique : le mot “imagine” en anglais ou français, réitéré de plus en plus vite sur une longue durée, devient le mot “Maschine” en allemand. Alors qu’autrefois les poètes monolingues restaient dans leur pays, ou s’ils étaient invités à l’étranger, étaient traduits seulement dans la langue d’accueil, maintenant certaines poètes planétaires comme Heike Fiedler, arrivent à adapter elles-mêmes volontairement des parties de leurs poèmes dans de nombreuses langues pour voyager dans le monde. 

L’artiste du langage franco-norvégienne Caroline Bergvall, qui habite en Angleterre, creuse son anglais vers ses strates moyen-âgeuses jusqu’au substrat de vieil anglo-saxon et aux apports des Vikings : les mots anglais actuels sont modifiés par des préfixes et suffixes germaniques (ge-…), ainsi que par des lettres ou runes archaïques qui n’existent plus. Son oeuvre Drift, évoquant les dangers d’une mer hostile et la peur de l’étranger, plaide pour une similitude entre les navigateurs nordiques qui ont aidé à fonder l’Angleterre et les migrants contemporains à la dérive (“drift”) sur de précaires bateaux qui cherchent aussi une patrie. La performance est un autre aspect du projet : dans le clair-obscur de centaines de mots dont les masses mouvantes forment des pays sur cartes maritimes, la voix rythmée en plainte digne de la poète comme une barde postmoderne, récite des chants morcelés avec des prononciations antagonistes d’anglais, français, norvégien, anglo-saxon, aus sonorités granuleuses parfois hermétiques.

2 Internet multilingue et poèmes assistés par électronique

Sur un plan électronique nous pouvons entrer dans le flux interconnecté planétairement de l’internet multilingue. Des dizaines de langues s’offrent facilement dans le programme de traduction superficielle google translate, ainsi que dans les clics sur la liste des idiomes à gauche de l’écran de l’encyclopédie populaire wikipedia. Etant donné qu’il y aura toujours quelques poètes hypersensibles aux évolutions du langage, actuellement dans son aspect de transit humain ou planétaire-électronique, certains comme K. Silem Mohammad du mouvement flarf parti des Etats-Unis utilisent l’internet pour trier des textes à partir de mots-clés et composer leurs phrases.

Dans un registre moins mécanique, j’évoquerai la collaboration du poète chinois Yu Jian avec le poète états-unien Ron Padgett. Ils lient amitié pendant un festival international puis retournent dans leurs pays respectifs où ils communiquent par e-mail. Comme Yu Jian ne parle pas anglais et que Ron Padgett ne parle pas chinois, leur correspondance passe au travers d’un programme de traduction chinois inadapté qui traduit les expressions idiomatiques cmme si c’étaient des termes concrets représentant une réalité. Tous deux décident alors d’écrire des poèmes à quatre mains en utilisant le e-mail et la machine de traduction fautive, puis en les retravaillant : les fins petits poèmes résultants, écrits en anglais seul, sont intimes et surréalistes, très différents des textes ”monstrueux” cités auparavant.. 

 

 

3 Kaléidoscoper la méga-cité multi-ethnique : La Tasha N. Nevada Diggs

Dans ses “kantan chamorritos” la poète afro-américaine LaTasha N. Nevada Diggs fait revivre une vieille forme de débat improvisé dans la langue presque disparue des îles Marianne, puis elle y ajoute espagnol, anglais et cherokee, mettant au même niveau langues minoritaires ou dominantes. Le mélange de Diggs emploie plusieurs stratégies : alternance codique compétente, interférences linguistiques nonchalantes, prononciation créolisée, traduction approximative. Ceci reflète pour elle la réalité quotidienne de la culture multi-ethnique de sa ville de New York. Dans une polyphonie des parlers de rue, Diggs revalorise des pans incongrus de la culture populaire ou des rituels de subcultures souvent dénigrés. Un but de cette poésie n’est pas d’en afficher le potentiel de provocation mais d’en analyser, superposer et complexifier les aspects linguistiques pour atteindre un tressage artificiel et chatoyant de langage, tout en conservant leurs frictions psychosociales et leur défiance identitaire contre une norme dominante. Par exemple le cycle sur Mista Popo et Jynx anime une drague ritualisée entre deux personnages de manga dont le visage ressemble à une caricature « blackface » raciste : Popo voit sa couleur de peau changée du noir au violet après des protestations réelles contre son dessinateur, tandis que Jynx est transformée par Diggs en une des jeunes filles de la sous-culture « ganguro » de Tokyo qui assombrissent exagérément leur teint pour montrer leur rébellion.

Ainsi le stéréotype du « blackface » acquiert des évolutions inattendues, absurdes, ou contradictoires selon la perspective. C’est ce que l’on comprend en complétant la lecture par le glossaire établi par Diggs à la fin de son livre, car souvent la surface opaque de multilinguisme et les duels en argot hermétique (typiques dans les concours de rap) ne permettent pas de saisir clairement les détails des situations. On assiste plutôt à un remix de langues énergisé et rythmé où des voix triviales deviennent fantasmagoriques, en particulier dans les poèmes doublés d’une minuscule traduction que Diggs déclare « fantôme » et qui peuvent mêler 3 ou 4 langues dans une seule phrase.

 

In Visible Architectures, LaTasha N. Nevada Diggs, Three Evenings of Performative Poetry Readings, Artists Space.

4 Compacter le véhiculaire, diffuser l’asémique : Marco Giovenale

Le poète Marco Giovenale sépare clairement deux langues d’écriture : italien ou anglais, et il ne les mélange pas dans ses livres, refusant un multilinguisme facile. Quand Giovenale écrit directement en anglais, c’est en locuteur non-natif de cette langue, concrétisant la situation des voyageurs obligés d’utiliser un anglais planétaire. Cet anglais est né de l’inter-connexion hypercontemporaine, donc pas un anglais vernaculaire, mais un anglais artificiel de la lingua franca du web, recomposé ici à partir de cut-ups signifiants, augmenté de jeux de mots ressemblant à des lapsus robotisés. Les phrases sont en plus glitchées, selon l’esthétique des vidéastes qui programment des erreurs de machines pour déformer leurs images. Un poète hyper-contemporain travaille consciemment avec l’état de la langue de son époque, et une partie importante du materiau langage est aujourd’hui sur internet. Donc le poète peut travailler avec ces blocs de prose formatés dans des blogs de jeux vidéos, des sites commerciaux publicitaires, ou formulaires à slogans qui défilent vertigineusement à l’infini ; il faut s’en protéger ou trouver une solution pour les réutiliser : ceci est une stratégie de recyclage subversif avec un esprit destructeur-reconstructeur néodadaïste, en détournant cet anglais de novlangue qui limite la pensée. Marco Giovenale le métamorphose en évocations absurdes hilarantes ou rageuses de dystopies urbaines futuristes ironiques basées sur un langage de mondialisation ambivalent.

Une deuxième facette de Giovenale, intégrant la composante multilingue en l’aplatissant ou en l’esquivant, est l’„écriture asémique ». 

Ici il rejoint un mouvement avant-gardiste actuel actif dans divers pays par des sites internet, et qui a développé d’hermétiques images d’écriture manuscrite indéchiffrable, poèmes visuels qui refusent la communication et produisent des idéogrammes perturbateurs, secrets ou résistants en réponse à un monde machinique ultra-connecté, avec un désir de partager ces poèmes griffonnés qui sont distribués gratuitement par courriel, mail-art ou photocopie souvent sans nom d’auteur, appartenant à tout le monde, à qui veut les regarder, compléter ou jeter, avec leur esthétique fragile, leur irréductibilité simple. La poésie asémique de Giovenale semble un rêve de langage, qui dans un monde multilingue à la mondialisation capitaliste agressive, répond par des mouvements d’une main humaine simple et anonyme qui trace ses graffiti résistants dans une écriture illisible à la fois mélancolique et combattive.

Marco Giovenale a Polisemie, Festival di posesia iper-comtemporanea, Università di Roma Sapienza 24 maggio 2019.

5 Construction de procédés dans le besoin de parler une autre langue

Dans mon livre Triling des tryptiques en trois langues poétisent la situation d’un exilé obligé de s’auto-traduire dans une métropole internationale. Il écrit un poème francais qu’il traduit faussement en anglais puis retraduit l’anglais vers l’allemand et enfin déforme le français du début par les sens nouveaux apparus dans l’allemand. Alors le texte original disparaît et il reste un va-et-vient de motifs connectés entre les trois parties monolingues du poème-tryptique trilingue. Sans la construction de ces contraintes l’auteur n’aurait pas pu écrire directement en allemand. Une machinerie textuelle esthétique facilite l’écriture dans une deuxième langue. Ceci peut être réalisé grâce à des logiciels de traduction mais l’auteur préfère ici laisser jouer ses connaissances réelles, bien qu’imparfaites, pour mieux sentir dans le cerveau la lente métamorphose des langues.

Dans un autre livre, Rêve:Mèng en chinois et francais,  le point de départ est le regret de n’avoir pu terminer son étude de la langue chinoise, et l’écriture de ces poèmes construit une machinerie pour essayer de retenir les mots chinois appris qui étaient en train de s’évanouir de la mémoire. Des mots chinois monosyllabiques, connus de l’auteur, sont assemblés dans des structures carrées de 5 lignes de 5 mots : d’abord en idéogrammes, puis en phonétique, puis ils sont traduits par des mots francais monosyllabiques, qui reçoivent les 4 tons phonétiques du chinois, déformant leur prononciation, et offrant un carré de mots flottants, polysémiques, car sans relations claires de syntaxe, comme dans l’antique poésie des Tang. Ensuite selon une ancienne méthode chinoise de poésie visuelle, qui permet de lire un poème carré horizontalement, verticalement ou en oblique, l’auteur transpose chaque chemin de lecture en un nouveau petit poème francais syntaxique, dont l’ambiance onirique est cette fois un hommage aux poètes “Obscurs” (menglongshi) contemporains de la révolte de Tian An Men.

6 Nostalgie rétrofuturiste pour la langue babélienne : Dagmara Kraus

Dagmara Kraus est une poète allemande née en Pologne et habitant en France. Une de ses techniques est d’employer des mots français transcrits pour des Allemands ou pour des Polonais, avant la normalisation de l’Alphabet Phonétique International, et dont le sens se clarifie seulement à la lecture à haute voix. Ainsi le poème « en faussais » peut être lu par un Polonais mais pas compris dans sa signification, et il pourrait être déchiffré à l’oreille par une Française mais elle ne pourra pas le lire.

Cet entre-deux-langues interagissant se retrouve aussi dans son Wehbuch où un poème offre une longue liste des plaintes de pleureuses professionnelles antiques, tirée d’authentiques onomatopées grecques anciennes, mais qui exprime en filigrane des mots de deuil moderne, possiblement d’une personne décédée qu’a connue l’auteure. Ceci transforme ce poème en élégie moderne expérimentale à base d’éléments de langage ancien réel, proches d’un état de ce qu’on imagine d’une langue originelle onomatopéique.

Finalement, dans son livre kleine grammaturgie, Dagmara Kraus écrit et s’autotraduit en reprenant plusieurs « langues construites » existantes, langues artificielles humaines qui comme l’espéranto désiraient favoriser la communication internationale en simplifiant la grammaire et empruntant des morphologies à plusieurs idiomes du monde. Celle qu’elle a le plus utilisée est le bolak ou « langue bleue », inventée et parlée seulement par le commerçant parisien Léon Bollack en 1899, qui doit être écrite dans une typographie de couleur bleue. Notons qu’elle détourne ces langues censées être pragmatiques vers un but poétique imprévu, et que l’argument d’une langue universelle ne tient plus puisque l’anglais simplifié a ce rôle.

Il semble s’agir ici d’une nostalgie pour une langue babélienne subliminale qui intègrerait des aspects de toutes les langues humaines, mais qui me paraît aussi aiguisée par notre multilinguisme mondial actuel, que certains poètes arpégeront, tout comme d’autres moduleront avec art leur langue maternelle, continuant au-delà de toute catastrophe l’art du langage humain de poésie.

Dagmara Kraus, Lyrik als eigenständige Kunstform! "Rede zu den roten Göttern".

Image de une : Anthropos, Jean-René Lassalle.