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Olivier Apert, Si et seulement si

Si et seulement si, le dernier livre de poèmes d’Olivier Apert vient de paraître aux éditions LansKine. On l’attendait depuis UppergroundLa Rivière échappée, 2010. Riche rhapsodie dodécaphonique qui mène tout droit à une espèce de sérialisme expressif. L’ouvrage est composé de 9 parties qui se répondent et s’annulent les unes les autres comme autant de rebonds et d’échos contradictoires. 9 mouvements pour un livret d’opéra en forme de soliloque, à psalmodier sans musique, donc (rappelons qu’Olivier Apert est également librettiste, Oreste & Œdipe, musique de Cornel Taranu, Grand prix national de musique en Roumanie, 2008).

Olivier Apert, Si et seulement si,
LansKine, 2018, 112 p., 14 €

Tous les états mentaux y sont consignés, de la joie la plus pure à la détresse la plus transparente, toujours sertie d’ironie et de mise à distance ; détresse qui devient blanche et nécessaire, ainsi que l’ivresse : Ivre la nuit/Quand nul oiseau ne vient/lécher le lait des étoiles ». Le mystère, s’il y a, ne gît plus dans l’obscurité mais bien dans un excès de lumière. Le poète (celui qu’on nomme affreusement le « vrai poète » pour l’amplifier absurdement, selon Olivier Apert) doit laisser des preuves de son passage, non des traces, n’en déplaise au capitaine Alexandre :

 

Dans la fente de la valleuse – au volant d’une Triumph TR5

(modèle rouge tifosi de 1969/ 2498 cm3 150 HP & overdrive)

décapotant le ciel de Vasterival juste au bord de la falaise

je frôle l’Ange B. – effrayé par l’idée que sa chevelure en écharpe

d’écume vienne soudain s’emmêler aux roues à rayons chromés :

CE N’EST PAS AINSI QUE J’AVAIS PRÉVU D’EN FINIR 

 

Olivier Apert ne larmoie pas en souriant. Il ne se niche pas entre deux seins. Il a appris à vendre, à acheter, à revendre. Il prend son bain. Il a pratiqué comme il se doit la tabula rasa sans pour autant ébranler certains fondements rupestres nécessaires à toute formulation qui tranche net. L’Ange B., figure qui l’accompagne au gré de ces pérégrinations dans la voûte Equatorial stars, c’est bien l’ennemie, l’étrangère, présence dans le miroir, en arrière-fond de la casemate, une voix rappelle sotto voce certaines ordonnances Baudelairiennes : « le dandy doit vivre et dormir devant un miroir ». Baudelaire auquel Olivier Apert a d’ailleurs consacré un essai singulier : Baudelaire. Être un grand homme et un saint pour soi-même, Infolio, 2008.

Dans la partie « Jocaste, Complexe (de) » il s’adonne à de subtiles variations sur le négligé complexe de Jocaste, inverse de celui d’Œdipe, libido de la mère envers son fils :

 

bis : la bonnéducation((bis : le-dos-contre-le-dossier-pas-de-coudes-sur-la-table))  induit la bonnesituation (profession

libérale obligée) du moment qu’invisiblement elle arbore le

« petit costume »((en tapinois, le costume anthume-posthume)) hurlant in pettosous la triplure :

avanti madonna

alla rescossa

avocati negri

trionféra

                                   & puis surtout : « les-amis-ça-ne-sert-à-rien »

ou quelque chose du sale même genre qui chaque jour invente

la solitude paradoxale : l’art de ne pas vouloir se faire aimer,

afin de mieux s’en plaindre – entre 4 murs projetés palataux

 

 

Dans la partie « Hommage de l’Auteur, absent de Paris », on entend comme un « donne prends donne prends », échos mats des poings sur le punching-ball d’une littérature contemporaine asphyxiée par elle-même. Nicolas Bouvier disait que « la poésie, c’est du full contact ». Olivier Apert la met groggy par le biais d’une illustration choisie, photographie représentant une maison de retraite ayant pour enseigne : « La Poésie ». L’ouvrage s’achève insolemment sur des chansons « The best that money can buy » et une citation de Churchill : « Le succès, c’est d’aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme ». Chansons écrites pour le musicien et chanteur David Tuil, ayant donné lieu à un album, Femmoiselles, Production Littérature & Musique.

Olivier Apert y fait preuve d’une invention et d’une délicatesse de versification peu commune, leçon d’efficacité dont bien des auteurs contemporains devraient s’inspirer :

 

que dirais-je louise

si j’avais à vous voir louise

je dirais louise

comme j’aimerais vous revoir louise

et même louise




Dominique Dou, Bagdad sous l’ordure

Au film Bagdad Café, comédie de Percy Adlon, ajoutons désormais le recueil original et tragique de Dominique Dou, Bagdad sous l’ordure, publié aux éditions Henry. Le titre accole la splendeur et la souillure en une dissonance qui semble appartenir à la famille des oxymores, telle « l’obscure clarté » de Corneille. Dominique Dou se déprend des collets de l’exotisme et de la prétention distinctive du voyageur envers son cousin le touriste. Elle chante la capitale irakienne et son entremêlement de prosaïque et de sacré. 

Dominique Dou, Bagdad sous l’ordure, éditions Henry, 2017 ; 40 p. ; 10 €.

Un peu d’arithmétique : troquer un terme pour un autre en tentant de conserver la signification : je remplace « Verbe » par « Mot » sauf le respect que je dois à l’Evangile selon Jean : « Au commencement était le Mot, et le Mot était en Dieu, et le Mot était Dieu. » Ici le mot est « Bagdad », quatre consonnes pour deux voyelles à l’unisson, le mot qui nomme la chose – on n’en sort heureusement pas – semble adorner comme jamais la matière ; Bagdad dit Bagdad plus que Bagdad et ces deux syllabes semblent chatières de l’univers, elles font peur comme tout ce qui se suffit à soi-même. Bagdad signifierait « donné par dieu » en persan antique et dans notre langue, tel un contrepoint d’une sensualité propitiatoire, serait le fondement du mot « baldaquin » : dérivé de Baldacco, forme toscane du nom de la ville.

Ce recueil n’est pas qu’une simple visite. Dominique Dou transcrit les pulsations intimes de la ville, Bagdad entend, Bagdad répond : « Je t’ai connue/dans le monde normal/dans l’orient sonore/dans le rudiment/de ma venue timide » et tresse une longue litanie sans dieu à la gloire de l’origine de l’origine :

Le lendemain

la reconnaissance de la promenade

des maisons reconnues des enfants

me reconnaissent – pas

de femme –

l’inutile séjour.

 

Le lendemain

tout est bleu partout pourtant ma couleur

est le blanc

tout est nu partout pourtant j’habite

les livres blancs – tout est

vide partout – je suis vide.

 

Chacune des strophes, sur plus de trente pages, est ouverte par une anaphore : « Le lendemain ». Cette répétition engendre un regain qui dévoile et masque dans le même temps l’énigme de ce qui gronde en ce lieu ; demeure de l’homme au prénom changé – qui est-il ? –, de la guerre, « ce conflit aussi constant que le soleil ». « Le lendemain » devient ensuite dans le dernier mouvement « Le lendemain et tous les lendemains », anaphore qui se double et s’augmente d’une pluralité, jeux de miroirs, ainsi qu’on les posait dans les cages à canari pour que l’oiseau chante plus et mieux en contemplant son reflet, étranger à lui-même ; Bagdad reste inatteignable dans ce qu’elle peut avoir de familier même si le voussoiement n’est plus de rigueur :

Le lendemain

et tous les lendemains

tu me fatigues Bagdad tu me tues

Tu ne m’as pas attendue je n’ai rien vu […]

 

Le lendemain

et tous les lendemains

dans des images Bagdad je te vois floue

tu remues dans les images tu remues –

Dominique Dou se fait héraldiste, elle imprime un blason nouveau. L’ordure – on est tenté de diviser le mot « l’or dure » – participe de la fertilité :

 tu t’enfonces dans l’incompréhension de cette terre/vivante/sous l’ordure/ – avec moi  

et du renouveau :

ta terre informe la terre/ et je continue de boire/ la où vous n’êtes sous l’ordure t’aime/ te nomme humaine au prénom changé. 

De Bagdad, dite aussi Madinat al Salam, la cité de la paix, je m’en vais à Budapest – c’est presque sans raison – où l’épigramme du poète hongrois István Kemény me donne une homélie à ces prévarications au bord du Tigre :

Deux fois deux font quatre.

Si tu n’en dis mot – tous l’oublient.

Si tu le dis trop : nul n’y croit. 

 




Guillaume Decourt, Le Cargo de Rébétika

 Le titre en lui-même, déjà, Le Cargo de Rébétika, c’est l’art de l’ouverture dans lequel peu sont passés maîtres, on songe à la grande Marguerite : Les Petits Chevaux de Tarquinia, Un barrage contre le Pacifique. On a envie d’ouvrir le livre.

Et puis la quatrième de couverture : « Un homme ; deux femmes ; des autochtones ; un cargo qui n’arrive pas ». C’est une accroche cinématographique. On songe à la bande annonce de La Nuit de l’Iguane de John Huston : « Un homme… trois femmes… une nuit… » Mais il s’agit du résumé du dernier livre de poèmes de Guillaume Decourt.

Si l’écriture de Decourt n’a strictement rien de cinématographique (pas de découpage scénaristique), ce Cargo constitue pourtant une œuvre filmique totale, par la pureté des images, l’inventivité picturale, le rythme narratif et la richesse psychologique des personnages, rien à voir avec ce qu’on nomme aujourd’hui le « vidéo-poème », piètre tentative de transcription du poème alors qu’il est par essence, comme le disait Gracq, « soluble dans la mémoire ».

Guillaume Decourt, Le Cargo de Rébétika, Editions LansKine, Paris, 2017.

Guillaume Decourt, Le Cargo de Rébétika, Editions LansKine, Paris, 2017.

N’imagine-t-on pas le plan-séquence de ce poème XXII :

 Je mangeais une banane sur la dune aux Outrages. Seul. 
J’avais pris mon paratonnerre préhistorique, trouvé
dans un surplus de l’Est.
C’était un temps où j’avais encore le regain nécessaire
pour me mouvoir en période de ponte.
Sur ma carapace on inscrit maintenant des graffitis.

 Et les « moineaux enjoliveurs » qui ponctuent cet épopée de leur « phti tribilibi » ou l’acupuncteur plantant ses aiguilles dans « le palais d’un patient qui ne patientait point » au rythme d’un « tsst tsst » maladif n’évoquent-ils pas les délires Felliniens de la dernière période ? Et l’homme murmurant le nom de la femme aimée « Rébétika !» dans la solitude de son île n’est-il pas le frère du jeune Nur-Ed-Din qui cherche sa compagne Zumurrud dans les Mille et une nuits de Pasolini ?

« Un homme ; deux femmes ; des autochtones ; un cargo qui n’arrive pas », donc.

Un homme, le narrateur, déchiré entre deux femmes, deux amours, condamné au choix qu’il ne peut prendre, Grupetta ou Rébétika, quand il voudrait peut-être Grupetta et Rébétika. Deux femmes aux tempéraments contrastés et dont les prénoms évoquent dans une forme féminisée le grupetto, cet ornement musical dérivé du mordant baroque, et le Rébétiko ce genre musical grec né en Asie mineure. Deux femmes que tout oppose, Grupetta l’extravagante, qui réclame, exige, et Rébétika, la femme marmoréenne, qui incarne le bien-être sûr.

Tous, ainsi que les autochtones (l’acupuncteur, le fauve sale, le tenancier de l’embarcadère, Aristide…) attendent avec espoir l’arrivée d’un cargo de bananes, mythe qui semble souder les affects des personnages et les lier par le sang, alors même qu’ils ne font souvent que se croiser, chacun condamné à sa propre camisole. C’est une sacralisation du bananier (le cargo) qui n’est pas sans évoquer avec humour l’anthropologique « culte du cargo » mélanésien.

Les lieux répondent aux idiosyncrasies des personnages : l’Hôtel de l’Existence dans lequel Grupetta traite l’homme de bouc, la dune aux Outrages sur laquelle l’homme mange une banane dans sa solitude, la fontaine aux Affins autour de laquelle le fauve tourne comme un derviche, et le Tombeau « en forme de dragée » avec « une amande en sa contenance » que lui prépare respectivement Grupetta et Rébétika :

 Le Tombeau, toujours le Tombeau ! Je la couvre
de légumes de mère et d’assurance ligaturée,
rien n’y fait. Ma petite Grupetta,
comment te faire entendre ceci ?
Tu me parles encore d’ancre et de gigot, d’arbalète pubienne ; tu t’accroches
aux tartines d’antan, aux rites des luettes. J’ai perdu aux jeux
de la phalène, je suis un bien mauvais parti, un jour, je te
conterai l’histoire de celle du dernier tour de Piste, de celle qui me fit
comme on se fait dans son entièreté, qui roulait délicatement dans ses doigts
ma barbe de maïs.

 On raconte la fin (tant pis pour les spectateurs). Après maintes péripéties, l’homme fuira ses deux femmes, son île et ses autochtones, il s’en ira seul on ne sait où - une île, encore ? - et se souviendra de ce qui fut. Le recueil se termine sur une berceuse, chanson rimée doucement cynique que le narrateur fredonne en se rappelant ses amours :

Il est tard. Je me trouve bien loin déjà. Qu’êtes-vous devenues mes
petites bougresses ? J’ai trouvé un
métier à tisser, un fusil qui flotte comme un chat dans la mer. Je me rappelle
vaguement cette berceuse : « J’ai perdu mon panama
sur le port », nos « Dam di dou da » ; ces amours astringentes
que vous partageâtes. Vos Tombeaux, les avez-vous bâtis ?
Je cultive la Joie des Apiculteurs.

 On attend qu’un réalisateur, pourquoi pas Godard - mais le dernier Godard, le plus libre -  et pourquoi pas Mocky - mais le dernier Mocky, le plus libre -, prenne le risque d’adapter - et non pas de transcrire ! - à l’écran ce Cargo de Rébétika. On aimerait Morricone pour la mise en musique, avec quelques pincements de cordes nasillardes sur ce début de berceuse qui pourrait servir de bande originale :

J’ai perdu mon panama
sur le port,
cette négligence m’a
fait du tort.
On n’est rien sans couvre-chef
aux abords
des femmes, j’ai des griefs
depuis lors.

 Silence, on tourne de la poésie…

Présentation de l’auteur

Guillaume Decourt

Guillaume Decourt est  né en 1985. Pianiste classique, il a passé son enfance en Israël, en Allemagne et en Belgique ; son adolescence dans les monts du Forez ; puis séjourné longuement à Mayotte et en Nouvelle-Calédonie. Il partage aujourd’hui son temps entre Paris et Athènes. Il a publié cinq livres de poésie : 

  • La Termitière, Polder 151/Gros Textes, 2011 ;  
  • Le Chef-d’œuvre sur la tempe, Le Coudrier, 2013 ; 
  • Un ciel soupape, Sac à Mots, 2013 ;  
  • Diplomatiques, Passage d’encres, 2014 ; 
  • A l’approche, Le Coudrier, 2015 ;
  • Le Cargo de Rébétika, Editions LansKine, Paris, 2017.

Il donne des lectures publiques dans différents festivals et participe également à de nombreuses revues dont L’Atelier du romanNunc,DiérèsePhoenixPlace de la Sorbonne, Arpa, Passage d’encres, Recours au poème, 7 à dire, Les Carnets d’Eucharis, Décharge, La Passe…

© photo Isabelle Poinloup