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Pascal Boulanger – la poésie comme méditation et combat

L’acte de lire la poésie nécessite retrait et silence, afin d’atteindre la source unissant notre intériorité à celle du poète que nous lisons. Il convient dès lors de se laisser envelopper par la mélodie, le rythme, la « vision » ainsi que l’indiquait Marcel Proust dans son immortel Temps retrouvé. Y baigner nous permettra d’expérimenter avec passion l’univers du créateur.

Nous avons tenté une approche de celui de Pascal Boulanger à travers trois recueils1, car tous trois nous semblaient refléter ce qu’il y a d’intemporel dans l’œuvre de ce poète, toujours se renouvelant, et approfondissant sans cesse ce que cet univers a de plus lumineux.

Nous pourrions à ce titre parler, dans l’esprit d’André Rolland de Renéville, d’expérience poétique pour Pascal Boulanger. En effet, l’expérience poétique est celle de la mise à jour – donc en mots – de l’énigme qui sourd en nous, presque inconsciemment, ce que Heidegger nommait si justement « bruit de source ». Il y a ce que l’on ressent – et ce quelque chose qui transcende ce « il y a ».

Ce quelque chose nous atteint, mais il nous faut longtemps écouter pour en recueillir la parcelle d’énigme saisissable.

Cette patience et cette écoute font partie intégrante de l’expérience poétique et elles éclairent les poèmes de Pascal Boulanger, lui qui s’adressait à ses filles par ces mots magnifiques : « Je recueille vos silences »2 ou « J’attends l’inattendu et pourtant le déjà-là »3.

Un ciel ouvert en toute saison nous introduit dans cette expérience authentique de l’œuvre poétique comme recueillement et combat, les deux s’enchâssant tel l’écrin unissant les différentes parties du diamant.

Pascal Boulanger, Tacite, Flammarion, 2001, 120 pages, 13 € 80.

En effet, Pascal Boulanger y rejoint la puissance des grandes œuvres lyriques, tout autant mystiques que tragiques, en plongeant dans les profondeurs de l’âme, là où le fleuve universel traverse ce que Montaigne définissait « la forme entière de l’humaine condition ». Le plat lyrisme, ce fade narcissisme sans intérêt, n’est qu’un épanchement sans horizon, et dieu merci, bien vite oublié. Nous n’y pourrions jamais sentir cette parole « d’âme à âme » qu’évoquait Rimbaud.

Le lyrisme de Pascal Boulanger est, lui, universel. De même que le Victor Hugo des Contemplations mettait en garde ses lecteurs en les prévenant que, « quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? », nous pourrions faire le même rappel au lecteur d’Un ciel ouvert en toute saison. Ce recueil est en effet, à première vue, le plus personnel publié par Pascal Boulanger. Celui-ci s’y adresse à ses deux filles et nous donne à lire une immense lettre d’amour, sublime de beauté et de simplicité. Nous sentons dans les nombreux chiasmes le désir de relier d’un même élan ses deux filles, leur mère et lui-même dans un univers qui, nous le verrons, est chanté sans cesse avec ivresse. « Dix-huit mois vous séparent mais rien ne me sépare de vous » (p. 12), ou encore : « Si, il y a longtemps, les grottes abritaient la mémoire du monde en dessinant les premiers gestes des hommes sur la terre, moi, c’est mon cœur qui vous abrite » (p. 19).

Pascal Boulanger, Un ciel en toute saison, Le Corridor bleu, 2013, 34 pages, 10 €. 

On le voit, l’écriture chante l’amour paternel. Mais nous sommes bien vite emportés par l’élan poétique qui se révèle en même temps une arme contre le défaitisme spirituel, pour l’amour de la vie réelle, vécue, expérimentée. En opposition à toute forme de ressentiment, ses poèmes ont une force qui fait front au nihilisme – pour le dissoudre.

Le combat et la volonté sont liés dans des vers tels : « Un jour, lorsque vous serez plus grandes, je vous parlerai de l’acquiescement, de l’un et l’autre dissemblable et de ce qui se donne en se retranchant » (p. 25) ; « L’existence n’est pas une faute, toutes les chances s’offrent à vous » (p. 26) et enfin ce OUI tragique à la vie : « Je m’exerce à perdre ce que j’aime, je dois aimer ce qui m’échappe. »

Dès lors, lire Un ciel ouvert en toute saison est une belle adresse à ses filles en même temps que des munitions pour le lecteur. Nous le lisons en intégrant le « je » comme le faisait les grands mystiques, ou encore le Descartes des Méditations métaphysiques nous amenant à faire l’expérience ontologique en même temps que lui. Dans le même temps que nous lisons Un ciel ouvert en toute saison s’opère une métamorphose dans laquelle les filles, destinatrices, deviennent des allégories de la vie, chez qui la joie, l’affirmation, l’exaltation s’opposent telle une rage d’amour à toute forme de regret, de ressentiment, de haine.

L’émotion l’émeute, recueil plus ancien que le précédent, amorçait déjà cette vision combative vis-à-vis de tout nihilisme perçu comme négation de tout sens et de toute valeur de l’existence. La puissance du verbe de Pascal Boulanger est telle que – dépassant les fades oppositions aussi futiles que fausses – nous y sentons une parenté spirituelle avec l’exaltation de la vie et de la beauté d’un William Blake, d’un Hölderlin, et (le paradoxe n’existera que pour les penseurs de surface) d’un Christ et d’un Dionysos ! « Ne rien dire / dire oui » (p. 23) !

Comme nous allons le voir, le remords, l’obsession de la mort, toute cette pensée du ressentiment est détruite dans un acquiescement volontariste, dans des « vagues de feu / sur lesquelles danse la pensée » (p. 14) car « on prend feu en prenant la parole » (p. 21) et « Le feu éclaire le récit / en hébreu / lumière veut dire secret » (p. 24). Pascal Boulanger nous donne lui-même, page 45, une courte définition du nihilisme aussi brève qu’éclairante : « le nihilisme / un retrait du monde ».

La prééminence de la vie, du lien inhérent à l’existant sont chantés dès le premier texte, mise en forme de courte de préface (p. 9), qui mériterait d’être repris en entier (comme tant de poèmes !) mais dont voici un extrait : « Pourquoi faudrait-il que la mort soit la religion absolue ? / L’œil habillé d’une paupière n’est pas dans la tombe. / D’ailleurs, placé en ce lieu de parole qui fait parole, / rien ne meurt qui a commencé ». 

Pascal Boulanger, L'Emotion l'émeute, 2003, 10 €.

De fait, « le monde s’occupe trop des morts » (p. 19) et dans ce que Nietzsche nommait l’ivresse du devenir, Pascal Boulanger semble lui faire écho en proclamant : « jamais de remords / pas l’ombre d’une faute à confesser ».

Cette vie se fête aussi par la beauté du réel dans un magnifique déploiement de joie : « Depuis que la lumière créa l’œil pour être vu / la rose a souci d’elle-même » (p. 13) et « La rose ensoleillée sera / en tout lieu / la poésie dans une autre » (p. 16). Le chant de la vie s’exalte aussi dans le rapport direct avec la beauté métaphorique du monde : « C’est encore la mer / le souvenir de la mer / où se lancent des oiseaux de toutes sortes / impatients d’écrire, "la vie en tant que forme de l’être" / dans la lumière qui soudain / envahit la scène » (p. 18) ; « le présent seul / Un bleu très pur se noie dans un bouquet de nuages / tout un vide accumulé de bleu / c’est une absence de monde / Je l’embrasse / je l’embrasse encore / je l’embrasse pour la première fois ».

Enfin, il semble inévitable d’évoquer les poèmes en proses (et en italiques, comme le seraient des discours directs adressés directement aux lecteurs), phrases sans ponctuation et lancées d’un même élan, lumineuses paroles prenant la vie à sa source. Je limiterai ici la citation à un seul de ces poèmes – invitant par là même les lecteurs à les traverser tous d’un même élan – situé à la page 34 du recueil : « Les anges de lumière qui tombent frappés à genoux ils disent dieu s’est retiré du monde la main s’efface on n’entend plus que le faible murmure d’une fontaine brûlée de soleil impossible de réveiller ceux qui dorment une sorte d’impatience amoureuse unanime les guide vers la mort pourtant les matins sont comme des oiseaux arrachés l’ombre ne pèse plus sur le mur le temps s’écoule le feu monte une bouche ébranle le temple chaque couleur inonde les toits le cœur dérive parmi les bêtes qui traversent lentement le jardin à chaque seconde acquiescer veut dire jouir »

Harmonie poétique où la beauté et le combat ne font qu’un !

Tacite fut publié seulement un an avant L’émotion l’émeute, et bien que l’atmosphère semble s’opposer en tout point aux deux autres recueils évoqués précédemment, la parenté d’esprit, pour peu qu’on en approfondisse le sens, apparaîtra bien vite.

La lucidité suppose d’avoir l’œil ouvert, ainsi que le courage de la vérité et de l’authenticité à l’égard de ce que le réel nous enseigne. Ce dernier peut être tout aussi bien notre environnement que notre subjectivité. Dès lors, l’énergie nécessaire au combat contre le ressentiment et le nihilisme suppose d’en affronter – parfois témérairement – la fascination de notre modernité pour la mort.

À cet égard, Tacite est exemplaire car il mêle à la description des horreurs absolues de l’histoire romaine – peu différentes de l’histoire récente, si ce n’est pour celle-ci l’apport du « progrès » technique – des sentences intemporelles que le génie du classicisme français n’eût pas reniées. Ce faisant, Pascal Boulanger met en lumière le mal à sa source, à savoir ancré dans l’esprit même de l’être humain, là où la pulsion de mort fleurit depuis toujours.

L’emprisonnement est avant tout spirituel. Dès le début, le texte nous le dit : « L’aménagement de la terreur : / dorénavant le mur est dans toutes les têtes » (p. 9) avant de le confirmer quelques pages plus tard : « Prisonniers, / au milieu de la plus libre, / la plus ouverte des routes » (p. 15). Mais l’emprisonnement n’est jamais l’objet d’une prise de conscience, car pareil à cette volonté absurde et sans cause décrite par Schopenhauer, les humains sont agis, si l’on me permet cette expression, ils le sont passivement, en tant que purs objets dans l’ensemble du réel, et ainsi incapables de conscience réflexive vis-à-vis du désastre qui se prolonge : « époques fécondes en catastrophes, ensanglantées de combats, déchirées par les séditions, cruelles même pendant la paix. / Pareils aux bêtes de labeur, abandonnées au vertige de leur fabrication, qui se déchirent elles-mêmes, se déchirent dans la nullité du néant » (p. 16). La folie meurtrière ne se révèle finalement « rien qu’une ivresse vide » (p. 32), une « boîte du néant » (p. 35), menant au bout du compte au pire de l’absurde, à cette inversion du sacrifice d’Abraham que raconte Pascal Boulanger (p. 108).

On le voit. L’œuvre de ce poète est une longue méditation en même temps qu’un vaste combat, où l’exaltation de la vie, l’affirmation d’une volonté sans faille en faveur de la vitalité, n’hésite pas à plonger dans le mal absolu, à en affronter les peurs et la douleur, pour mieux les conjurer et les métamorphoser en lumière.

∗∗∗

 

Notes

  1. Les trois recueils qui font l’objet de cet article sont les suivants : TACITE, publié en 2001 aux Édition Flammarion ; L’ÉMOTION L’ÉMEUTE, en novembre 2002 aux Éditions Tarabuste et Un ciel ouvert en toute saison, en 2010 aux Éditions Le Corridor Bleu.
  2. Un ciel ouvert en toute saison, p. 50
  3. P. 14

Présentation de l’auteur

Pascal Boulanger

Pascal Boulanger, poète et critique littéraire né en 1957, père de deux filles, vit près de Combourg, en Ile et Vilaine depuis son départ à la retraite. Il a été bibliothécaire en banlieue parisienne, d’abord à Bezons (Val d’Oise) puis à Montreuil (Seine Saint Denis). Il a mené des ateliers d’écriture et a été à l’initiative de nombreuses actions culturelles dans le cadre de ses fonctions professionnelles. Il a publié des articles et des chroniques dans des revues, parmi lesquelles « Action poétique », « artpress », « Europe »,  « Triages », « Poésibao », « Sitaudis », « Recours au poème »…

Depuis 1991, date de la parution de son premier livre « Septembre, déjà » (Europe-Poésie), il a publié des recueils poétiques (chez Flammarion, Tarabuste, Corlevour…) des anthologies critiques et des carnets. En 2018, Guillaume Basquin des éditions Tinbad, publie une copieuse anthologie de ses poèmes, sous le titre : « Trame : anthologie 1991-2018, suivie de L’amour là ». En 2020 et 2022, les éditons du Cygne publient ses recueils « L’intime dense » et « Si la poésie doit tout dire… ». Il est l’auteur, avec Solveig Conrad-Boucher, d’une étude sur Chateaubriand (Editions Arfuyen). En 2023, les éditons Tinbad publient le troisième volume de ses carnets : « En bleu adorable ».

Bibliographie 

  • Septembre, déjà, éd. Messidor, 1991
  • Martingale, éd. Flammarion, 1995.
  • Une action poétiquede 1950 à aujourd’hui, éd. Flammarion, 1998.
  • Le bel aujourd’hui, éd. Tarabuste, 1999.
  • Tacite, éd. Flammarion, 2001
  • Le corps certain, éd. Comp'Act, 2001.
  • L’émotion l’émeute, éd. Tarabuste, 2003Jongleur, éd. Comp'Act, 2005.
  • Jongleur, éd. Comp’act, 2005
  • Suspendu au récit... la question du nihilisme, éd. Comp'Act, 2006.
  • Fusées et paperolesL'Act Mem, 2008.
  • Jamais ne dorsle corridor bleu, 2008.
  • Cherchant ce que je sais déjàÉditions de l’Amandier], 2009.
  • L’échappée belle, Wigwam, 2009.
  • Un ciel ouvert en toute saisonLe corridor bleu, 2010.
  • Le lierre la foudre, éd. de Corlevour, 2011.
  • Faire la vie : entretien avec Jacques Henric, éd. de Corlevour, 2013.
  • Au commencement des douleurs, éd. de Corlevour, 2013.
  • Dans les fleurs du souci, éd. du Petit Flou, 2014
  • Essai, éd. Tituli, mars 2015
  • Guerre perdue, éd. Passage d'encre, coll. "Trait court", 2015.
  • Mourir ne me suffit pas, préface de Jean-Pierre Lemaire, éd. de Corlevour,  2016.
  • Trame : anthologie, 1991-2018, suivi de L'amour là, Tinbad, 2018.
  • Jusqu'à présent, je suis en chemin - Carnets : 2016-2018, éd. Tituli, 2019
  • L’intime dense, éd. du Cygne, 2021
  • Si la poésie doit tout dire, éd. du Cygne, 2022
  • Ainsi parlait Chateaubriand, avec Solveig Conrad Boucher (Arfuyen), 2023
  • En bleu adorable, Tinbad, 2023

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Gwen Garnier-Duguy, Ce qui se murmure par-delà l’indicible

Les œuvres dignes de ce nom ne se réduisent guère à quelque interprétation unique. Il en est ainsi du « Livre d’Or » de Gwen Garnier-Duguy, recueil poétique qui nécessite, de la part de celui qui souhaite s’exprimer sur sa profondeur, d’opter pour un faisceau d’interprétations à la fois fidèle et subjectif.

Cette œuvre ouvre au lecteur, parmi nombre de perspectives, celle si juste et vécue par tous les poètes de faire signe vers ce qui échappe au dire. L’indicible fascine artistes, poètes et romanciers en raison du mystère – et de faille inaccessible – qui atteint la parole même. C’est dès lors le moment où il semble indispensable, « imitant l’ineffable », de se mettre à l’écoute de ce « murmure dans le lointain / Un chuchotement, vous entendez. » Aussi ces poèmes mènent-ils à la conscience du lecteur attentif et sensible les ressentis auxquels nous tous, en tant qu’humains, sommes immanquablement sujets.

Parmi ces sensations sublimes éclatent notamment, comme toujours chez Gwen Garnier-Duguy, des accents dignes du Rimbaud de « Soleil et Chair » ou du Giono du « Chant du monde ». Une vigueur du chant païen tout autant que chrétien transparaît dans les actes, le Verbe, le vent, la couleur, les oiseaux, la joie, la beauté. Des vers tels « Qu’il est bon, ce soleil dorant l’ombre de ma peau. / Je l’adore puisqu’il contient la terre entière » ou encore « En point de mire un feu aimante le trajet. / L’éclat rubescent se projette dans nos yeux. Nos regards ouvrent la navigation rouge » expriment une spiritualité qui embrasse, accueille le réel dans toute sa substance. Il n’est d’ailleurs autre que l’ici-bas dans notre rapport au monde, tactile, visible, auditif, tel un embrassement de l’univers total.

Gwen Garnier-Duguy, Livre d’Or, Illustration de couverture Roberto Mangú, L’Atelier du Grand Tétras, 96 pages, 15 euros.

Le lien y est indestructible avec l’unité universelle, ce que Goethe appelait l’âme du monde, présence qui se ressent seulement sans s’expliquer autrement que par l’amour qu’on lui porte. Cette vibrante affirmation de notre présence à la vie oppose l’insipide que constitue une signification de la vie imposée, extérieure, grégaire et paresseuse à la spiritualité d’une force intérieure unie à la totalité du monde.

Ce recueil est ainsi, par lui-même, un acte de résistance contre la déliquescence du sens – mais ne versant jamais dans la plainte, choisissant l’accueil amoureux du monde et le chant de notre présence ici-bas.

Présentation de l’auteur




L’approche du silence

Les éditions Littérales semblent avoir eu pour ambition de se faire l’écho, en cette année 2022, du désir rimbaldien d’écrire « des silences », laissant la beauté envahir le lecteur par-delà les mots.

Les deux poètes publiés, Georges Rose avec Revenir de l’été, et Laurence Chaudouët, avec Porte ouverte sur le ciel, ont en effet réussi, chacun dans son génie et sa sensibilité propres, à énoncer avec une rare délicatesse et beaucoup de subtilité des émotions simples, universelles, précieuses et pleines de lumière. Tous deux parviennent à une cristallisation mystérieuse et féconde, de la parole et du silence.

Avec Georges Rose, nous sommes sans cesse DÉJÀ dans l’universel, on n’en échappe pas. Soudainement et immédiatement, à partir du moment le plus simple et le plus banal, émergent l’éternel et la beauté. Là où nous sommes, « l’immensité ne peut s’approcher davantage » (p. 7). Embrasser le monde devient dès lors plus qu’une métaphore. C’est la réalité, dans sa quotidienneté : « Le soleil remonte la rue / au bras d’une ombre / qui ne le quitte plus » (p. 9). Aussi voit-on dans le Verbe de Georges Rose une méfiance vis-à-vis de la rationalité bornée, celle qui assèche le réel sans jamais en saisir la pulpe, qui fait des vivants des toujours déjà-morts : « La connaissance ne sait pas / elle invente / change les fleurs d’un vase » (p. 28). Ce qui s’offre, depuis le monde, c’est un lien nouveau, une beauté, une nouveauté éternellement renouvelée, comme l’illustrent les vers suivants : « Loin le jour se rassemble / avant de nous surprendre / vaste dans l’étroit des yeux / À l’intérieur du monde / la maison sévère / restée dans le vent (p. 14) ; « La nuit n’est pas le lieu / pas plus que le corps / l’espoir est sauf / L’infini n’est qu’un murmure / sans origine / sans destination » (p. 31) ou encore les derniers vers : « La lisière passe par notre corps / nous ne sommes pas les habitants / mais les autres choses » (p. 57) dans lesquels s’exprime magnifiquement de quelle façon nous sommes sans cesse traversés par l’éternel.

Georges Rose, Revenir de l’été, Éditions Littérales, 4e trimestre 2022, 62 pages, 10 euros.

Ainsi, nous y sentons la magie du Haïku, avec la saisie du plus fugitif – à savoir l’instant – transcendée par la recréation intérieure, subjective, de la beauté du réel.

 Dans un registre différent, où se dévoile la profondeur tragique de l’absence de l’être aimé, et, par conséquent, l’écart inhérent à la perte, Laurence Chaudouët exprime avec force l’impossibilité de se taire malgré l’échec de toute parole. Aussi se demande-t-elle : « N’est-ce pas pur désespoir / Que de continuer à dire les mots / qui ont avorté dans ta bouche » (p. 9) ; « Quelle futilité pourtant que les mots / Les pauvres mots esquissant les vertiges » (p. 23).

Dès lors, on devine bien vite que c’est un recueil adressé à l’absent définitif, dont la présence obsédante fait de ses poèmes une narration tout à la fois ancrée dans un vécu personnel et tendant à l’universel. Ce « tu » n’a paradoxalement pas de limites, c’est l’être aimé, parti, quel qu’il soit : « Tes paroles avaient la force d’un cours d’eau enfoui dans les ronces / Le grignotement obstiné de la mousse sur les rochers / Le sol sentait la pourriture et les feuilles valsaient dans le bleu pur » (p. 8) ; « O sais-tu comment rejoindre cette porte ouverte sur le ciel / Comment poser le souvenir avec la plus grande délicatesse / comme une plume fragile entre deux pensées oscillantes » (p. 10).

Ainsi, comme tout poème qui nous parle du plus profond de nous-mêmes, la lancinante beauté des vers – qu’ils évoquent la nature traversée avec le défunt ou le dialogue presque sans mots avec le médecin – est comme cette célèbre madeleine de Proust : elle ravive un moment d’éternité dans ce qu’il y a, en chacun de nous, de plus lumineux ou de plus douloureux. Il en est ainsi de ces trois vers, pris à différents poèmes, et tous aussi éloquents par leur passion mystique, où l’ici semble dialoguer avec l’ailleurs : « Et le piano est si pur et si merveilleusement inaccessible (…) et la douloureuse mélancolie de la feuille / Palpitante, si bien qu’on ne sait plus si c’est elle / Ou son âme, qui en cet instant flottant vient à la vie (p. 11) ; « J’aimerais dire la fleur ouverte / Que tu as sentie / Ce moment où tu respiras son âme / Il est partout et jamais je ne le trouve » (p. 22) ; « Et dans un temps suspendu le silence bleuté des rideaux / Ouvrant sur un domaine plus vaste que la mer » (p. 35).

Laurence Chaudouët, Porte ouverte sur le ciel, Éditions Littérales, 4e trimestre 2022, 54 pages, 10 euros.

Enfin, le poème intitulé « Dernière visite » (p. 44) livre une expérience pathétique sur l’instant d’adieu, cette minute tragiquement inoubliable pour celui qui aime : « Le docteur / A dit d’une voix atone : « Oui, je vois ! » / Et nous sommes repartis / Plus rien ne s’échappait de ta bouche / C’était un silence qui ne pouvait pas avoir sa place dans le réel / Mais nous avons marché / Le brancard poussé / Ce jour-là – je ne le savais pas – la lumière était un corps / Nu et froid – un corps inerte – absent pour tout regard » (p. 44)

Ces deux recueils, incontestablement, pour qui est sensible à la vraie poésie, offrent au lecteur le « oui » nietzschéen, l’affirmation de la vie, dans ses moments les plus fugaces comme les plus terribles.




Marilyne bertoncini, La Plume d’ange

La lecture du conte « La plume d’Ange » nous ouvre à la magie d’un style et d’un univers. Nombreux sont ceux qui, tel le modeste auteur de cette chronique, sont fatigués par l’inlassable écriture post-célinienne d'écrivaillons sans talent ni imagination, bien loin de l'auteur du Voyage au bout de la nuit qui détestait la facilité et la démagogie.

Aux amoureux de la littérature digne de ce nom, travaillée avec amour, Marilyne Bertoncini donne à lire dans un style magnifique, enchanteur, ciselé un apologue mystérieux. En harmonie avec l’histoire étrange du professeur Ange Tardini, le lecteur entre dans le récit et, l’ensorcellement le gagnant, n’en sort que malgré lui – la dernière page dévorée. En me gardant de dévoiler quoi que ce soit de l’envoûtante histoire, que l’on me permette de donner deux courts extraits qui illustreront le talent de Maryline Bertoncini : « Il se rappela alors très vivement la plume qui l'avait tant fait rêver, et il resta longtemps les yeux fixés sur les signes du matin. Peut-être que, s'il avait essayé d'écrire avec elle, peut-être qu'il aurait écrit le livre du monde. Elle avait les couleurs du mystère, elle aurait peut-être dévoilé les secrets de l'univers. Peut-être... Il rêvait les yeux ouverts. » ; ou encore, quand le narrateur affirme qu’il n’existait « rien d'aussi fascinant que le jeu de clair-obscur qui se modelait autour d'elle ; rien de plus étrange que cette fragilité aérienne, qui évoquait pourtant l'impénétrable dureté du métal. Avant de se coucher, il la posa délicatement sur la table de chevet. On aurait dit un joyau d'où jaillissaient d'imperceptibles éclairs noirs dans la pénombre. »

Marilyne Bertoncini, La Plume d'ange, illustrations Emilie Walcker, éditions Chemins de plume, 2022, 16€.

Le récit lui-même, sa lecture finie depuis bien longtemps, continue de nourrir l’âme du lecteur. Comme toutes les œuvres d’art, cet apologue fait naître nombre de questions, notamment existentielles, sur le rapport que nous établissons avec l’acte d’écriture, ou encore sur ce que ce dernier peut avoir – ou oublier d’avoir – avec l’altérité. Posons-en quelques-unes, sur lesquelles « La plume d’Ange » se garde d’apporter des réponses réductrices.

Les passionnés du livre, de l’écriture, comme l’est Ange Tardini, le savent : la littérature n’est un remède aux maux intérieurs que dans la mesure où l’esprit critique et l’ouverture au monde accompagnent le mouvement. Nullement à l’abri des préjugés, le personnage en fera l’expérience bénéfique vis-à-vis des êtres qui l’entourent, qu’il a enfermés un peu tôt derrière des épithètes définitives. De même, jusqu’où n’était-il pas aliéné, emprisonné dans quelque geôle spirituelle, jusqu’à la mystérieuse découverte de la plume ? Sa vie vieillie « avant l’âge » derrière d’interminables « habitudes » étaient-elles choisie ou subie ?

Rien n’est affirmé ici, tout est subtilement raconté, et nous vivons son périple pour comprendre le mystère de cette sublime et ensorcelante plume, belle allégorie de toute activité littéraire.

Ce conte magnifique s'enrichit d'un dialogue constant entre la narration et les illustrations d'Emily Walcker. Ces peintures donnent à voir une interprétation personnelle de l'artiste qui, déployant dans l'espace et la couleur l'impression de mouvement féerique du conte, offre au lecteur le talent et la vision d'Emily Walcker. Cet apport d'une grande richesse, cette perception originale d'une artiste sont un don précieux pour le lecteur.

 




Agencement du Désert – Quand le feu irascible se dompte dans la forme

La poétesse Carole Mesrobian appartient à cette catégorie des « Voleurs de Feu » chez qui tout devenir poétique se fait traversée de l'âme et du réel. Agencement du Désert, publié chez Z4 éditions, est de ces pépites dans lesquelles le récit, apparemment purement biographique, devient ce que Victor Hugo nommait « mémoires d'une âme ».

Une âme qui advient, de par son long cheminement dans le « Désert » du rapport au monde, par la transfiguration de l'imagination. Son éveil à la couleur, par exemple, a été inspiré par la chevelure de la femme qui s'occupait d'elle, et dont Carole Mesrobian fait l'hypothèse suivante : « Peut-être qu'aimer les couleurs vient de cette chevelure avortée là. Ces toiles de Moreau, je lui dois assurément de les regarder ». Nous retrouvons de même, éparses dans le livre, de fascinantes analyses sur l'Art perçu comme « un corps qui respire et qui vit. Il inspire et expire, et chaque mouvement est la suite d'une autre (…) surdéterminée ». Il en est de même de l'acte d'écrire, expression de l'incommunicable, dans lequel « le faire le feu tout jouxte la forêt mais ne la raconte pas. » En tant que poétesse, elle a conscience que ce « que nous faisons c'est juste offrir un lieu, une terre à jamais inexplorée toujours ouverte dans un accueil polysémique et transcendant. » Dès lors, l'acte poétique, pure énergie créatrice, se dévoile dans « cette certitude que rien n'est rien où tout se confond avec l'absolue immanence des anéantissements. »

Divisée en quatre chapitres, Agencement du désertest une épopée de l'intériorité qui nous propose d'en suivre le magistral corps à corps avec la vie, le corps et les œuvres qui l'ont nourrie.

Carole Mesrobian, Agencement du désert, Z4 éditions, collection La diagonale de l'écrivain, préface de Tristan Félix, encre de Davide Napoli, 2020, 130 pages, 11 euros.

Carole Mesrobian y révèle sa passion pour les créateurs du XIXesiècle chez qui l'imaginaire et la mythologie nous disent tant sur les profondeurs de l'esprit. Au siècle suivant, l'immense Henri Michaux y est celui qui invoque « la puissance incantatoire du cri, dans tous les mots de tous ses poèmes, dans toutes les pages de tous ses livres. »

Le va-et-vient entre les œuvres et la vie exprime puissamment le lien entre le choc reçu du réel et celui de la création. Dans le chapitre II est ainsi – entre autres, bien sûr, cette évocation ne se veut jamais exhaustive – mise en mots l'expérience atroce de sa mère, porteuse d'un bébé mort-né dont l'odeur de cadavre traverse son ventre. Le contraste avec le chapitre III est de ce point de vue saisissant ! Il s'y exprime l'exaltation ressentie au contact de la littérature, notamment dans ce qu'elle révèle de nécessité et de possibilité de libération. Carole Mesrobian le dit, c'est avec « l'Anti-Œdipe que l'acte d'écrire » lui est « apparu dans son entière évidence » même si elle a conscience qu'écrire, c'est « poursuivre la Littérature en sachant que je ne pourrais jamais la rattraper ». L'étonnement du lecteur – donc, son incessant bonheur de lecture – est bientôt poursuivi par la longue et vivante analyse des épigraphes de Stendhal.

Le chapitre IV clôt poétiquement, en vers, cet Agencement pour vaincre, en le vivant, le « sud asséché par la soif et vicié par le bruit », et pour exorciser le « venin calcifié par le sel ». Rythmiques, images, sonorités s'entrechoquent pour faire surgir le ressenti des profondeurs, ce face à face vécu avec le réel et la vie.

Le lecteur de l'Agencement du désert poursuit intérieurement, une fois le livre refermé, ce qui en a fait une expérience intime et unique de lecture.

Présentation de l’auteur

Carole Carcillo Mesrobian

Carole Carcillo Mesrobian est née à Boulogne en 1966. Elle réside en région parisienne. Professeure de Lettres Modernes et Classiques, elle poursuit des recherches au sein de l’école doctorale de littérature de l’Université Denis Diderot. Elle publie en 2012 Foulées désultoires aux Editions du Cygne, puis, en 2013, A Contre murailles aux Editions du Littéraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sursis en conséquence, Qomme questions, à Jean-Jacques Tachdjian par Vanina Pinter, Carole Carcilo Mesrobian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Florence Laly, Christine Taranov,  Editions La chienne Edith, 2018.

Parallèlement paraissent des textes inédits sur les sites Recours au Poème, Le Capital des mots, Poesiemuzicetc., , ainsi que des publications dans les revues Libelle, et L’Atelier de l'agneau, Décharge, Passage d'encres, Test n°17, Créatures , Formules, Cahier de la rue Ventura, Libr-critique, Sitaudis, Créatures, Gare Maritime, Chroniques du ça et là, La vie manifeste.

Elle est l’auteure de la quatrième de couverture des Jusqu’au cœur d’Alain Brissiaud, et de nombreuses notes de lecture et d’articles, publiés sur le site Recours au Poème.

Autres lectures

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Georges Rose, Jeunesse de l’instant

L'œuvre déjà volumineuse de Georges Rose approfondit, recueil après recueil, la percée du présent, la saisie de l'instant dans la puissance de l'évidence : « La mer est ce gris là-bas / qui devance le paysage1 », « La pluie qui se délivre / la cascade si lente / qu'elle semble immobile contre le roc».

L'œil y donne à accueillir le lumineux sourire de l'éveil : « Voici la lumière / assise dans la neige / avec un seul oiseau noir3 ». On s'y fait accueil d'un monde où se met en mouvement l'universelle unité entrelaçant ses magies : « L'univers a ses culbutes / la longue gestation des ciels / l'éclat qui à son tour commence l'arbre4 » ou encore : « La rue nous accompagne / jusqu'à cette fenêtre qui n'est pas le visible5 »

À l'image du haïku duquel il nous semble si proche, ces poèmes chantent l'étrangeté de l'évidence, le rafraîchissement du regard. La totalité du monde au sein duquel tout n'est qu'enchâssement est soudain montrée sans les limites que notre entendement limité nous forcent à apposer.

Georges Rose, Jeunesse de l'instant, Éditions
Alcyone, Collection Surya, 3e trimestre 2019.

 

Georges Rose est le poète pour lequel s'arrêter pour contempler est déjà, par lui-même, résistance à toutes les formes d'aliénation de notre modernité.

 

Notes

1      P. 5.
2     P. 18.
3      P. 9
4      P. 27.
5      P. 36.

Présentation de l’auteur

Georges Rose

Georges Rose est né en 1955, à Paris. Poète, dramaturge, auteur de récits et artiste plasticien, il est aussi docteur en ethnologie. Depuis des années, il pratique et enseigne le Tai Chi Chuan, art interne et poétique du geste. 

© Crédits photos Babelio

Les invités de l'Arche, Henry, 2009. Des mots parmi les abeilles, Éditions de la Licorne (2009). Détroits, Éditions du Douayeu, 2007. Des mots parmi les abeilles, éd. La licorne, 2009. Noir de lumière, Les écrits du Nord/ Éditions Henry, 2007. Détroits, éd. du Douayel, 2007. Les fées, Les écrits du Nord, Éditions Henry, 2005. Saline, Éd. Souffles, Grand prix des écrivains méditerranéens, 2003. Les évènements, récit, Éd. Henry, 2003. Visite par le silence, Écrit(s) du Nord, 2002. Les demeures du réel, An Amzer, Brest, 2002. Le portique de Naxos, Écrit(s) du Nord, 2000, Prix de poésie de la ville de Béziers. Le grand voyage (récits), Infocompo, 1999. Le désert sensible, Éditinter, 1999, Prix du val de seine. Moments, Cahiers Froissart, Valenciennes, 1998. L'usage du ciel, Souffles, 1997, Grand prix de la compagnie des écrivains méditerranéens. Rivages, Le Dé bleu, 1997, Prix de poésie de la ville d'Angers. Le pèlerinage d'Embrun au Mont Guillaume, Société d'études des Hautes-Alpes, Gap, 1992. Dans les parages du corps, Cahiers Froissart, Valenciennes, 1991, Prix R.L Geeraert. Journal, Ardence, Orléans, prix Claude-Ardent. Écologie et tradition, Maisonneuve et Larose, Paris, 1981. Passages, Millas-Martin, Paris, 1978, prix François-Villon. Voix, Caractères, Paris, 1975. Formes, Chambelland, Paris, 1976, Prix Louise Labé. Espace, Ouvrage catalogue Schaan Liechtenstein, 1974. Poèmes, Caractères, Paris, 1973.

Poèmes choisis

Autres lectures

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Carole Carcillo Mesrobian, Ontogenèse des bris

Le lecteur que je suis – dans ce domaine qui m'est si essentiel, à savoir la poésie – ne peut être qu'extrêmement sensible à un recueil qui renoue avec la fibre artaudienne du souffle et du rythme, des sonorités et de l'élan.

 

La poétique de Carole Carcillo Mesrobian est le déploiement continu d'une force qui prend aux tripes le lecteur et l'expulse, essoufflé, hors de lui-même. Elle utilise à cet effet les modes poétiques les plus subtils, des oxymores – « Arche versée sur l'ardoise des mers1 » – à l'alexandrin – « Un substrat dans l'humus enracine ton corps / à la peau des bambous2 » – jusqu'aux images qui viennent s'y entrechoquer – « Tu grelottes / Les trottoirs musardent / Les fumées roses aux cheminées abreuvent le silence de leur disparition / Tout chancelle au versant la rumeur des flocons / Même la peau du ciel avoue son abandon au buvard de coton3 ». La poétesse ranime chez le lecteur qui en expérimente la sève les racines originelles du verbe.

 

Carole Carcillo Mesrobian, Ontogenèse des bris, PhB éditions, 2019, 47 pages, 10 €.

Car ce martèlement est semblable à des lames qui cisaillent – par la succession ininterrompue des allitérations menant à une rythmique toujours chirurgicale – toutes les entravent, tel le « filet du couteau vissé entre tes mains4 » et réclament de notre part le long souffle pour en maintenir la lecture. C'est d'un tel engagement de l'être total qu'il s'agit quand on s'engage dans l'univers expérimental suivant : « J'ai lié mes murmures aux pages labyrinthiques / pour habiller ma peur / d'une étole mystique / alunie de couleur5 », ou encore « Les toitures n'abritent que la surface d'un vide / Ni d'ici ni d'ailleurs / Ni même quelque chose6 ».

Avec Carole Carcillo Mesrobian, le lecteur est face à face avec ce qui l'ancre dans cette part de lui-même oubliée – mais agissante – qui le relie avec les plus lointaines origines de l'être, comme le dit superbement ce vers de la page douze : « Comme on avale hier / Viendra l'outrepassé ». Tout parle, crie, vocifère, déchire dans cette humanité, où tout l'univers « (…) arpente dedans la pensée de mon corps (…) Que la pluie renversée arrose du chagrin », sans que d'illusoires limites viennent voiler la réalité au regard.

Nous sommes ici dans ce que peut être le verbe quand le style sait creuser jusque vers la source originelle.

 

Notes

1 P. 9.

2 P. 10.

3 P. 43.

4 P. 15.

5 P. 35.

6 P. 46.

 

Présentation de l’auteur

Carole Carcillo Mesrobian

Carole Carcillo Mesrobian est née à Boulogne en 1966. Elle réside en région parisienne. Professeure de Lettres Modernes et Classiques, elle poursuit des recherches au sein de l’école doctorale de littérature de l’Université Denis Diderot. Elle publie en 2012 Foulées désultoires aux Editions du Cygne, puis, en 2013, A Contre murailles aux Editions du Littéraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sursis en conséquence, Qomme questions, à Jean-Jacques Tachdjian par Vanina Pinter, Carole Carcilo Mesrobian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Florence Laly, Christine Taranov,  Editions La chienne Edith, 2018.

Parallèlement paraissent des textes inédits sur les sites Recours au Poème, Le Capital des mots, Poesiemuzicetc., , ainsi que des publications dans les revues Libelle, et L’Atelier de l'agneau, Décharge, Passage d'encres, Test n°17, Créatures , Formules, Cahier de la rue Ventura, Libr-critique, Sitaudis, Créatures, Gare Maritime, Chroniques du ça et là, La vie manifeste.

Elle est l’auteure de la quatrième de couverture des Jusqu’au cœur d’Alain Brissiaud, et de nombreuses notes de lecture et d’articles, publiés sur le site Recours au Poème.

Autres lectures

A contre-muraille, de Carole Carcillo Mesrobian

Avez-vous déjà éprouvé l'impression d'avoir plus ou moins bien lu un livre de poésie ? Pour ne pas dire l'avoir mal lu… Vous est-il déjà, arrivé que l'insatisfaction (ou le hasard) vous amène [...]

Carole Carcillo Mesrobian, Aperture du silence

Sous la cicatrice une blessure, sous la blessure, la peau du temps Toutes les frontières froissées, emparées, et cette première aube, cicatrice ouverte, blessure reconnue dans « le creux du sillon vase femme… ». Carole [...]

Carole Carcillo Mesrobian, À part l’élan

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La poésie comme enchâssement dans l’unité métaphysique

L'histoire du génie humain, quelle que soit la forme par laquelle celui-ci s'exprime, est l'histoire de ses fulgurances. On n'y entre pas, comme lecteur ou contemplateur, comme on le ferait pour la banale création d'un « faiseur ». Cela demande du souffle, l'endurance de l'effort et le risque de s'y perdre – pour en sortir métamorphosé. Quiconque a réellement affronté Dante, Lautréamont, Proust ou Artaud comprend ce que signifie plonger dans une œuvre aux profondeurs abyssales. Il faut dès lors faire nôtre cette injonction que le professeur Lidenbrock lance à son neveu, dans le Voyage au centre de la Terre 1 : « Regarde, me dit-il, et regarde bien ! Il faut prendre des leçons d’abîme ! ».

Nul d'entre nous, se souvenant de sa première entrée dans La Divine Comédie ou La Recherche du temps perdu, n'oubliera sa « première leçon de vertige... 2 »

Si la valeur d'un individu se mesure non à ce qu'il méprise, mais à sa capacité à admirer les merveilles de l'entendement humain, il nous sera donné d'être engloutis par la puissance de ces grands intemporels – engloutissement qui n'a rien que de lumineux tant nous en sortons transfigurés. La puissance de ces génies est de donner à l'âme l'élargissement illimité d'une illumination.

Mais que le lecteur ne se méprenne pas : en aucune façon les lignes qui suivront n'auront la moindre lueur de mélancolie. L'ambition de cet écrit n'est nullement larmoyante – mais combattante. Pour en rester à la seule poésie, un danger la guette si le minimalisme et le sentimentalisme l'envahissent durablement. Le sentiment n'est que le vecteur, non la fin d'une œuvre. Pour que celle-ci demeure et qu'une alchimie s'opère tant chez le poète que chez le lecteur, il est nécessaire, pour reprendre un extrait de l'auteur du Théâtre et la culture, qu'une symbiose se fasse entre l'acte, le corps et l'être :

The Divine Comedy, by Dante Alighieri (1265-1321), 1465, by Domenico di Michelino (1417-1491), fresco, Basilica of Saint Mary of the Flower, Florence. Italy, 15th century. • Crédits :  DeAgostini - Getty

 

 

« Il faut insister sur cette idée de la culture en action et qui devient en nous comme un nouvel organe, une sorte de souffle second : et la civilisation c'est de la culture qu'on applique et qui régit jusqu'à nos actions les plus subtiles, l'esprit présent dans les choses3 »

La pensée, la révolte, l'incomparable énergie d'Artaud nous demeurent éclairantes en ce XXIe siècle. Sa puissance apparaît, entre autres4, dans l'affirmation, déjà inaudible en son temps, selon laquelle poésie et métaphysique sont inséparables pour donner à toute œuvre une puissance d'arrachement à la pesanteur sociale et d'ancrage dans le réel. Dans Le Théâtre et la peste, il donne corps à cette fusion dans une injonction que l'on peut appliquer tout autant à la peinture, à la poésie qu'au théâtre  : « leur grandeur poétique, leur efficacité concrète sur nous, vient de ce qu'elles sont métaphysiques, et que leur profondeur spirituelle est inséparable de l'harmonie formelle5 ».

Seulement, il convient urgemment de ne pas faire de contresens sur l'acception qu'Antonin Artaud donnait au terme « métaphysique ». La méfiance envers ce mot extrêmement connoté était déjà bien vivace à l'époque du poète et dramaturge. Mais la portée qu'il lui donne est telle, sa puissance à ce point sismique, que c'est elle qui va nous inspirer ici.

Artaud ne nomme pas « métaphysique » ce qui nous détache de la réalité, mais tout au contraire ce qui nous y enracine toujours plus. C'est à la fois une pensée et un style qui empoignent, agrippent à pleines griffes le concret, le corps et le percent jusqu'aux viscères. Quiconque en doute peut relire les pages du Théâtre et la peste où nous sont montrés les carnages de l'épidémie dans toute leur réalité crue. Il peut faire de même dans nombre de poèmes de L'Ombilic des Limbes dont celui commençant ainsi : « Une grande ferveur pensante et surpeuplée portait mon moi comme un abîme plein. Un vent charnel et résonnant soufflait, et le soufre même en était dense. Et des radicelles infimes peuplaient ce vent comme un réseau de veines, et leur entrecroisement fulgurait.6 » Ce rapport au corps, paradoxalement si l'on se réfère à toute la tradition philosophique et mystique, renforce le lien et le rend indissociable de la métaphysique. Dans Héliogabale ou l'anarchiste couronné7, il rappelle les hallucinants rituels au cours desquels se produisaient des torrents d'excès dignes des processions dionysiaques évoquées par Nietzsche. Seulement, « au milieu de cette barbarie métaphysique, de ce débordement sexuel qui, dans le sang même, s'acharne à retrouver le nom de Dieu8 », Artaud y sent se raviver ce que pourrait être l'état d'esprit du poète authentique se replongeant dans la vie à sa racine. De même, Abdulrahman Almajedi, dans le poème Le cheval du désir que l'on peut lire sur le site Recours au poème, exprime superbement cette l'image de la métaphysique au sens d'Artaud, où l'on sent le corps faire bien plus que dire le réel, il le prend, le forme à son image : « laissant des vagues furieuses de sang / dans les artères et ruisseaux / dévaler, remonter / Tes battements augmentent / et tu trembles ». Toujours chez Recours au poème, on trouve écrit par Brice Bonfanti, dans Homme foyer, un poème incantatoire où se fait jour le lien métaphysique de l'âme, du corps, et de l'unité mystique oubliée avec le Feu originel : « Je suis l’Homme au Foyer. / J’entretiens le Foyer et son Feu, le Foyer de son Feu, Feu du Feu. / Je suis l’Homme Foyer, Foyer fait chair, fait Homme, Âme en Feu qui fait foi par sa chair. /En Moi, tout converge, tout converge vers Moi, tout converge au Foyer, tout finit par y tendre, trouver son Toit, si tendre – après l’errance, les accidents, les divergences. / En Moi, tout revient, tout revient sous mon Toit, où tout commence et tout finit, Je suis l’Homme Foyer infini, suis l’Humain quand il rentre au Foyer, le Foyer de tout homme, de toute femme, de l’infini de chaque femme et de chaque homme, /Je suis l’Humain premier, où chacun naît tout ce qu’il est, où naît tout ce qui est, puis hors de Moi devient ce qu’il n’est pas, et puis revient : redevenir tout ce qu’il est, tout ce qui est. (…) Je suis Fidèle à l’infini du monde, au milieu infini de ce monde, ce monde qui peut être Fidèle mais mal, malaisément, exceptionnellement. »

 

Gwen Garnier-Duguy, Alphabétique d'aujourd'hui,
Collection(s) : Glyphes, n° 38.

Ainsi, il y a bien dépassement dans la perception d'Artaud et ces autres poètes, mais ce dépassement se fait vers le lien inconditionnel entre le symbole, la nature et l'homme. Dans le Théâtre et la peste, il rappelle que les signes présents dans toute œuvre unique « constituent de véritables hiéroglyphes, où l'homme, dans la mesure où il contribue à les former, n'est qu'une forme comme une autre, à laquelle, du fait de sa nature double, il ajoute pourtant un prestige singulier 9. » Ce dernier est la capacité poétique de l'homme à projeter, à extraire de lui cette énergie créatrice pour en faire une réalité concrète qui élucide ce que nous sommes.

Chez Artaud – mais il en est également ainsi dans les sublimes Chants de Maldoror, ou dans l'Enfer et je pourrais continuer la liste – l'ancrage dans l'être de l'homme se fait par un style qui nous met – de force – face à face avec le réel dans toute sa nouveauté. Seuls les génies savent le percevoir avec clarté, comme l'exprime superbement le poète Georges Rose : « Louveciennes/Pissarro plonge une main dans l’univers/personne d’autre ne savait l’endroit 10 » L'homme est tout entier de ce monde et en ce monde. Mais cette simple affirmation qui pourrait – à juste titre – sembler bien banale, change de nature quand on la perçoit non comme le résultat, mais comme un maillon dans la longue chaîne menant à la lucidité.

Dans Le Théâtre et la métaphysique, Antonin Artaud nous le rappelle : il est indispensable de se confronter à ce qui est « inquiétant par nature, capable de réintroduire sur la scène un petit souffle de cette grande peur métaphysique qui est à la base de tout le théâtre ancien 11. » Nous terminerons par ces deux citations explicites, à savoir que « la vraie poésie, qu'on le veuille ou non, est métaphysique et c'est même, dirai-je, sa portée métaphysique, son degré d'efficacité métaphysique qui en fait tout le véritable prix 12 », et ainsi, pour le théâtre comme pour toute autre forme, « tirer les conséquences poétiques extrêmes des moyens de réalisation c'est en faire la métaphysique 13. » Cette dernière n'est pas une fuite, une désertion de notre monde – ces poètes nous y ramènent avec l'acharnement tragique d'un halluciné !

La nécessité pour la poésie d'être traversée par cette pensée métaphysique ne fait qu'une avec celle du cheminement vers l'unité. Des siècles de rationalisme borné – je n'y insère pas Descartes, bien plus subtil et divers que ne le pense une longue tradition – et de matérialisme fade ont asséché notre rapport au monde – et ont remplacé une superstition par une autre. Certains scientifiques ou « savants » peuvent égaler les « croyances de grands-mères » dans la paresse intellectuelle, au point de nous avoir fait croire que l'homme et le monde sont deux réalités séparées. Gwen Garnier-Duguy 14 donne à penser, par une superbe image, cette triste réalité : « Car l'hiver a pris ses quartiers / dans toutes les saisons. »

Or une résistance poétique est depuis bien des décennies à l'œuvre, et elle a d'illustres et lumineuses origines.

Les Fragments d'Héraclite, six siècles avant Jésus-Christ, sont l'expression éclatante des signes évoqués par Artaud ci-dessus. Ces fragments sont la pure présence phénoménale de la pensée qui fait signe vers le logos, qui se rend réel dans le même temps où il se cache, à l'image de l'antique αλήθεια. On y trouve ainsi cette unité puissante, autant physique que spirituelle, traversant la totalité dans les quelques extraits suivants, tirés de ce qui a été miraculeusement sauvé dans le marasme que l'on sait où tant de manuscrits ont disparu : « Unis sont tout et non tout, convergent et divergent, consonant et dissonant ; de toutes choses procède l’un et de l'un toutes choses » ; « Ce cosmos, le même pour tous, aucun des dieux, aucun des hommes ne l'a fait, mais toujours il a été, est et sera, feu toujours vivant, allumé selon la mesure, éteint selon la mesure » ; « Les conversions du feu; d'abord la mer, et de la mer, la moitié terre, la moitié ouragan. La mer s'écoule et est mesurée dans le même logos qu'avant l'apparition de la terre » ; et enfin :« Le un, cet unique sage ». Cette unité se retrouve de même, de nos jours, chez un George rose 15 faisant signe vers ce qui, en nous, est partie prenante des origines : « Le froid interstellaire / côtoie les arbres noirs / Un grand ciel sombre / se confond avec la ville » ou encore : « La brillance d’un lieu sombre / éclaire loin dans l’indicible », et enfin, mettant en relief l'aveuglement humain : « Le visible n’a pas encore ouvert l’invisible / ce fouillis d’instants n’est pas le temps / Que faudrait-il d’autre que l’univers / ceux qui sont nés ne se reconnaissent plus ». Du penseur antique au poète contemporain, une parenté s'installe dans le désir de saisir le lien universel, également présente chez Gwen Garnier-Duguy s'exprimant ainsi : « C'est hier que tu es entré dans ce royaume d'arbres / et quand tu parles à haute voix / l'écho te renvoie une présence ancienne. » Comment définir cette présence ancienne, sinon celle nous ramenant à la source originelle d'où tout émane ? Si chaque créateur est indiscutablement unique dans ce qui fuse de son entendement, la source qui nourrit ce dernier, cet amont mystique se prolonge dans ce que ce monde est depuis toujours. L'homme demeure aussi ce que fut l'univers depuis l'origine.

Cela se retrouve dans les écrits des poètes contemporains, chez qui le dire métaphysique, traversant le verbe, nous met face à face avec la réalité de l'enchâssement universel des êtres. Ainsi, dans L'Univers ressemble 16, Georges Rose donne-t-il à voir la réalité du lien : « La lumière jusqu'à l'étoile / commence à nos yeux ». Le premier vers du recueil nous met de même dans l'atmosphère mystique : « L'univers se cache-t-il dans l'univers ». On retrouve cette évocation métaphysique chez Gwen Garnier-Duguy de la parole intemporelle venant à la rencontre de qui sait écouter : « Ils auraient gardé / en leur mémoire fossile / la prononciation / pour l'heure où la parole, / les verticalisant, / leur donna l'Univers / en ses fraternités / pour tout sésame de lumière. » Cette insoumission des poètes à tout esprit de pesanteur frappe de nullité les Cassandre de la fin de toute mysticité.

Il est certain, en effet, qu'il y a dans l'âme humaine un fond universel, et c'est ce que l'expérience poétique, artistique ou mystique nous enseigne depuis des siècles. Montaigne le devinait déjà, qui décrivait ainsi son projet, en insistant non sur sa particularité, mais sur ce qui, en lui, rejoint « l'humaine condition » : « On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et privée, qu'à une vie de plus riche étoffe : Chaque homme porte la forme entière, de l'humaine condition. Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque spéciale et étrangère : moi le premier, par mon être universel 17 ». Plus politiquement engagé, le poète Achille Chavée, dans La brigade internationale18, évoque avec hargne cette force qui traverse chaque individu, le porte et lui permet de dialoguer, de comprendre par-delà toute langue. Un mot y semble la clé : celui de signe. Il en est de même de celui intitulé Verdict qui scande la nécessité d'une sorte d'impératif catégorique, avec l'anaphore de « nous », transitivement assené comme ce qui nous rappelle sans cesse à l'ordre. L'âme de tout un chacun ne fait qu'un, en profondeur, avec l'âme universelle. Derniers vers en forme d'interpellation éthique : « Demain tan­tôt qu’allons-nous faire / de cet ins­tant pré­cis qui déjà nous observe ? » annonce le poème d'Abdulrahman Almajedi, Ainsi parlait le ciel, qui proclame tragiquement : « Et mon ciel hurlait en regardant la pluie s'abattre sur la terre ». C'est ici plus qu'une simple figure de style, c'est la pure personnification de l'unité s'efforçant de résister au néant. Pour rester dans cette éthique métaphysique, Brice Bonfanti, dans le poème Mais s'il surgit ? Comme un voleur dans notre nuit ?, marque de son rythme une pure jouissance des sonorités et des mots, tout en nous mettant face à face avec le drame de l'inconscience criminelle de l'homme : « l’univers fait parfait qui sera : l’Un divers, / lui qui ne voulait pas nous forcer, / lui qui voulait coopérer / – opérer avec nous : son imminent avènement en nous. / Il partira. / Mais nous, nous le croirons demeuré là : nous aurons mainte­nu sa grimace à sa place, nous croirons qu’elle est lui, et à sa place nous aurons sa grimace. / Pour fuir le pire, faire advenir l’ère à venir ». Ces différents poètes ont en commun la conscience de l'unité de ce que, à l'époque de la Renaissance, on nommait « microcosme » et « macrocosme ». L'oublier, c'est apparaître un « esprit aveugle ».

Pour scander le dire métaphysique de la destinée humaine et projeter l'unité mystique dans sa réalité, le poème est une arme qui s'écrit et se vit avec l'état d'esprit de ne pas concevoir « d'œuvre comme détachée de la vie 19 ». L'acte poétique demeure un investissement existentiel qui engage l'être et ne supporte pas le dilettantisme. Un dernier poème de Gwen Garnier-Duguy nous le dira magnifiquement : « Qui aura le dernier mot / entre le mal et le poème / parlant à travers ta voix / pour articuler la parole / perdue dans la profondeur de / l'inoubliable ? / L'homme de coeur te recueillera-t-il, te cachera-t-il dans sa bouche / avant que l'ennemi te masque ? / Bougera-t-il alors les lèvres / laissant s'éployer l'évidence / du monde en prononçant / l'immuable 20 ? »

 

Image de une : Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Gallimard, collection Idées, 1964.

Notes

 

Voyage au centre de la Terre © 2003, RBA Fabbri France pour cette édition, p. 55. En italiques dans le texte. Le professeur Otto Lidenbrock s'adresse ici à son neveu, Axel, narrateur-personnage du roman.

2 Idem. P. 56.

3 ANTONIN ARTAUD, Le Théâtre et son double, Folio/essais 14, © Éditions Gallimard, 1964, pages 12-13.

4 Est-il nécessaire de préciser que, à aucun moment, nous n'ambitionnons de réduire le fleuve sublime du génie d'Artaud aux lignes qui vont suivre ? Les possibilités de s'enrichir en s'y plongeant sont comme l'univers dans lequel nous sommes : infinies ! Le soleil éclaire les humains depuis des siècles ; où voit-on  que sa puissance ait diminué de ce que nous en faisons ?

5 Op. cit. Le Théâtre et la peste, pages 53-54.

6 Antonin  Artaud, L'Ombilic des Limbes, © Éditions Gallimard, 1956, p. 53.

7 Antonin Artaud, HÉLIOGABALE OU L'ANARCHISTE COURONNÉ, © Éditions Gallimard, 1979.

8 Id., p. 15.

Op. cit., p. 59

10 Georges Rose, Dans l'intimité de l'immensité, éd. Littérales, 2016

11 Le Théâtre et la métaphysique, p. 65.

12 Id., p. 66.

13 Id., p. 68.

14 Gwen Garnier-Duguy, Enterre la parole suivi de La Nuit Phœnix, Revue NUNC, Éditions de Corlevour, 2019, p. 36.

15 Op. cit.

16 Georges Rose, L'Univers ressemble, Éditions La Licorne, 2019.

17 Montaigne, Essais, III, 2.

18 Ce poème, ainsi que les suivant d'Abdulrahman Almajedi et de Brice Bonfanti, peuvent être également lus sur le site Recours au poème.

19 Antonin Artaud, L'Ombilic des Limbes, op. cit. p. 51.

20 Op. cit., p. 73.

 

 




La poésie et l’indicible

Le plus lumineux dans le poème est ce dont, sans doute, pas même l'auteur n'a encore conscience. Tel le « Porte-Feu » dans la Grèce antique, dont Eschyle s'inspirera dans son immortel Prométhée, il porte ce dont il n'est que le messager, simple archer dont la mélodie originelle lui échappe depuis toujours.

Bien que le poète soit étranger à ce qui, en amont, a amorcé la symphonie mystique, son acte demeure nécessaire à la dialectique « insurrection/résurrection ». Cette dernière désigne le mouvement intemporel que l'œuvre d'art ou poétique initie au cœur même de la destinée humaine. Le poème n'est jamais œuvre innocente, Georges Bataille le rappelait fort justement dans la Littérature et le mal, et son existence s'enracine dans ce qui est manque, douleur, désir d'être – et enchâssement dans la totalité au sein de laquelle on se devine relié.

Ce dévoilement d'une « vérité » jusqu'alors imperceptible n'est possible que par l'expérience unique du créateur. En effet, le souffle des profondeurs où se ressource son acte est un pur soulèvement du mortel suaire des énergies fossilisées – soulèvement amorcé par le souffle intemporel dont seul le mystère a la clé.

Comment percevoir ce souffle ? Nous pourrions le désigner par l'inlassable poussée insurrectionnelle surgie, sans cesse, de ce que, pour paraphraser André Breton, nous nommerions « l'Or de l'âme ». Quand la mortifère énergie de la fatalité laisse libre le champ à l'énergie traversant depuis toujours l'univers, nourrissant les œuvres de Beethoven et Mozart, de Van Gogh ou Hölderlin, William Blake ou Nietzsche, nul doute que le génie humain vive, dans cette « poussée insurrectionnelle », sa sublime résurrection.

Ne nous y trompons pas. Cette énergie n'a pas de nom – elle ne nous devient d'ailleurs consciente que par ce que René Char nommait la « salve d'avenir ». Elle est le sang coulant dans les veines du réel permettant l'arrachement, à l'affadissement universel renaissant sans cesse, de ce dont le Verbe est porteur.

Le Verbe redevient dès lors cet explosif que constitue, pour le poète et l'artiste, le désir d'être messager de ce qui le traverse.

En ce sens, on se fait moins poète que le simple continuateur du climat mélodieux dont on perçoit soudain la présence et dont on ressent qu'il nous revient d'en transmettre l'énigme.