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Stéphane Sangral, Là où la nuit / tombe

Dans ce recueil à la mort présente, abondent les questions fondamentales aux impossibles réponses, qui mettent les réponses sens dessus-dessous où toute réponse, en tant que forme du poème, éclate en un saisissement aux éclats maîtrisés.

Toute pensée subit un retournement où l’espace des mots souffle par répétition comme s’il y avait refus d’entamer la réponse pour revenir au point initial, comme si l’événement se transformait en avènement. Dans cette langue qui ne joue pas avec les mots mais les fait livrer tout leur sens y compris leur contresens, Stéphane Sangral peut affirmer : … mais ma vie n’a aucun sens. En fait, le temps canalise cette vie et en même temps l’étouffe. Incessante question sans commencement ni fin qui s’origine au fond de l’être tant qu’il y a de l’être. Poèmes, dont la géométrie est une exigence structurée qui ne laisse place à aucun influx qui les déborderait. Tout est sous surveillance. Peut-être, la meilleure saisie est-elle : c’est ma pensée qui déploie ma pensée, pas moi… Les mots se décomposent et se recomposent. On passe d’une typographie aux lettres minuscules presque effacées, parfois, à de grandes lettres même en gras qui ponctuent le poème. La forme du poème, les points de vue varient pour trouver un ailleurs, hors la norme, hors les réponses communes et préfabriquées, hors les paradis artificiels… 

Stéphane Sangral, Là où la nuit / tombe, préface de Salah Stétié, Editions Galilée,  12 Euros.

Ce recueil est une structure que la pensée anime avec ses courbes, ses lignes droites, ses labyrinthes, ses spirales qui définit une douleur mentale sans y enfermer le lecteur qui même s’il acquiesce, doit trouver sa propre porte de sortie.

Comme beaucoup, l’auteur refuse la condition de mortel : l’indépassable fait : n’être plus et dans le présent n’être pas, le réel mis en doute dans sa réalité. Entre le réel et ma réalité, il n’y a pas coïncidence mais impossibilité. Il n’y a pas de complaisance à l’égard du réel mais l’affirmation qui est d’être soi. Il nous manque peut-être une dimension terrestre : la saisie du réel en tant qu’absolu. Un dernier recours :

 

Je me suis exilé volontairement dans
les mots, loin du réel, pour tenter d’oublier 
qu’involontairement on est exilé dans
les mots, loin du réel (à) jamais oublié…

 

armes de tous les vrais poètes, armes factices nous le savons. La rime, ici, nous rappelle peut-être involontairement, l’ancienneté de la chose. Parfois, il y a des tentatives de démonstration comme si enfin nous allions en sortir, trouver une ou l’explication mais tout retombe, nous tournons en rond et l’étouffement saisit. Nous sommes au-delà du temps ordinaire : 07h70 et nous ne reviendrons pas en arrière, nous sommes projetés en avant, nous sommes de l’inachèvement.Rien que des mots pour saisir une absence, un absent, cette même douleur indépassable : le temps qui s’éloigne et pousse toujours le néant en avant dans un Texte clos depuis longtemps.

La répétition, dont use hardiment Stéphane Sangral, est un espace qui s’agrandit par cercles concentriques et ouvre à autre chose qu’elle-même. On la dépasse dans ce paysage comme par exemple la nuit qui est tache de lumière et qui conduit à une transfiguration-… de mon bureau… car elle est substance, matière dans ce qu’elle a de volatile mais aussi substance souffrante.

Et cette répétition inlassable n’est peut-être que le silence de la langue qui arrive  à maturité, la sienne propre dans une langue qui n’est que forme et non substance, comme le dit Ferdinand de Saussure.

Poésie criante de vérité, par ses moments vécus d’intensité et de renouvellement où le lecteur est surpris parce que c’est lui-même qui apparaît. La vie ne peut être pleinement saisie, il y a toujours un même obstacle qui s’interpose … trop lourd d’un réel pas fini. Qu’est-ce que je fous là. S’échapper serait-il possible avec le concours du monde extérieur avec cette renaissance d’un état plus heureux, tiré d’une apparence de néant : Boire ma soif jusqu’à la liberté//et me noyer de n’être//que moi, goutte dans l’océan//d’être…Dans cette mise à nu de soi qui est un dépouillement, il y a une force de libération par la négation de soi. Ce dépassement prend une forme de salut : la noyade impossible et ou la noyade possible. Duplicité de toute pensée, de tout sentiment, l’auteur affirme et nie à la fois, est-ce une façon d’épouser le monde, de le libérer de lui-même sans jamais le fixer dans une unique pensée ?

Il y a une profonde volonté, par les répétitions, point majeur de ce recueil, de progresser dans le même, le soi étant passé dans l’inépuisable désir d’être malgré tout, comme un désir d’envol : être un être, essayer et essayer encore, marque d’une densité mentale qui par coups et par à-coups ponctue ces pages où le poème est un et à chaque fois différent. Langue torturée et parfois par hoquets qui aura rendu son essence : rien, rien en dehors d’elle ne se sera passé et pourtant dans ce sens, elle aura plaidé notre cause, notre ultime but : tenter d’y voir clair en nous quand nous nous superposons au monde même à … fouler le sens, même à nous nier : … il se nie … et Ma vie n’a aucun sens.

Le dernier poème rimé, mais il y en d’autres, répète plusieurs fois : passer son temps, le verbe est à l’infinitif, c’est-à-dire le mode où tout est possible, temps, nombre, personne, voix. Nous arrivons à passé participe passé qui clôture, qui conclut, synthèse de tout ce qui a précédé. C’est le temps qui n’appartient plus et que l’on a dépassé, comme si vivre était oublier que l’on vit, être un pas en avant de la mort, la crainte du néant enfin dépassée parce que la tête se relève.

Il y a une très belle confidence manuscrite à la page 105, qui dit qu’il n’y a ni fin ni début à ce livre : Il reste juste le temps. Juste le temps. Le lecteur naïf, voudrait poser la question : que s’est-il passé ? Mais ce temps est un appel à la vie, à notre être le plus élémentaire, à cette partie animale qui ne se pose pas de question sur l’existence : Chier reste possible, c’est-à-dire se soulager d’un excès qui ne fera pas souche.

Les parties de ce recueil sont des parties de temps de la nuit, un noir à traverser, quelque chose qui s’achève et ne s’achève pas. Ce livre nous absorbe en même temps que se lève un doute : ai-je compris et ce peu que j’en ai dit en est-il le reflet. Prenons le titre : Là où la nuit / tombe. Tombe, est-il verbe ou apposition, mouvement ou immobilité, possibilité ou impossibilité ? A chaque lecteur sa propre lecture. Ce recueil nous livre une sensibilité qui ne pratique pas la langue de bois. Il ne peut être que précieux à ceux qui exercent l’humilité de vivre et de penser.

Cette recension s’arrête, elle n’est pas achevée, ne le sera jamais.




André du Bouchet, la parole libre de son mouvement

André du Bouchet pratique une poésie de la netteté aux aguets de l’immobile : J’écris le plus loin possible de moi. Nous voilà fixés. Dire et exister sont une seule et même activité. Il appelle le mot, le fait surgir, l’isole et le rend à sa présence qui établit une profonde relation avec le monde. C’est le monde concret, complexe dans son unité d’un souffle aride inapaisable. Il y a une continuité d’un dire qui se déplie par contigüité et non pas tranché. Il ne nous propose pas une image du monde mais le monde lui-même. L’extérieur tout entier requiert son attention, point de départ à l’introspection. Ce n’est pas à l’arbitraire du signe qu’il s’adresse mais à l’arbitraire du monde.

Fragment de l'inédit publié dans "Ecritures contemporaines",
spécial André du Bouchet.

Les objets usuels les plus simples deviennent sur la page blanche énigme, retournement de situation, catégories qui changent. Chaque mot est posé avec exactitude, les paroles dans leur pureté donne la justesse. Les mots dévêtus de leur sens brillent ailleurs d’une autre intensité dans la proximité. Matière de poésie, matière insignifiante, nous dit-il. Il y a une logique tirée du heurt des sens qui déplie ses échos jusqu’au blanc qu’elle traverse parfois dans un futur à reculons : Retour sur le vent, titre d’un recueil.

Un silence pèse sur l’œuvre d’André du Bouchet, lourd parfois qui soulève des mots isolés ou des parties de phrases. Mais la voix finit par triompher et monte droit dans sa volonté d’exister. Paroles assez neutres, au lyrisme absent qui frappent dur jusqu’à l’incompréhension et le silence qui retombe muet. Poésie par raclement du réel, par sincérité qui donne une parole sans concession. Poésie tout entière dans sa présence, nous la voyons dans l’instant qui devient tous les instants, comme si l’éclat dont elle est porteuse, s’était calmé, comme si tout désir avait disparu. Mais tout recommence de poème à poème. Chaque mot ou groupe de mots se détachent et quittent la linéarité, ils brillent seuls comme détachés de l’abstraction qui les étouffait. Parole qui nous est rendue lisible en se résignant à elle-même. Ce qui précède ou ce qui suit marquent peu d’importance, des incises rompent le déroulement de la phrase, une voix plus basse intervient entre deux moments plus forts. Cette poésie est le ressort d’elle-même. Intervient ici un peu de lyrisme qui jaillit lentement comme une source qui s’étale le long du chemin et suit sa pente qui la grandira mais bien plus loin. Cette poésie nous pénètre comme un mystère, une aura que l’on ne peut plus oublier, libre et poignante, qui nous enlève toute forme de questionnement pour concentrer notre écoute sur une harmonie qui jamais ne se départit et nous conduit au recueillement, au silence, au muet, à un épanouissement. Poésie qui née du monde le fait disparaître par continuité et exigence, elle engendre un état de perpétuelle mouvance. Jacques Ancet nous dit : Il y a donc de l’insaisissable et de l’interminable, jamais de gratuité.

Dans la poésie moderne, l’expression est facile, le contenu est difficile.

Les images chez André du Bouchet, ne s’épousent que parce qu’elles sont séparées dès l’origine. Elles ne dépendent pas l’une de l’autre. Il y a contradiction puis relâchement dans un mouvement d’urgence qui conduit vers une reconnaissance non seulement du poème mais du monde. Poésie d’une émotion contenue parce que sa spontanéité nous échappe, l’arrière-pays a disparu. Nous sommes seuls, il ne nous reste plus que les mots forts, rudes, authentiques. Pas de désordre lyrique mais une ligne sûre de sa mélodie et de sa destination. La pensée de du Bouchet est un élargissement par ses rapports avec le concret, une inlassable observation du monde et du monde quand il s’y ajoute, une vibration continue. Se mêlent la sonorité parfois aigüe du violon et celle plus grave du violoncelle. Poésie dépouillée qui se resserre autour de quelques mots : vent, terre, marche, jour, muet…D’un recueil à l’autre, il y a une grande continuité qui se dégage et nous atteint dans sa certitude et son trouble mêlés. Une logique, certes, se fait jour, un passage par des pas modérés au rythme limpide et uniforme.

Chez André du Bouchet, nous sommes dans le réel et dans l’impossible du réel. Tout s’y tient en équilibre. Les mots qui frappent la page sont complices l’un de l’autre, ne s’excluent pas, restent cohérents par-delà un réel dont l’impossibilité est ressentie comme le réel. Ce qui frappe dans cette poésie est sa générosité et son intransigeance qui, conjointes, lèvent le doute pour nous tendre un monde malgré tout vivable quand nous sommes capables d’accéder à cette liberté où les catégories sont dépassées. C’est bien d’un langage poétique qu’il s’agit, échappé de la contrainte de la communication ordinaire, généralement bavardage à l’usage des masques et des passe-temps. Il y a donc quelque chose de vrai et d’irrationnel à la fois qui ne néglige rien de ce que nous sommes, une confrontation entre nous et l’absolu, cet indépassable de la poésie.

Chez André du Bouchet, c’est tout un mouvement qu’il faut appréhender, discret parfois, un tremblement à la surface des mots qui est capable de produire un raz de marée mental. Ce mouvement est double :la langue se déplie à partir d’elle-même, mouvement interne, elle n’est compréhensible que par un mouvement externe en dehors d’elle-même. Ici la langue est rigueur, elle n’est pas une représentation mais l’expression d’une présence où la langue dépasse les mots parce que les mots et la réalité des choses ne coïncident pas. André du Bouchet veille au plus près de l’instant, telle est sa prise. L’ordre mental y domine détaché de l’illusion. Cette poésie équilibre le monde, le rend non pas compréhensible mais acceptable. La création va au-delà de l’évidence de la logique.

Libre de la contrainte du sens et du désir de l’expression : je ne sais pas ce que je vais dire quand j’écris, il rejette la banalité de la communication et l’usage des mots imposés. Le cri va toujours vers son silence. Il secoue la parole de son rôle social, revient au rythme, au chant, voire à une incantation voilée pour sortir du monde clos et présent, pour atteindre une autre énergie souvent inconnue mais libératrice. Y aurait-il une impasse derrière les mots ceux que nous avons élus et ceux que nous avons choisis de taire. Seraient-ils l’obstacle que nous ne saurions lever, sans cesse à le contourner pour tenter plus vif un autre rapport au monde. Le langage est le monde qui s’interpose.

Du Bouchet accède à l’autonomie du mot et par là même s’en libère. Il n’use pas de la langue à l’état passif de témoin mais à celui actif de découvreur, de scrutateur et d’éveilleur de la conscience. Dire est réduit à ses moyens essentiels, concision qui nous espace. Le véritable obstacle n’est pas la langue mais la poésie indéfinissable, cette école de rigueur dans la connaissance de soi.  Il ne cherche pas à déformer le réel mais à l’approcher. C’est la chose en sa présence au monde.

Bernard Desportes nous dit :

phrase lisible et cependant insaisissable, écriture qui ne prend ni ne retient mais donne. Monde déraciné de ses fondations originelles, dénoué de tout lieu d’ancrage. Cette écriture est insaisissable parce qu’elle ne s’empare de rien.

Ni souverain ni humilié

Ce qui me donne lieu me déchire.
Ce qui me donne lieu rassemble.  

 

Proclame André du Bouchet.

Le vrai poète crée un monde.

Il ouvre le poème et aussitôt le referme. Le poème se suffit à lui-même et se refuse à la compréhension du monde comme si le passé restait un mystère refusé d’être dévoilé. Telle est peut-être sa force : cette pudeur à se draper dans son poème. Et cependant la poésie reste attachée à l’événement précis et personnel parfois le plus insignifiant comme de rouler à mobylette, comme d’arpenter le chemin ou de parler de lui. La vérité de la poésie n’est pas la vérité commune. Il existe une volonté chez du Bouchet d’élever l’événement à un avènement et d’être par-delà le monde particulier. C’est sur un autre territoire qu’il déplace le poème, là où l’humain n’y a pas cours de la même manière. Dans cette recréation du monde, il va droit à l’essentiel et supprime l’anecdote, l’insignifiant. Serait-ce une manière de s’effacer et de se rendre présent à la fois, de brouiller les pistes à qui voudrait le suivre ? Tu es là, tu n’es plus. Il s’incorpore au monde plus que de s’y superposer. Il est peut-être un des rares poètes à traverser le mur des mots malgré les apparences pour atteindre à ce pays derrière l’air où tout devient possible par la seule volonté. La vie enfin gagnée sur la présence. Agé, il a reconnu qu’il subissait le poids de la vie. Il est difficile de tenir entre réalité et vouloir. Il ne dévoile pas le monde mais le laisse se dévoiler comme s’il n’y était pour rien.

Poésie lumineuse, vivante de laquelle il est impossible de parler, c’est-à-dire d’ajouter. Poésie qui se contente d’elle-même, qui repousse le commentaire, poésie qui brille seule à l’exclusion de toute autre chose. Le choix des mots est simple, clair, précis, mais le poème dans sa concrétisation nous dépasse. Nous sommes dedans et dehors à la fois. Elle échappe, certes au code du langage ordinaire mais aussi au code du langage poétique. Poésie qu’il faut lire et entendre à la fois ancrée dans le réel en même temps qu’échappée. Ressentir et penser, poème et musique ne font qu’un. Il y a un au-delà de la parole qui rejoint quelque chose devant nous d’existant et de prégnant, d’insaisissable par l’intellect. Une sensation, une présence par le mouvement des mots et de leur entourage. Poésie qui échappe au mot et s’échappe des mots et qui brille indépendamment d’eux, de ce qui la fait naître et de ce qu’elle dit. Le mot appelle la chose et en même temps la rejette comme impossibilité de la contenir, l’effacement est en même temps prolongement.

André du Bouchet assure aux choses une naissance, une apparition plus que le sentiment de leur présence, il apporte une perception.

 

Je n’écris que pour me retirer.
La poésie n’étant pas l’irréel mais l’irréalisable.
Le réel se révèle dans son déchirement.
J’écris pour retrouver une relation perdue.      

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       

Pour du Bouchet, la poésie ne signifie pas ce qu’elle désigne : blancheur est effacement, mutité est souffle pur…

La parole libre de son mouvement est une parole qui ne se fixe pas, elle est libre de ses aller-retours, de ses interruptions, de ses points d’orgue, elle prolifère rendue à son évidence, au dire sans détour de ce qui est. C’est aussi une parole libre de son attente qui du même coup se suffit à elle-même, elle est circonscrite dans un champ mobile qui la libère.                                                 

Chez du Bouchet la marche et la parole sont liées qui nécessitent un appui pour produire un mouvement qui les précipite en avant c’est-à-dire hors de soi. Toutes deux sont issues d’un déséquilibre qui se récupère par un même mouvement qui donne un rythme, une aisance même. Elles ne peuvent donner toute leur puissance que fondée sur une liberté ou sur un profond désir qui marque la coïncidence et la séparation, le mouvement et l’immobilité : appui sur le sol pour la marche, appui sur le silence pour la parole. Cette marche et cette parole ouvrent le monde jusqu’à son « opacité ».Seule la parole poétique peut être libre de son mouvement pour traverser le mur et donner libre cours à sa volonté d’exister. D’un point à l’autre franchis et revenus au même, le mouvement de lui-même s’annule parce qu’il est recommencement. Route ou papier sont de même affranchissement, la parole conquise par la poésie anime le monde et nous le tend. La parole est en avant du sens et le rejoint comme la route est en avant du pas et le rejoint. Chez du Bouchet, les mots occupent un espace bien précis, ils sont posés sur la page et ont l’air de venir de quelque part à leur insu. Dans Rapide, chaque mot ou groupe de mots sont précédés de trois petits points comme s’ils étaient la fin du poème plus long dont nous aurions à imaginer ce qui manque ou comme si le plus important était seul noté prenant tout le poids d’un poème invisible ou non paru. Même rôle que les trois points, les espaces blancs et longs parfois sont laissés entre les parties du poème. Il manque des mots dans un mouvement de soustraction, il y a mouvement par absence. Idée inverse à celle citée supra, les mots manquants seraient-ils les plus importants, le non-dit, la parole du silence, la parole aérée ?

Poète de l’insoumission aux mots, André du Bouchet les convoquent dans l’étendue de leurs sens et les congédient une fois qu’ils ont livré leur ciel. Il se crée dès lors un mouvement interne à la phrase comme, dans l’instant où se défait la vie ouverte, retrouver le nœud. Ici s’observe un double mouvement dans et en dehors du poème.                                                                                                                

Autre exemple :          

                                                                              

… n’être sous la terre sèche de la langue, que le dénouement du remous, comme courir audénouement qui recompose, sitôt prononcé.    

 

Ce mouvement s’il est parfois long, lent devient subit : éclat tenant à un éclat, mot récurrent chez du Bouchet, mouvement qui explose littéralement par sa brièveté et son sens rendu par un mot court : éclat et mieux é…clat quand les syllabes volontairement se séparent. Parfois se crée un mouvement entre deux choses séparées, qui les rejoint, qui les joint dans un mouvement plus discret, j’aimerais dire plus effacé…et neige clarifiant, la nuit, jusqu’à mon sommeil dans la nuit blanche.  Ce mouvement interne de la neige clarifiant va dans deux directions : la nuit et le sommeil, état rendu possible par les virgules qui isolent nuit. Parfois, le mouvement est issu d’un arrêt et conduit à la disparition...mais dansl’air qui fige, la montagne se dilue. Le mouvement est à peine perceptible comme s’il était contenu en lui-même…voûte du papier blanc, pareille à celle du pied de retour.Dans cet exemple, y-a-t-il mouvement ou fixité, l’on voudrait dire les deux à la fois. Mouvement issu de sa fixité seule…eau jadis des glaciers et mouvement interrompud’où reprend un autre mouvement…roue sans retour respirant.

Du Bouchet s’inscrit dans le monde par un mouvement d’adhérence et de rupture qui sont inséparables comme le paysage l’est de celui qui l’arpente par la marche volontaire qui vient buter contre l’immobile. Au final, le poème n’existe que par lui-même et pour lui-même. Le support réel auquel le poète a accédé a disparu. Le poème tourne à plein dans toute sa jouissance. On l’emporte avec soi, il est devenu autre chose où les bruits extérieurs se sont tus. Par un second mouvement de la pensée, le réel peut paraître libéré, il n’est plus obstacle, on peut s’y accorder mais uniquement par le support de la page blanche.  

Mouvement volontaire d’une insertion réconfortante, André du Bouchet nous dit, Dans la chaleur vacante : Je vais droit au jour turbulant.L’auteur entre par volonté dans l’existence du monde par la pratique, dans toute l’œuvre, de l’incision par la marche qui est un point d’arrêt pour que le mouvement s’accomplisse.  Un pied s’appuie au sol pour que l’autre puisse se déplacer, par déséquilibre, et prendre lui aussi appui, plus loin, sur le sol. La marche est l’écriture, sur le sol, sur la page, mouvement linéaire de conquête : hauteur étant au ras, de nouveau..., autres exemples : ...mais j’ai traversé l’éclat de ce que je voulais dire.,et : …dans leur épaisseur, un autre pas.Il s’agit de franchir une épaisseur, une opacité : cette parole aux lèvres absentes, et, de joindre ce qui restera toujours séparé.

 Mouvement qui parfois s’articule autour de lui-même, qui s’auto alimente et qui parvient à celui de la roue libre après effort. L’auteur n’atteint-il pas un mouvement malgré lui. Le mot arrêté se prolonge, fixé sur le blanc, il rayonne vers d’autres mots, comme les pas après les pas. C’est un élargissement, dans le même poème, nous trouvons : agrandir, glisser, rayonner et cahoter qui indiquent une marche en avant dans ses divers aspects. Comme dans toute poésie de qualité, le poème est un acte concret dans une abstraction.  La marche entraîne le souffle où la parole s’appuie. Poète du monde terrestre et de sa nudité, André du Bouchet, par ses poèmes, est au plus près du réel, du mouvement quotidien dans un espace à conquérir.  

                                                       




Berbard Desportes, Le Cri muet

Nous sommes un peu dans les voisinages d’André du Bouchet où percent quelquefois un ton, un mot, un rythme qui le rappellent. Mais l’ensemble du recueil est bien personnel, ce ne sont que quelques croisements, dus à une fréquentation assidue d’une poésie, autre richesse à se joindre. Recueil qui allège la lecture par des alternances de proses, de poésies et de lettres, le tout à géométrie variable maintenant néanmoins une ligne de mire propre à l’auteur. Divers lieux où passe le poème (Truinas, les Cévennes, la Normandie…) nous assurent un voyage, une légèreté qui y prend appui puis s’élance vers son propre devenir :

Bernard Desportes, Le Cri muet,  Frontispice
de Gilles du Bouchet, Editions Al Manar, 18 euros.

route coupée
me rompt à moi-même
et moi-même alors
loin devant moi

Cette poésie s’adresse à l’espace du noir, à la défiguration tout aussi bien qu’à l’espoir et l’été. Tout est venu et tout est à venir dans un élan qui nous porte plus loin que nous. Il y a aussi un espoir voilé dans ce cri de : l’âcre monde.Il se produit un mouvement de resserrement puis d’ouverture, une oscillation entre perdre et retrouver, entre l’épars et l’unité. Une solitude surgit quand la parole ne parle plus aux impossibles rencontres, aux dialogues avortés.

Il y a une recherche de la présence du monde, et, de celle de l’auteur en particulier au travers de ce recueil dont une certaine unité est assurée par la nature partout suggérée et par le ténu de la vie ordinaire qui loin de nous abattre, relève la route devant nous. Tous les horizons convergent vers un même point. Il s’agit d’un dépassement de soi par des voix/voies multiples que souligne la diversité de ce recueil sans fond, sans fin dans le jour/inachevé, même si … la jouissance de l’anéantissement /submerge la parole. Dire aura encore été ce qui nous aura sauvé : page blanche gravée de signes livrée à cette extrême attention qu’est le réel sans concession. Il y a une pudeur à parler de ce recueil vécu dans le ressenti et dans l’approche de la poésie, celle que l’on fait sienne venue à la rencontre de notre vie pour nous élever.

Je ne suis pas /d’ici fait écho à Le Cri muet quand La lumière hache le jour.

Beau frontispice de Gilles du Bouchet qui part, s’affirme et puis s’en va comme il est venu, discrètement.




Philippe Lekeuche, Poème à l’impossible

Un seul poème traverse ces 60 pages de blanc, un cri d’amour et de déception, une culpabilité parfois et un déchirement. C’est une séparation douloureuse à la recherche d’une rectification. Poème à l’impossible : quel impossible : la poésie, la croyance religieuse, la vie, l’amour. Est-ce aussi un choix impossible dans la brièveté, l’inanité, l’indifférence et la précarité des choses, de la vie et du monde ?

Ce poème s’accroche, s’imprime à petits et grands coups. Il nous pénètre le corps puis ressort nous livrant doutes et certitudes, oscillant entre Dieu et le non Dieu, obnubilé par un amour et toute une promesse comme un coup d’arrêt, une prise en main : Il fallut donc écrire. Cependant, il n’y a pas de concession à quoi que ce soit mais une sincérité et une confiance au lecteur, une mise en abîme de soi, un dévoilement proche de la confidence, avec de temps en temps une pointe d’humour qui empêche le repli sur soi.  Tout est présent et rien n’a lieu : jeu sans joueur, où finir devient synonyme de commencer. Tout s’éclaire et livre sa jouissance, bien que nous restions ancrés sur la vanité du monde et ses illusions. Nous passons de la séparation à la réparation dans un monde présent, saisissable et insaisissable à la fois. La raison dans ce développement ontologique, paradoxe, n’apporte pas de réponse et pourtant le recueil se clôt sur une forme d’espérance un lumineux soir. Ce long poème témoigne de contradictions, de l’impossible oubli, d’une perte d’équilibre parfois qu’une pensée tente de s’accommoder, voire d’en réduire la douleur par une clairvoyance et une affirmation sincère de soi, à la recherche de son propre dépassement affectif. 

Philippe Lekeuche, Poème à l’impossible, Peintures de Jean Dalemans , Editions Le Taillis Pré 20 euros.

Tout nous entraîne vers un humanisme qui n’est pas celui de la défaite mais d’un regard porté sur l’horizon à la recherche au moins d’un soulagement. Matière même de la vie mentale, mise en exergue qui s’inscrit dans le monde au quotidien dont la plus grande part, sinon la seule, est la quête de l’amour dans la multiplicité de ses sens et de ses agissements. Le poète a délégué sa pensée au poème : Ce n’est pas moi qui pensait, c’était lui. Une forme d’amortissement du choc, d’une mise à distance pour une meilleure compréhension. Le poème serait une visitation, un heureux événement, une grâce comme celle accordée aux chrétiens, une voix venue d’ailleurs, une récompense, un acte qui sauve. C’est un appel à la divinité et à l’autre qui mêle espoir et désastre qui provoquent parfois une petite mort. Le poème est un concentré de vie qui s’ouvre sous la pression d’un souffle venu de l’extérieur. Il nous émeut et nous tient à distance à la fois, moitié acceptation, moitié révolte. Mouvement d’oscillation, un détachement qui attache, une parole lente à se libérer, certaine d’elle-même. On a l’impression que parfois, le poète et le poème ne coïncident pas, le poème étant l’autre, le confident, celui que le poète ne pourra jamais être. Feu qui brûle dans la sécheresse de la vie, comme d’une salle vide que l’on voudrait remplir de présences et de présent. Et cependant nous ne sommes pas dans le rêve, mais dans l’espace terre à terre, traversant l’allée au crépuscule vers notre maison, suggère Philippe Lekeuche. N’est-ce pas les mots qui ont la part la plus belle dans ce recueil, eux qui s’élèvent au-dessus de l’événement pour le transcender. Il s’agit, en fait, d’un journal d’ordre mental qui déborde et converge vers : ton apparition bénie.  

En tant que lecteur quelque chose échappe, il y a de l’insaisissable, quelque chose de sacré qui monte des paroles et qu’on ne peut matérialiser par les mots. Je me demande si plutôt que d’écrire cette recension, le silence n’aurait pas été préférable par respect, par complicité.

C’est une écriture sobre, déliée des plaintes du lyrisme, des accouplements de mots pompeux qui ne crient plus qu’eux-mêmes. C’est une énergie de vie que des paroles simples et directes traduisent. Nous sommes en limite du langage parlé qui n’a rien à cacher mais se dévoile dans la pureté de sa nudité. Philippe Lekeuche a osé être lui-même jusqu’au plus profond des mots. Il a jeté le masque d’une poésie à sens multiples, incompréhensible avec des lourdeurs parfois d’une expression par laquelle on se croit important parce qu’on a fait joli et intelligent. Rien de tout cela, du direct, face à face…du vrai.

Sobriété aussi des peintures de Jean Dalemans, très suggestives, très épurées à peine posées sur la page dans leurs habits noir et blanc, leur transparence et leur symbolisme. Ces peintures accompagnent les poèmes par une belle connivence, d’une présence forte et discrète.

 




Kamel Daoud, Zabor ou les psaumes

Deux textes sont superposés : un texte à caractère culturel qui décrit une société archaïque se modernisant lentement, un autre sur les mots, l’écriture, les livres et leurs rôles dans les mains du narrateur. Par la lecture, l’homme acquiert « le savoir, la loi, la possession », monde à ordonner et ordonné. Le narrateur possède un don : maintenir les autres en vie, les guérir à condition de trouver le mot juste. L’écriture est une rébellion contre le temps qui passe et que l’on peut arrêter. Ecriture comme puissance sur le mot, comme devoir et révélation. 

Kamel Daoud , Zabor ou les psaumes, Editions Actes Sud 21 euros.

Ecriture pour faire vivre, faire revivre, écriture comme marque d’éternité. « Les cendres d’un livre parlent toujours. C’est un livre à la gloire du livre.

Le narrateur est en opposition avec son milieu, en révolte, en colère. Il apparaît comme l’inverse du monde dont il est issu avec une identité autre, une culture déviante. Ce qui le sauve : le monde est un livre écrit ou à écrire « rien qu’avec des mots ». Ecrire, c’est éclairer, mettre de l’ordre, tracer une ligne, une voie/voix pour tenter une saisie du monde. Il y a dans ce roman, quelque chose de confus, de fragile, de subtil et de ténu : « des cendres à raviver », « tout étant futile et sans issue ». Le roman saute beaucoup d’une chose à l’autre comme un spectateur qui regarde la T.V.

La concentration de la pensée échappe : histoire s’imbriquant dans une autre. L’auteur a un faible pour les « digressions ». Elles assurent un tout, reviennent sur les mêmes événements tirés les uns des autres, elles éclairent progressivement le récit pour l’enrichir et le rendre plus présent à la compréhension.

Zabor : « qui va te croire quand tu parles en prophète », en poète ?

C’est toute l’histoire d’un village, d’une famille, des individus qui lentement ressort, c’est la partie sociologique à côté de la partie onirique : un don que possède Zabor qui n’est lié qu’à la mort ou la maladie. Il y a une superposition entre la page d’écriture et l’éloignement de la mort. Les faits semblent issus de la page et non l’inverse, c’est l’écriture qui influe sur le réel : « à la trente-neuvième page, il a presque bougé la tête ». « La langue est un couvercle sur le vide ». La linéarité du temps est brisée, le roman s’enroule autour de lui-même par cercles concentriques qui vont s’élargissant, augmentant la quantité d’informations. Il semble se libérer de la pesanteur, de son message vers une poésie ou tout au moins un appel à celle-ci. Le présent vécu et dévisagé nous laisse notre espérance, notre vie à accomplir jusqu’au bout, jusqu’au dernier espoir. L’apprentissage de l’écriture et des mots s’ouvre comme un monde de la proximité et de la vie directe. Monde « devenu souverain en multipliant les mots ». Le monde se perpétue par sa description.

« La langue parfaite et précise provoque la réponse du muet « Même la pierre y avait langue », découverte que le mot n’est pas la chose, qu’il y a une faille. Une chose est désignée par des mots différents dans d’autres langues. L’écriture s’infiltre dans le corps comme une présence et une matière qui se prolongent au-delà de la dernière page du livre.

« En attente de la langue parfaite, je ne pouvais vivre que dans le désordre ». C’est un retour à l’idée du chaos avant la mise en place d’un monde plus calme consigné dans de nombreux cahiers propices par l’écriture à décrire et comprendre le monde tout en permettant l’exercice du don. Vie muselée par les croyances et les coutumes, « comment pouvait-on arrêter un homme au nom de dieu ou d’un livre» C’est une révolte contre une culture ancestrale et stérile menée au moyen de la raison et de la liberté mais aussi de l’irrationnel par la présence d’un don peu compatible avec cette raison. Le narrateur reste attaché à sa culture dont il refuse certains aspects essentiels. « C’est une admirable rébellion » contre « le livre unique qui avait dévoyé les autres livres » qui appelle à la liberté de pensée et d’action, peut-être en relation avec la colonisation. A d’autres moments, le narrateur apparaît comme le Christ des chrétiens capable de « résurrection », le visage tourné désespéré vers le ciel. Il efface une culture et sans cesse la rappelle à lui. C’est un conte qui cherche l’impossible et l’improbable, qui aide à comprendre le monde pour tenter de l’améliorer. Pour ce faire, il vit à l’inverse des autres : « la nuit, je suis libre » et surtout seul, solitude imposée par sa différence avec les autres. N’est-ce pas le livre des apparences, surtout celles que l’on se donne ? Le monde moderne y est présent joint au monde passé. Il y tente un acte essentiel qui le guérit du monde : enterrer des cahiers la nuit car celle-ci affrontée devient lumière, présence et présence humaine dans sa volonté d’ordonner le chaos.

Tous les cahiers écrits sont un « rempart contre l’effacement. » Pour ce « Voyageur imaginaire », « L’ultime défit du don : faire aboutir la langue à son impossibilité ». « Une écriture dont émergerait une main tendue. » Ecriture comme moyen de se sauver et de sauver le monde contre l’absurdité, rendant sens jusqu’à l’acte de fraternité. Appel parfois répété au nom des personnes et des choses, comme la vie regardée en face et qui soulage de toutes les peurs. Le mot « met de l’ordre dans le chaos du monde ». Le mot vers « la familiarité du monde », le soulagement, la vie reconquise par les choses qui ont un nom. Il y a un lien entre la paternité et le nom des choses. Deux langues inconciliables se superposent : celle des autres, le dehors, la sienne propre, le dedans : « tout mon univers réclamait une langue nouvelle. » L’apprentissage de cette langue fut un combat gagné contre la pauvreté ». La langue est proche du corps avec des influences réciproques pour que le mot et soi ne fassent plus qu’un. Une langue pour lutter contre l’effacement, l’oubli, la mort.

Une troisième langue permet d’atteindre le dessus des choses. Elle est « royale » et personnelle. Une troisième langue « dont personne n’était le gardien » qui allait par la transformation du corps changer le monde et surtout sa vision. Il découvre le texte libre qui n’est pas une leçon ou une morale mais une présence charnelle qui mettait en évidence sa sexualité d’adolescent : celle tournée vers lui et celle tournée vers les autres. Livre baroque, touffu malgré la ligne droite qu’il dégage et le rapport serré entre la vie et les mots, source de vie. Tout se termine par une course entre l’événement qu’il faut maintenir à l’extérieur et l’écriture qui doit le guider et le forcer à se réaliser. Un seul événement comme l’arrivée du sable en déclenche d’autres oniriques, fantastiques cependant attachés à un réel. Les points de repère ont disparu. Cela rappelle Rimbaud, dans les Illuminations, où réel et irréel ne sont qu’un mais le tout reste sensible à la limite du possible mental où le réel est récupérable mais reste à fuir.

Pour le narrateur, « la langue française, étrangère, signifiait un pouvoir sur les objets ». « La création s’avançait vers moi » et la langue devenue la langue de la licence des mœurs fait tout se passer à l’intérieur. L’orgie n’est pas vécue mais simplement décrite. Le narrateur est devenu voyeur, la langue est son amour qui le libère jusqu’à une sorte de folie comme donner la main à un frère ennemi. Une soif de lire mais surtout de relire tout texte, notice, livre…qui lui tombent sous la main fait que la langue dépasse tout ce qui est lu. Elle est précise et rigoureuse. Voilà sa force où l’on peut imaginer. Le monde finit par ne plus exister que dans la langue, sa pleine liberté, l’imaginaire mis à nu et en mouvement.

Tout finit dans l’agitation et la perte du don, la dispersion des écrits, la perte de l’écriture. « Cette langue m’a libéré ». « J’ai atteint l’équilibre du sang et du sens, entre l’évocation et la vie. » C’est le retour à la vie ordinaire.




Lionel Seppoloni, La Route ordinaire

 

La route la même
toujours la même
et différente
ses points de repères
ses surprises
cette nuit qui quelquefois
traverse le jour

J’ai rêvé quelquefois de faire de ce trajet un chef-d’œuvre de l’effacement, l’artiste disparaissant dans les tours, les détours, les courbes, les plis, les replis de la route.

Cette route page blanche
page d’écriture
emportée
dans sa fragilité sa force
je donne ce que tu nommes
dit la route
qui s’efface et revient

 

Lionel SEPPOLONI, La Route ordinaire, Encres de Macha Poynder, Éditions Livres du Monde, 19,90 €.

C’est le Journal de la D207, le parcours dure vingt minutes, se fait tous les jours dans les deux sens sur l’espace de temps d’une année. Tout se passe à bord d’une voiture, appelée un char, derrière un pare-brise, sous l’action parfois des essuie-glaces, de la buée, bref ce qui empêche de voir librement, puis la vue se dégage, le voyage recommence inlassablement.

La route est ce à quoi elle conduit : paysages de saisons, passants, maisons, tournants, usagers…tout y dérive dans de multiples aspects qui s’interpénètrent. Progressivement, l’auteur s’élève vers une route mentale : La lumière de la vie. Etre en route c’est être en vie. Le paysage décrit est un prétexte à dire autre chose de plus intime, de plus général ou de plus abstrait. Mais le paysage concret finit toujours par revenir comme s’il était point de repère. C’est une voix calme et posée, posée sur le monde dans son évidence et son interprétation. Route en tant que reflets de la modernité. Beaucoup de flou et de brouillard passent par ces pages où l’accent porte le plus souvent sur l’un de nos sens qui est : voir.

Le poème n’est que
route réitérée
ressassement heureux

C’est la route du réel échappée des fausses routes de la fiction et peut-être de la raison. Elle y est parfois personnifiée. La route est : tenter d’être là. Ce journal dit le visible sans fioriture, le durable comme l’éphémère, la fixité comme le changement. Petite route secondaire, fragment de route, suivie dans la nécessité et l’habitude : route étroite de nos vies ordinaires.

La route est de l’inattendu qui veille.

Monde aux échappées tantôt claires tantôt sombres, monde limité par l’espace et le temps mesurés au rythme des jours qui s’ouvrent aux dimensions de l’univers. Monde élémentaire servant de point d’appui où toutes les formes de vie cohabitent dans une unité qui les dépasse. La route n’est pas une fuite qui nous ramène toujours au même centre, le même point d’un nouveau départ : Ce paysage apprivoisé.  C’est tout un cadre de vie que dessine l’auteur, toute une philosophie sous-jacente, une manière de dire oui au monde par ses moindres détails qui nous élèvent vers une lumière pour étreindre la taille de la terre. Journal en symbiose avec le présent de tous les jours et le déroulement des faits d’ici ou d’ailleurs dans leur objectivité. L’espace aussi fragmenté soit-il reste toujours entier, monde un.

L’accident personnel traversé, dit André Du Bouchet, la parole par sa répétition se traverse et donne sur une plénitude synonyme de néant car nous n’allons nulle part sinon au même, vers cet espoir contenu dans sa banalité qui le grandit.

La route comme devant nous, sortie d’un tunnel, ainsi le suggèrent les encres de Macha Poynder, une route de nuit éclairée par des phares d’où ressortent les tracés clairs des lignes de séparation et de protection. Route qui dans les deux dernières encres, finit par disparaître pour ne laisser que certaines traces légères et subtiles. Est-ce une route à oublier ou à recomposer à partir d’éléments épars ?




Philippe Mathy, Veilleur d’instants

Nous oscillons entre joie et peine, songe et réalité, vie et mort aussi quelquefois. Ce recueil est un appel au partage dans le réel du monde extérieur parfois tendu vers l’enfance comme un dernier rempart, une dernière manière de supporter le présent. Cependant, très peu de choses suffisent pour nous rendre à notre plaisir d’exister et à nous relancer toujours plus loin que nous. Toute lumière est si proche de nous à qui sait regarder. Au travers de l’inventaire du pour et du contre, Philippe Mathy tisse une condition de vie :

Le sentier sur lequel je m’avance va, tortueux, indifférent, comme si son seul souci était d’arriver à sa fin.
le quitter, au risque de me déchirer aux ronces.

Philippe MATHY, Veilleur d’instants, Peintures de Pascale Nectoux,
Editions L’herbe qui tremble, 144 pages, 16 € ;
ce recueil a été couronné par le prix Mallarmé 2017

Analyse de toutes les réponses possibles à la vie, la poésie de Philippe Mathy est sans fin, elle nous échappe toujours comme la vie. Je la comparerai à un éclat bref de lumière qui ne cesse même disparu de continuer à nous éclairer et que nous recherchons en vain dans sa matérialité. Poésie déroutante car son excès de « simplicité » fait exister nos sens et nos réflexions à une telle dimension que nous nous y perdons. Nous tombons dans l’éternité. Surprenant les dédicaces ainsi que le nombre d’auteurs mis en exergue comme si Philippe Mathy voulait rassembler un nombre de personnes, d’autres Veilleurs d’instants. Beau titre qui nous livre des échappées comme un oubli de soi bref et répétitif. La Loire y est prise comme maître d’œuvre, tous nos sens concentrés s’ordonnent au rythme et au mouvement de cette nature quelquefois personnalisée. Ne soyons pas dupes, ce ne sont que les points de départ d’une réflexion ou d’une approche métaphysique qui nous revoient à un au-delà et à la présence des autres. Cette volonté de faire cohabiter les contraires donnent de très belles images qui sont le reflet du réel propre à chacun d’entre nous. Ce sont des signes qui donnent à interprétation parmi les éléments de la nature qui se répondent même dans leur éloignement : Un oiseau a lancé son chant // petite pierre pour les ricochets. Cet appel vers la beauté de la vie sans concession éclaire le sol un instant puis nous y replonge : Sur le tapis de l’herbe, // Je demeure assis, // ne sachant comment // survivre à mes rêves. Les mots restent aussi impuissants lorsque sortis de nous ils abordent le monde et nous déçoivent, fanés. L’auteur s’aperçoit que si cette nature donne, elle n’est rien sans notre volonté de collaborer : Au fond de nous des chemins. Il faut les prendre par la main, là où le vent rêve encore d’horizons ramifiés.                                                                                                                                                          

 Les peintures de Pascale Nectoux nous laissent des lignes comme celles de la main qui nous parlent et se taisent à la fois par leurs ramifications. Couleurs parfois vives qui deviennent éclats ou au contraire se libèrent dans la sobriété et le repos. Tout un paysage se dévoile vu de loin dans la fraîcheur de ses interrogations.

Le ruisseau chante
sur les pierres
qui pourraient
le blesser

Où va la vie qui va
si vite
si belle
si cruelle ?

 

Ici aussi, la fraîcheur d’une évidence raisonnée parcourt chaque poème. Tout est signe et nous fait signe dans la sobriété de l’instant et l’absence de naïveté. La profondeur y a une légèreté et une souplesse qui font de chaque poème une acceptation. Ce monde extrêmement sensible y est rond de sa présence, des échos qui se répercutent et assurent l’unité d’un vécu simple et prenant. L’heure est à une harmonie diffuse. Chemin initiatique, Philippe Mathy nous conduit vers une beauté de plus en plus réservée écoutant le plein de la vie. Le mot s’efface devant la chose, tous deux se libèrent pour laisser leur présence seule briller. Le monde vrai se superpose à un monde de rêve éveillé où le corps trouve encore l’espace pour s’épanouir et vibrer au milieu d’un monde immédiat. Recueil d’une profonde sensibilité, l’auteur ne verse jamais dans le lyrisme, tout y est mesuré avec maîtrise et une grande justesse de ton, la même tout au long du recueil. Veilleur d’instants, un de nos plus beaux métiers d’être humain.

Présentation de l’auteur




Stéphane Sangral, Des dalles posées sur rien

Des dalles posées sur rien : autre visage de la poésie : se regarder en face sans concession.

Qui suis-je ? Qui est je ?

Stéphane Sangral nous montre que la raison, malgré les expériences et les connaissances avancées, ne peut apporter de réponse aux questions fondamentales de la vie. Le lecteur s’enferre dans des explications rationnelles qui n’atteignent pas la raison. Le questionnement tourne en rond et finit par afficher complet, assez…merci. Au bout de ma définition …

Stéphane Sangral, Des dalles posées sur rien,  Editions Galilée  Prix 17 euros.

Trop peu ouverts, prisonniers de nous, nous sommes comme Michaux « un passager clandestin ».  Abandonner les questions sans réponse nous propulse en avant, témoins éberlués, nous lâchons les causes trop incertaines et même parfois sans cause. La connaissance, dans son inutilité, peut être un obstacle pour nous à occulter nos vies. Nous trébuchons quand la réponse qui est en nous ne se voit que hors de nous. Pouvoir vivre est oublier que l’on vit. Toute la science accumulée est une informationnulle pour la réponse à la question. L’information nous tient lieu d’un savoir à découvrir, jamais découvert, il est impossible de se l’approprier.

L’auteur approche la vérité du corps et de l’esprit, leur dichotomie, l’enfermement de la matière pour laquelle la science nous révèle que tout est chimie, nous rendant par là moins responsables ou plus du tout responsables. Comment aller de la désespérance vers l’acceptation, est-ce possible ? Sortir de soi. Est-il possible qu’on ne soit que tas de molécules ? Comment avec aussi peu de moyens se reconditionner face à une connaissance en expansion ? Serait-ce un problème de langage, les mots faisant obstacle à l’approche de la chose, bien que nous n’ayons que des mots pour nous en approcher ? Cette difficulté à comprendre qui je suis, est-elle fondamentale, n’est-ce pas un tourment de l’esprit, une fiction ? Est-ce une méthode pour apprivoiser la mort et la repousser ? Ce que je suis, pourra-t-il être volé par ma mort ?

Plus la conscience se pénètre et plus nous abordons une infinichotomie ne contenant rien et contenue dans rien, comme si nous n’atteignons jamais la profondeur. Un questionnement qui tourne en rond, un approfondissement qui ne dit pas son nom. Les mots ou groupes de mots répétés tels quels accentuent le doute et renforcent la certitude du même coup. Exister n’est que quasiment se raconter existant, et le non-sens de la fin de l’histoire n’est quasiment et tristement que le seul sens du récit, et ce texte n’a tristement pas les moyens de sa propre finalité.

La conscience comme élément fondamental de l’être et d’être, le point de départ de toute fiction, de toute représentation, de toute vision du monde, elle raconte et se raconte dans la vérité de l’être et de son mensonge. A partir de n’importe quel point de départ, la conscience peut se forger une finalité provisoire, un sens atteint qui ne tient pas :subjectivité en est le nom et le processus. L’obstacle à la visibilité, à la lisibilité du monde, c’est moi : l’indépassable, le trou noir aussi bien que sa lumière.

Tout est pourri par l’arbitraire. N’est-ce pas atteindre aux limites de l’écriture qui n’est peut-être que naïveté et masque portés aux limites de la volonté d’exister et de faire éclore à reculons l’invraisemblable : la mort différée, la mort hors conscience, dernière traînée de brume à la lumière d’automne. Mort qui n’est qu’une anticipation. Stéphane Sangral analyse nos pauvres conditions humaines : la mort, le néant, la conscience, le rapport avec soi et la vie, le rapport avec les autres dans son flot de mouvements, de paroles, de répétitions et d’amplifications, un manège qui n’en finit pas de tourner où l’on repasse par les mêmes points dans des cercles toujours plus larges à ne trouver aucune sortie. Ouvrir les yeux sans concession sur notre condition que l’on occulte parfois en confondant la vie et sa vie conduit à une révolte, colère brassée au fond de nous dans son impertinence et sa forme, sa force de majesté surgie au bout de la conscience dans son ressassement. Mort qui se dissimule derrière la phrase, derrière le texte, derrière le blanc à son  impossible  échappée, quels que soient les angles de prises de vues. Ce parler, il ne s’agit pas de l’abolir mais de lui rendre une épaisseur et le renforcer dans sa présence-absence, en faire une seule idée, obsession de l’éternité. Peut-être, tout cela, n’est-il qu’un jeu de l’esprit, le simple plaisir de durer et que cela prenne sens.  Propos obsédants et libérateurs à la fois enfuis dans des textes protecteurs qui jouent leur rôle : être des illusions.

Dans ce petit aperçu d’un monde sans fin bien que fini, alors écrire… pour conjurer la mort ou continuer d’en parler par écrit, d’y mettre une distance et une solitude à postposer vers les autres. Ces idées sur la mort sont rendues présentes et détruites à la fin pour renaître et ainsi de suite. Un oubli qui ne s’oublie pas, une présence qui crée l’oubli, un oubli qui crée le présent. Est-ce pour s’y perdre : Tout être conscient est fait d’une mortelle immortalité. Recueil qui n’est pas mortifère mais tente l’espoir ou tout au moins l’espérance. Le drame est cette confrontation des contraires qui ne peuvent se résoudre. La pensée est clairvoyante dans les deux cas qui ne peuvent se confondre et restent séparés à tout jamais. « La vie ne vaut rien puisqu’il y a la mort » est aussi vrai que « la vie est infiniment précieuse puisqu’il y a la mort ». Ce ne sont que des évidences indépassables et même de bon sens commun où la pensée aussi forte soit-elle est insuffisante. Nous subissons jusqu’au terme et le point final ne sera même pas une clôture, mais le début d’un retour à rien, à de la matière incorporée.

Ce recueil n’est pas une anti poésie, mais une poésie autre qui lui associe la philosophie en tant que celle-ci n’est pas d’aller d’un point vers un autre dans une démonstration, mais dans une évidence qui n’est pas la ligne droite, mais la courbe et puis le cercle. C’est donc bien d’une invention qu’il s’agit, d’un acte poétique.

L’usage de signes typographiques particuliers et différents accentue parfois la pensée, en modifie des facettes, en accroît l’intensité, la dirige ailleurs vers un non-dit parfois suggéré. Les mots sont aussi utilisés comme des clefs musicales, ce qui comme les notes en modifient le nom et la sonorité. Le texte devient l’entièreté de ce qu’il exprime et la chose contenue est ainsi mise à distance en guise de conclusion ou d’impossibilité à en dire plus marquant ainsi un arrêt qui ne s’arrête pas. Parfois la chose concrète devient une abstraction ou vice-versa. Malgré tous ces appels, nous restons dans une contradiction invivable qui conduit à la solitude comme passer de quelque chose à rien. Il s’agit inlassablement de trouver un sens à la vie, sans fléchir, répétition après répétition par des idées contradictoires qui se cherchent dans des mouvements différents qui se reprennent, tournent en rond jusqu’au silence ou jusqu’à une autre parole. Forme et fond sont uns. Bégayements, quelquefois qui assurent la pérennité de la pensée incluant la chose l’impasse à ramener le sujet à sa triste condition d’objet déclinée en plusieurs versions. Mots tournés dans tous les sens dont il ne restera rien. Je reste en face de Je l’étranger.

Toutes les pensées sont bonnes pour sortir de notre condition ou plutôt de l’idée que l’on s’en fait, pour donner du sens à ce qui n’en a pas.

Qu’est-ce que le Je ? : Septante réponses orphelines à cette question. Réponses en fragments.

Paroles qui parlent et se parlent dans un exil dont nous sommes exclus. Paroles qui perdent tous sens utilitaires vers une communication qui disparaît, paroles qui ne brillent que par elles-mêmes. Elles deviennent rythmes, issues du rythme, elles deviennent événements, ouvertures, surgissements d’un monde achevé dans son inachèvement. Le signifiant prend le pas sur le signifié et l’abolit par exclusion. La force répétitive des paroles n’apporte rien. Ce n’est pas un jeu de langage mais une recherche de sens dans un labyrinthe encombré : Je ne suis que l’idée de « je suis »,

Une fracture ouverte et malgré la recherche tous azimuts, il n’y a que de l’inapaisement.

Etre de naître pas à pas……. Etre ? de n’être pas.

L’auteur signale qu’il lui est parfois impossible de trouver : le point final de ce texte. La décomposition de la phrase en rupture avec la logique grammaticale imposée aboutit aussi à une question sans réponse, question de trop, peut-être, mal venue. Sens et contre-sens font sens en ne s’appuyant sur rien…posées sur rien. Il ne nous reste qu’un rythme scandé, quelquefois, d’assonance en assonance, de mots aux mêmes mots, de phrases aux mêmes phrases, de blanc au même blanc. Rythme qui soutiendrait une espèce de danse de l’esprit, une virtualité : et l’absurde, ici et maintenant, m’est presque tout.

Recueil difficile à cerner qui échappe sans cesse car on croit le saisir et puis tout retombe comme si rien n’avait été dit, comme si tout avait été dit. Cette recherche de sens dans la vie comme impossibilité offre quand même de la présence :  Je ne sais pas si je suis mais, par cette phrase imprimée là, au moins, j’aurai été. Recherche qui passe par l’écrit pour ressortir vite son esprit à la surface : supportable, alors. Mais à d’autres instants : Et ce texte ne vient rien dire. Recherche de soi qui inlassablement passe par la perte et les retrouvailles, la perte et les retrouvailles, ….. la ….. vailles . (Petit pastiche)                                                                                                                                             

Recherche de soi par la dislocation de la pensée qui se resserre comme un éclat qui réintègre son centre, après de multiples tentatives à travers le prisme d’un texte où certains mots échangent leur sens comme la couleur du kaléidoscope, espèce de tourbillon dont on espère la sortie de quelque chose. Rien,écrit vain, retour à soi, à rien. Le carillon des mots aura sonné l’absence reportée toujours plus loin, lent entendement de la situation du je soumis à sa propre échappée partout, nulle part au fond d’un texte qui ne le libère de rien. Tout est vrai et faux à la fois qui passe par l’écriture comme seule réalité du Néant, parole aux deux bouts perdue, pendue.

Tout un recueil pour dire l’évidence, l’essentiel en une petite phrase : Etre c’est être la révolte d’une impossibilité ;

N’allons-nous pas cogner répétitivement contre la même vitre du néant/Néant du non-sens, le rien, particulièrement quand le texte écrit en italique laisse supposer qu’il est repris chez quelqu’un d’autre. Texte à voix double parfois dont la phrase interrompue laisse le possible d’une ouverture, d’un changement, d’autre chose. Voix double qui contient l’autre en éveil, petit espoir : N’être rien, ou presque, désespérément …où cependant tout se résume à cette question : à quoi bon car tout n’est que pensée, vue de l’esprit même à partir de l’évidence et conduit à dire : tout n’est pas noyé. Le lecteur passe par des phases d’acceptation, de refus où néanmoins on construit l’édifice de sa respiration.Il y a une volonté à vouloir vivre : conceptualiser le fait que j’ai tout ce que je suis et qu’après tout, toute pensée n’est jamais rien qui peut se dépasser pour entrer dans l’apaisement et cesser d’écrire. Poser les bonnes questions n’élude rien quand on sait par avance qu’il n’y a pas de réponse. Recueil où la lecture s’étouffe, ressentie jusqu’au profond du corps, sa nullité, descendre au plus bas de soi est déjà vouloir remonter. Recueil salutaire : je cherche frénétiquement mon être où autrui intervient comme miroir ou comme preuve. La non-existence est un lieu géométrique :

la parallèle, le désespoir.
C’est étrange d’être.                                                                                                                                                                                                                   
Et d’être seul.

Affirmation, constatation, point zéro, accalmie même provisoire, tout cela serait-il une base suffisante pour retrouver le je de la solidité qui poserait le doute comme une certitude, un acquis, une densification qui conduirait à une conceptualisation de mon être, une forme de disparition dans la présence. Richesse impénétrable dont le lecteur n’aborde que le pourtour, forêt vierge mentale où l’auteur lui-même peine à pénétrer, entre et ressort, comme s’il n’atteignait pas le point central d’où rayonner sur l’ensemble. Lecture heureuse par un dépassement de sa propre pensée dont le tout et un insaisissable, un flou qui s’en pénètre et contre lequel le lecteur vient buter à la recherche d’un amas causal solide. Conclusion toujours provisoire mais qui marque un pas / Je suis parce que je suis. Y aurait-il un début d’acceptation, de réponse à la question posée, de la finitude en la finitude ?

Je marche vers moi. Que suis-je ?  Qui suis-je ? Je suis une contingence qui rêve d’absolu.

De plus en plus, les questions deviennent liées à l’environnement, à autre chose, aux autres, et, passe aussi l’idée que j’aurais pu être autre chose, une autre vie. Nous touchons au fortuit. Malgré les apparences, ce recueil est le domaine de la sensation sous-jacente plutôt que le développement de la pensée. Ou une pensée développée à partir de la sensation : celle d’exister qui reste une certitude au long du recueil / Etre soi au centre des contradictions. Le Qui suis-je ? Que suis-je ? se fait de plus en plus présent dans son éclaircissement, si même Etre soi, étant trop évident, est évidemment inacceptable. Le ton de certitude implique que je est bien présent malgré tout ce qui le réfute.

Que reste-t-il de l’approche du je, de sa tentative, de l’approche de l’être et de son mystère ? Pas grand-chose pour ne pas dire rien, ou une écriture : posée sur le blanc de la page, fragile, perdue, à la limite de l’inutile c’est déjà ça… Peut-être presque quelqu’un d’autre ?  Peut-être presque moi ?

N’être rien et le dire n’arrange rien                                                                                                                                                                
tandis que se taire                                                                                                                                                                                           
aussi n’arrange rien                                                                                                                                                 
dans cet espace qu’aucun mot n’élargira                                                                                                                                                   
j’auraimarché                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                             en pure perte                                                                                                                                                                                                                                        
à savoir qui je suis

Ce recueil, je l’aurai suivi pas à pas dans sa démarche mentale. Il ne se passera rien qu’une volonté de connaître, d’élucider le mystère, il ne restera qu’un doute, un presque… Telle est notre condition d’être pensant. Au moins restera-t-il une légèreté, une illusion : marcher sur Des dalles posées sur rien.

                                                               




Stéphane Sangral, Là où la nuit / tombe

Dans ce recueil à la mort présente, abondent les questions fondamentales aux impossibles réponses, qui mettent les réponses sens dessus-dessous où toute réponse, en tant que forme du poème, éclate en un saisissement aux éclats maîtrisés. 

Toute pensée subit un retournement où l’espace des mots souffle par répétition comme s’il y avait refus d’entamer la réponse pour revenir au point initial, comme si l’événement se transformait en avènement. Dans cette langue qui ne joue pas avec les mots mais les fait livrer tout leur sens y compris leur contresens, Stéphane Sangral peut affirmer :… mais ma vie n’a aucun sens. En fait, le temps canalise cette vie et en même temps l’étouffe. Incessante question sans commencement ni fin qui s’origine au fond de l’être tant qu’il y a de l’être. Poèmes, dont la géométrie est une exigence structurée qui ne laisse place à aucun influx qui les déborderait. Tout est sous surveillance. Peut-être, la meilleure saisie est-elle : c’est ma pensée qui déploie ma pensée, pas moi…

Stéphane Sangral, Là où la nuit / tombe, préface de Salah Stétié, Editions Galilée  12 Euros.

Les mots se décomposent et se recomposent. On passe d’une typographie aux lettres minuscules presque effacées, parfois, à de grandes lettres même en gras qui ponctuent le poème. La forme du poème, les points de vue varient pour trouver un ailleurs, hors la norme, hors les réponses communes et préfabriquées, hors les paradis artificiels… Ce recueil est une structure que la pensée anime avec ses courbes, ses lignes droites, ses labyrinthes, ses spirales qui définit une douleur mentale sans y enfermer le lecteur qui même s’il acquiesce, doit trouver sa propre porte de sortie.

Comme beaucoup, l’auteur refuse la condition de mortel : l’indépassable fait : n’être plus et dans le présent n’être pas, le réel mis en doute dans sa réalité. Entre le réel et ma réalité,il n’y a pas coïncidence mais impossibilité. Il n’y a pas de complaisance à l’égard du réel mais l’affirmation qui est d’être soi. Il nous manque peut-être une dimension terrestre : la saisie du réel en tant qu’absolu. Un dernier recours :

Je me suis exilé volontairement dans                                                                                                                                                                            
 les mots, loin du réel, pour tenter d’oublier                                                                                           
 qu’involontairement on est exilé dans                                                                                                                                                                                
les mots, loin du réel (à) jamais oublié…

Armes de tous les vrais poètes, armes factices nous le savons. La rime, ici, nous rappelle peut-être involontairement, l’ancienneté de la chose. Parfois, il y a des tentatives de démonstration comme si enfin nous allions en sortir, trouver une ou l’explication mais tout retombe, nous tournons en rond et l’étouffement saisit. Nous sommes au-delà du temps ordinaire : 07h70 et nous ne reviendrons pas en arrière, nous sommes projetés en avant, nous sommes de l’inachèvement.Rien que des mots pour saisir une absence, un absent, cette même douleur indépassable : le temps qui s’éloigne et pousse toujours le néant en avant dans un Texte clos depuis longtemps.

La répétition, dont use hardiment Stéphane Sangral, est un espace qui s’agrandit par cercles concentriques et ouvre à autre chose qu’elle-même. On la dépasse dans ce paysage comme par exemple la nuit qui est tache de lumière et qui conduit à une transfiguration-… de mon bureau… car elle est substance, matière dans ce qu’elle a de volatile mais aussi substance souffrante. Et cette répétition inlassable n’est peut-être que le silence de la langue qui arrive  à maturité, la sienne propre dans une langue qui n’est que forme et non substance, comme le dit Ferdinand de Saussure.

Poésie criante de vérité, par ses moments vécus d’intensité et de renouvellement où le lecteur est surpris parce que c’est lui-même qui apparaît. La vie ne peut être pleinement saisie, il y a toujours un même obstacle qui s’interpose … trop lourd d’un réel pas fini. Qu’est-ce que je fous là. S’échapperserait-il possible avec le concours du monde extérieur avec cette renaissance d’un état plus heureux, tiré d’une apparence de néant : Boire ma soif jusqu’à la liberté // et me noyer de n’être // que moi, goutte dans l’océan // d’être…Dans cette mise à nu de soi qui est un dépouillement, il y a une force de libération par la négation de soi. Ce dépassement prend une forme de salut : la noyade impossible et ou la noyade possible.Duplicité de toute pensée, de tout sentiment, l’auteur affirme et nie à la fois, est-ce une façon d’épouser le monde, de le libérer de lui-même sans jamais le fixer dans une unique pensée ?

Il y a une profonde volonté, par les répétitions, point majeur de ce recueil, de progresser dans lemême, le soi étant passé dans l’inépuisable désir d’être malgré tout, comme un désir d’envol : être un être,essayer et essayer encore, marque d’une densité mentale qui par coups et par à-coups ponctue ces pages où le poème est un et à chaque fois différent. Langue torturée et parfois par hoquets qui aura rendu son essence : rien, rien en dehors d’elle ne se sera passé et pourtant dans ce sens, elle aura plaidé notre cause, notre ultime but : tenter d’y voir clair en nous quand nous nous superposons au monde même à … fouler le sens, même à nous nier : … il se nie … et Ma vie n’a aucun sens.

Le dernier poème rimé, mais il y en d’autres, répète plusieurs fois : passer son temps, le verbe est à l’infinitif, c’est-à-dire le mode où tout est possible, temps, nombre, personne, voix. Nous arrivons à passé participe passé qui clôture, qui conclut, synthèse de tout ce qui a précédé. C’est le temps qui n’appartient plus et que l’on a dépassé, comme si vivre était oublier que l’on vit, être un pas en avant de la mort, la crainte du néant enfin dépassée parce que la tête se relève.

Il y a une très belle confidence manuscrite à la page 105, qui dit qu’il n’y a ni fin ni début à ce livre : Il reste juste le temps. Juste le temps. Le lecteur naïf, voudrait poser la question : que s’est-il passé ? Mais ce temps est un appel à la vie, à notre être le plus élémentaire, à cette partie animale qui ne se pose pas de question sur l’existence : Chier reste possible, c’est-à-dire se soulager d’un excès qui ne fera pas souche.

Les parties de ce recueil sont des parties de temps de la nuit, un noir à traverser, quelque chose qui s’achève et ne s’achève pas. Ce livre nous absorbe en même temps que se lève un doute : ai-je compris et ce peu que j’en ai dit en est-il le reflet. Prenons le titre : Là où la nuit / tombe. Tombe, est-il verbe ou apposition, mouvement ou immobilité, possibilité ou impossibilité ? A chaque lecteur sa propre lecture. Ce recueil nous livre une sensibilité qui ne pratique pas la langue de bois. Il ne peut être que précieux à ceux qui exercent l’humilité de vivre et de penser.

Cette recension s’arrête, elle n’est pas achevée, ne le sera jamais.




Fabien Abrassart, Si je t’oublie

Quels que soient les lieux traversés par ce livre, quelle que soit l’implication de l’être humain, Si je t’oublie, se prolonge par un espoir et même une joie dans la chaleur de la précarité de l’existence. Recueil, poèmes ne sont jamais clos par la mort. Poèmes au parler dur, tranché, il y a une saccade des mots qui ne s’accommodepas de l’hypocrisie. Sous la langue, un parler net qui ne fait pas de concession.

Fabien Abrassart, Si je t’oublie, Editions L’herbe qui tremble  Préface de Philippe Lekeuche, Peintures de Marie Alloy.                                                                                                                                                                     

L’hyperbate y est souvent présente qui déjoue le sens ordinaire des mots pour nous renvoyer à plus de force, plus de précision aussi. Des images se mêlent, s’interpénètrent, se rassemblent, voire se bousculant et se heurtant dans l’espace du texte que la pensée a décousu, obligeant le lecteur à établir des raccords pour assurer de nouvelles connections. Doutes et incertitudes surgissent non sans une certaine tendresse qui tourne le tragique en ridicule pour mieux le supporter. Peut-être, y a-t-il un léger ricanement pour fuir le dégoût et ne pas soulever la douleur.                                                                               
Jérusalem, Auschwitz sont deux pôles entre lesquels les poèmes se concentrent. Les mots à rouvrir des situations se brûlent au réel et ne rachètent rien : « Il s’agit bien plutôt de ne pas oublier qu’on est humain » nous dit dans la préface Philippe Lekeuche. On sent une colère rentrée, les mots font barrage et disent en même temps d’ici à là le toujours possible. La langue dans sa structure ordinaire est insuffisante à rendre le réel. Il y a un monde qui se trouble sous la plume de Fabien Abrassart, puis qui revient à lui, un échange entre la rêverie et le réel, le soutenable et l’insoutenable. L’auteur recherche une langue mieux adaptée à ce qui est à dire, mais introuvable par l’impossibilité de ramener l’événement à son exactitude qui sans cesse se dérobe à l’entendement. La raison bascule, les mots ne parviennent plus à s’exprimer. Emotion et raison se mêlent inextricablement sans partage possible, rendant aux poèmes une tension, une gravité, un poids qui nous touchent sans nous permettre de crier. Nous sommes quelque part prisonniers du système. L’individu en tant que chance n’y a pas cours. C’est au vif de l’être que se mesure la souffrance : Nous avons le mal de naître, nous en sommes la victime à repousser la mort.                                                                                
Poésie d’un univers étrange où malgré le dire, quelque chose reste incommunicable comme enfoui dans une profondeur personnelle qui reste néanmoins collective à celui qui sait. Chemins tantôt tortueux, tantôt évidents, nous continuons d’aller entre des titres évocateurs d’un monde bien concret et sécurisant dont on a parfois l’impression qu’il se cherche entre les répétitions et s’acharne à relever l’impossible : masquer le réel. Du monde ordinaire, nous basculons vite dans l’horreur dissimulée sous les mots qui ne font jamais directement violence, mais suggèrent le pire au passé comme au futur. Malgré la Jérusalem céleste, il n’y a pas de rachat possible : avec quel fil recoudre/c’est impossible un poème d’amour/cela n’encre plus depuis. Que faire ? je vous parle et puis non rature. Dire n’a plus de sens devant certains faits, la parole ne coïncide plus, elle n’est même plus une représentation, mais une chose de trop. Elle réclame le silence de la méditation, une autre langue qui ne soit pas l’ordinaire, un recours malgré tout à la poésie comme seul lieu habitable dans l’inhabitable, comme une constatation et un désir : tendre ta parole/vers l’autre évaporé dans la brute.  Si je t’oublie, nous reste-il quelques espoirs à reculer la mort de quelques poèmes. Le poème d’amour peut-il surmonter l’horreur et le dégoût. Dans le dédale des mots, le poème s’obscurcit, mais l’image veille et réactualise le réel dans un sursaut d’énergie que cachait l’ordinaire de certains noms écrits sans majuscule :auschwitz. Poésie qui ne se laisse pas éparpiller mais se recentre pour se reconcentrer vers le même point, la même obsession de l’humain dénaturé. Il y a une obstination qui refuse de refermer les faits et nous les rend par hallucinations mentales intolérables. Il y a une sublimation du concret vers l’abstrait. Voilà ce qui donne à ce recueil, lisibilité et acceptation parce qu’il devient objet du dedans, objet de maîtrise. Fabien Abrassart rend le mur à son écho, les faits retournent à la parole exclusive, au sol par raclement et par mémoire. Face à nous-mêmes, le questionnement rappelle un danger toujours présent. Nulle lueur cependant par ce blanc maquillé, nous sommes bien seuls, chacun avec ce recueil entre les mains.                                                                                                                                                                  N’oublions pas la belle préface de Philippe Lekeuche, qui avec simplicité, éclaire ce recueil rempli d’érudition et de sagesse. Les peintures de Marie Alloy sont discrètes dans leur force à signifier l’horrible dans presque rien, presque un effacement qui en fait un profond présent, une suggestion plus forte que l’évidence. Me reste face à ce recueil, le sentiment d’avoir si peu dit : présence présente et qui échappe par sa densité.

 

« Penser un monde où l’unité de mesure ne serait plus le groupe identitaire, avec toute sa malfaisance, mais, enfin, l’individu »

          Stéphane Sangral