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Hans Faverey

Hans Faverey (1933-1990), presque inconnu dans la sphère francophone, est, selon moi, un des tout grands poètes du 20è siècle - qui serait peut-être un des tout grands siècles de la poésie : une poésie alors de plus en plus refoulée par la culture dominante, mais qui, en raison de ce refoulement, sut explorer les palpitations énigmatiques et cependant intimes de l'inconscient.

"Le réel, c'est quand ça cogne", disait, parait-il Jacques Lacan. Citons une géante : Emily Dickinson et un géant Zbigniew Herbert (mais, je pourrais citer aussi Alejandra Pizarnik ou Janos Pilinski, et d'autres encore). Ces géants cognent : pas par vindicte ou ressentiment, mais parce que le réel impossible cogne en eux. Cela les rend névrosés, fragiles, minuscules, mais ce sont des géants parce qu'ils disent ce qui ne se dit pas. Ils murmurent les cailloux du dedans.

Il y a déjà de nombreuses années, Pierre-Yves Soucy avait attiré mon attention sur Faverey, qui était très peu traduit en français. Qui s'intéresserait, en France, à un poète amstellodamois, né au Surinam ? Il s’agit néanmoins de rendre justice à François Rannou, et à sa revue La rivière échappée, qui donna, en son temps, des traductions de Faverey dues à son ami Du Bouchet.

Voici donc qu’un éditeur bruxellois ose enfin une traduction des Poésies publiées par Faverey. C’est un fort volume, magnifiquement édité, et dont la préface (c’est un exploit) éclaire intelligemment et brièvement l’œuvre entière.

 

Hans FAVEREY, POESIES, traduit du néerlandais (Pays-Bas) par Kim Adringa, Erik Lindner (qui signe aussi la préface) et Éric Suchère. Bruxelles, Vies Parallèles, 2019. 672 pages Renseignements : librairie Ptyx (www.librairie-ptyx.be)

Je vais m'y plonger un peu chaque matin. Cela prendra du temps. On lit lentement ces poèmes ; on y revient sans cesse ; on surnage dans un remuement dont la structure jaillit soudain.

Il n'est pas anodin, pour les recevoir (car on n'en finira jamais de les "comprendre"), de savoir que Faverey était un solide claveciniste amateur, et psychologue de profession. Tout ici est en effet composé par bribes et fragments. Fragments d'inconscient qui mordent la conscience, composition quasi musicale de ces fragments… On lit bien Faverey, mais c'est nous qui faisons le livre, et qui le referons sans cesse, à chaque lecture. Voilà peut-être la leçon de la poésie la plus haute.

∗∗∗∗∗∗

 

À NINGAL1

Le sang est-il ignominie ;
ou les hiboux sont-ils vraiment feignants.

Sans honte le soleil se lève,
la lune pâlit ; le soleil se
couche – et la voilà : Ningal.

Un seul mot qui s’expectore

et en la mort aussi se transmeurt,

transpercé par des yeux si ronds.
Comment saurais-je comment ça vient. Que
sais-je de ce qui est. Son sang
est rouge ; son nom se perpétue.

 

*

Hans Faverey lit De Schildpad, 2000.

 

 

Ce qui lui resta du vent d’ouest.
Comment elle recueille ce qui l’a
Rattrapée. À l’aide

de son miroir elle casse
un carreau. En l’oubliant
je ne découvre rien d’autre.

Je frappe deux silex ensemble :
ça heurte. Une fois arrivé dans la rue
je m’arrête . M’aime-t-elle ?

 

*

 

La façon dont le est se néantifie
m’échappe complètement.

Le ciel si clair et tout aussi noir,

a jeté l’ancre dans sa mer ;
itère une chose qui est restée
encore échappée. Le vide à cheval :
la limace sur le rasoir.

Un à un je m’annule, et je deviens
ce qui de moi prend possession : m’appelle,
et par moi fut appelé.

 

*

 

En remontant le long du fleuve.
de nombreux saules, de nombreuses pierres ; bruissement
des rapides. Et des roseaux,
qui dans la langue locale
sonnent comme ils sont : roseaux
par brise légère.

Une vieille femme chantant tout haut :

pour elle-même, au milieu
de ce qui environne.

Un bref salut, un toussotement. Puis
le chant reprend, plus fort
maintenant, semble-t-il. Un peu plus loin seulement
je les vois : ses deux vaches,
au bord de l’eau.

 

*

 

Hans Faverey.

Note

1. Les poèmes de Faverey se répondent au sein de séries plus ou moins longues. Il est donc malaisé de les isoler…

Présentation de l’auteur

Hans Faverey

Hans Faverey, né le 14 septembre 1933 à Paramaribo et mort le 8 juillet 1990 à Amsterdam, est un poète néerlandais.

Poèmes choisis

Autres lectures

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Anthologie bilingue de la poésie créole haïtienne de 1986 à nos jours

Ce livre ouvre amplement une porte sur une littérature méconnue en France et dans toute la francophonie européenne, en général.

Mais peut-on parler de littérature quand il s’agit seulement de poésie ?

Quand Dany Laferrière, déjà doté d’un prestigieux Prix Médicis, mais pas encore Académicien français, présida la Biennale de la poésie à Liège, en 2012, il se prétendit honoréd’être reçu par des poètes. Ce n’était pas langue de bois, car, précisa Dany : « Dans mon pays, ce qui compte avant tout, c’est la poésie… et je ne suis que romancier. J’espère que votre invitation m’apportera un peu de prestige en Haïti. » Sous l’évident humour, perçait aussi une vérité culturelle, car la poésie semble reine en Haïti, comme elle pourrait redevenir reine, un peu partout, si, du moins, chacun y mettait les moyens.

Et encore, l’auteur de L’énigme du retourn’évoquait-il pas la poésie créole, à laquelle se consacre la présente anthologie. La langue créole, qui servit, au quotidien, à la résistance aux Duvalier, et qui continue son parcours d’impertinence et d’humour, sous des régimes guère plus fameux, est, ici, honorée. Le créole semble, en effet, de plus en plus respecté, répandu, écrit, lu et chanté… et cette lampe semble bruler pour la démocratie.

 

Anthologie bilingue de la poésie créole haïtienne de 1986 à nos jours, Actes Sud, Les ateliers du jeudi soir, Arles, 2015, 188 pages., 22 €.

 

`On aime que les anthologies soient bilingues. Non seulement parce que l’œil peut mesurer, de la page de gauche (où siège le poème originel), à la page de droite (où s’esquisse la traduction), le voyage linguistique, toujours incertain, qu’ont dû effectuer les traducteurs, mais aussi parce que, ici, en l’occurrence, la langue créole procède d’une oralité jubilatoire, que tout usager du françaispeut, au moins, percevoir : Ant lapli ak soleyi (entre la pluie et le soleil) / Ant domi ak je klè (entre le sommeil et la veille) (…) / Kilès mwen pi pito ? (ce que je préfère ? ) / Mon chè  m pa vlè ni yonne ni lot (mon cher, je ne veux ni l’un ni l’autre /)… (Extrait d’un poème de Kettly Mars).

Je n’ai rien du spécialiste de la langue créole et je connais mal la littérature haïtienne. Je parle, donc, en amateur, en découvreur. Je ressemble au lecteur que ce livre cherche. Il m’est donc impossible de discuter le choix des poètes présentés. Mais, son processus de construction a tout pour me rassurer, puisque ce sont quatre lecteurs et traducteurs qui ont uni leurs forces : de quoi diminuer, tout de même, les partis-pris et les copinages.

Ensuite, on lira ici des extraits de trente-neuf poètes, pas moins. À l’évidence, cela ouvre un champ large même si (à l’évidence aussi), on ne peut gouter qu’une bouchée de chaque poète.

À la fin, le lecteur gourmand et bousculé sortira de cette anthologie, avec un appétit de découvertes. Cette pléthorique entreprise, loin de l’avoir saturé, le conduira à aller plus avant. Car la poésie créole d’Haïti est à la fois terrienne et envolée, militante et naïve, toujours surprenante. Un fameux livre, donc, qui en appelle d’autres, à venir.

 




Laure Cambau : Ma peau ne protège que vous

 

Je pense que personne n’écrit comme Laure Cambau, avec la fantaisie de Laure Cambau, la maitrise de Laure Cambau, la liberté, la jubilation, le désordre exubérant de Laure Cambon, la profondeur sereine, la cravache du mot juste, la joie, les larmes, et, en tout cela, bien plus encore, la proximité de chaque seconde poétique, qui vient cueillir l’onirisme décalé du lecteur. Je pense, donc, que peu de poètes, aujourd’hui, atteignent à cette vérité-là.

La vérité, ici, n’est, évidemment, pas de l’ordre de la sentence, ou de la sagesse, ou de l’aphorisme, ou de l’alignement. Chez ce poète, ce qui tient lieu de vrai coule et roule, se défait, se reconstruit, absolument sans idée préconçue, absolument comme la vie, si vous voulez. Et, si on admet que le poème donne à cette fluidité désordonnée, quelque chose comme un cours, comme un lit, comme un tracé, on entre dans une sémantique nouvelle : celle qui se fait en allant son chemin. Mais je parle à tort de nouveauté : c’est le destin du poème, c’est son rôle, même, et sa force, de ne dire que ce qui advient.

On nous apprend que Laure est pianiste.

Si, comme moi, vous aimez peser le monde dans le flux et le flot musical, vous concevrez, peut-être, que la beauté, comme le sens échappent à qui veut les tenir entre ses mains. La pianiste sait que tout ce qui donne du sens à son art s’efface à mesure qu’il s’affirme. En cela, la musique nous épouse : elle n’est poignante que de s’effacer.

Or, ici même, dans ce livre que j’ai aimé par-dessus tout ; ici, donc, on ne cesse de nous empoigner. On nous serre le corps, on nous relâche : l’emprise est ailleurs. À la fin, vous sortez meurtri, endolori, vivant et ravi. Car Laure Cambau ne s’est pas contentée de vous donner une heure ou deux de lecture. Elle vous a emporté dans une aventure cabossée, cabossante et, mine de rien, ce petit livre de poèmes vous aura peut-être transformé.

Comment cela peut-il se faire ?

D’abord, par la fluidité d’une langue parfaitement maitrisée, aux images à la fois féroces et intimes : Ayant perdu le fil de l’histoire /je suis tombée dans un puits d’encre / et ne suis jamais revenue / du foie de la terre (p. 35).

Mais l’œuvre tient aussi par son sens du récit. Les poèmes de Laure Cambau s’habillent de contes bien connus : Cendrillon, les Chimères, mais ils opèrent cette visite avec une fantaisie qui les déhanchent et les propulsent à nos portes, tout cela sans jamais perdre le sens de la construction.

Les poèmes de Laure Cambau ouvrent, donc, parfois des portes absurdes, toujours fantaisistes, souvent ébahissantes. Ils n’y parviennent que parce que leur auteure est une femme libre et rigoureuse, une véritable artiste, un poète, au sens fort ; au sens où quelque chose de neuf se fait, grâce à elle, sous nos yeux.

 




Nicolas Grégoire, face à / morts d’être

 

Quelle réponse donner au génocide, si, en effet, répondre reviendrait à prendre des responsabilités ? Comment rester muet, devant le faux mutisme des charniers ? Au Rwanda, même la terre, percée d’os et de crânes n’est plus impavide. Tout mutisme provient, ici, d’abord d’une dislocation des corps, mais la boue, percée de crânes et d’os, mais les corps de femmes empalés parleraient, alors que, dans le ciel biblique, Nicolas Grégoire reçoit le martèlement d’un meurtre infiniment perpétré, celui d’Abel.

« Suis-je le gardien de mon frère ? » se serait récrié Caïn…

Voilà peut-être la position de Nicolas. Il refuse l’hypocrite refuge du meurtrier, mais il ne peut, pour autant, se faire le gardien des Batutsi. Comment approcher les victimes ? Le poète ne parvient même pas crier sa révolte, puisque, devant les langues arrachées, il y aurait comme une supercherie à prononcer trop clairement quoi que ce soit. Le poème est donc en lambeaux et les photos qui l’accompagnent ne cèdent rien au voyeurisme ou à l’esthétisation du génocide. Ces photos (et l’auteur ne m’en voudra pas) sont éloquemment laides… Des murs, un ciel implacable. Photos parfaites de la désolation.

Mais je reviens aux poèmes en lambeaux.

L’atrocité ne nous parvient que par fragments et le morcèlement de cette écriture répond, par des bégayements, aux lallations morbides. Seule la mise à mort semblait calme, mécanique, consciencieuse, appliquée, en 1994.

Quand d’autres se réfugient dans l’oubli, l’indifférence, voire même l’ignominieuse bonne conscience, Nicolas Grégoire adopte, lui, la vigilance. Il sera le gardien de ses frères mi à mort.

La vigilance ne baisse pas les yeux. Elle ne se résout pas non plus à un aplatissement de l’être dans la chose vue. Mais, parce qu’il s’agit de veiller sur ce qui pourrait subsister de l’humain, cet humain fût-il « terrible », le centre de ce petit livre est occupé par quelques notations en prose, posées comme des jalons éthiques dans l’entreprise impossible que constitue l’écriture du massacre.

Car à l’impossible, Nicolas Grégoire s’est bel et bien senti tenu. Entre le discours odieux, explicatif, catéchétique, normatif… et le silence coupable de la mémoire, il faudra encore de longs trébuchements de langage. Il les faudra toujours, devant les génocides, pour nous rappeler que l’humain c’est cela aussi. Peut-être pas seulement. Mais gare à l’espérance, qui n’ouvrirait pas d’abord les yeux et qui ne fermerait pas la gueule à tout ce qui voudrait prêcher, expliquer, atténuer, anéantir le mal.




Armand Dupuy, Sans franchir

 

« On » n’est pas forcément un pronom malhonnête.

Armand Dupuy en use, certes, avec obstination, mais cet entêtement ne signifie pas d’abord un effacement du « Je ».

« On » pourrait laisser croire qu’une présence tutélaire surplombe ses poèmes, mais cela ferait contresens. Chez ce poète plein de forces, qui nous donne à lire des petits évènements verbaux dont l’équilibre est d’autant plus subtil, d’autant plus fragile, que la prosodie s’en révèle solide, nous ne trouverons aucune trace explicite de transcendance.

Je le répète : les poèmes d’Armand Dupuy remuent des choses vues, des choses senties, des pressentiments, des houles, des miroirs… Ils partagent une étrange souffrance ; celle du monde, évidemment, mais ce serait trop simple. Quelque chose, un malaise, une âcreté habite notre souffle : « On pourrait se détacher, disparaître – on mesure ça dans sa bouche. » (p. 14) Les poèmes d’Armand exhalent, inhalent la légère fumée qui tremble entre le fait de vivre et le drame d’exister.Ils nous donnent à partager l’expérience d’un corps qui ne revendique pas l’identité. Ces poèmes sont d’ailleurs écrits avant le commerce ordinaire des humains entre eux. Armand Dupuy se lève tôt. Il écrit tôt. Il peint, aussi, aux aurores, des petites choses splendidement indéchiffrables, et il parle, en quelque sorte, avant la parole.

Cela donne un court recueil époustouflant. Je n’ai rien lu de pareil depuis Jaques Izoard. Mais attendez ! Je ne prétends pas qu’Armand se soit mis à la remorque du poète liégeois. Qu’il l’ait lu ou non m’importe peu, car ses poèmes clapotent à nos oreilles avec une vérité de ton qui ne trompe jamais. Et tant mieux, après tout, si le mystère de parler rejoint d’autres sources. Tant mieux si j’ai aussi pensé à Jean Racine en lisant Armand Dupuy. Racine, également, mettait notre langue en abyme. Il la portait parfois au remuement profond de toutes les hiérarchies. « Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez », prononce Bérénice, déployant peut-être le plus beau vers français dans l’aveu de la dé maitrise.

Chez Armand Dupuy il n’y a pas d’empire, pas de domination, mais un sens de l’effacement. Pas du néant, pourtant, car cela « tient », comme aime à dire le poète. Sous les mensonges et les empires, quelque chose remue encore, fait entendre son souffle ou son râle, perdure, insiste, plante, comme eût dit Bauchau, « une objection dans le malheur ». Quelque chose tient.

Et c’est pourquoi on tient à ce poète.




Eric Piette, L’impossible nudité

 

« Il y a un mensonge de l’être, contre lequel nous sommes nés pour protester. »

Depuis le temps que je rumine cette phrase d’Antonin Artaud, en lisant des livres de poèmes, j’ai fini par douter de son énoncé, voire même de son auteur. Car ce mensonge à proscrire passe, de poète en poète, paradoxalement, comme une vérité cruciale dans la cruciale poésie qui nous appelle.

La phrase pourrait venir de Pizarnik (que lit Éric Piette) ou de Michaux (que cite le poète). Elle pourrait même surgir sous la plume d’un écervelé cocasse de la trempe de Jean L’Anselme ou d’un humoriste matois, comme Géo Norge. Il y a bel et bien de cela chez notre poète. Il ne craint pas de se prendre en défaut ; il n’a pas peur de raconter des expériences. Pourtant, où qu’il passe, il opère ce léger dérapage, cette imperceptible claudication qui ouvrent des béances au mystère.

Je n’aime pas flatter. J’aime pourtant dire que les livres de Piette manifestent, sans ostentation, une culture poétique vraiment rare. Piette a lu, énormément lu, les poètes.

C’est qu’il y a un mensonge, n’est-ce pas, à dénoncer, même par la lecture. Quel mensonge ? Alejandra Pizarnik s’y brise la féminité. Michaux entre en révolte. Éric Piette, sans les imiter, et sans qu’il soit besoin, malgré toute l’admiration qu’on lui porte, de le poser en génie, poursuit son chemin dans la langue : non-lieu de l’enfance (…) dorénavant j’écris / sur rien // à propos du vent qui souffle / dans l’appartement // par exemple // avons-nous si peur ? (p. 32)

Dans un précédent livre : Voz,  Piette faisait du voyage le lieu d’une mise au net… L’humain s’épluche comme un oignon. Et cela continue, ici. Le lecteur d’Éric Piette est toujours déplacé : de l’expérience à l’inconnu. Il est comme délivré de sa gangue Quoi de plus simple, par exemple, qu’une porte ouverte ? Mais cela change : la porte est ouverte tu sais / que l’univers sera clôt / sur lui-même… (…) (p.75)

 

Et c’est parfois un poème brut et saisissant qui vous retient :

 

            mon sang comme un tableau
            sur le mur pâle (p. 69)

 

Je ne peux rendre compte de tout. Je ne peux tout citer. Pourtant, j’aimerais évoquer l’audacieuse tendresse de ce poète. Son impossible nudité rejoint, à l’évidence, la dénonciation du mensonge de l’être. Mais, si on accompagne bien sa volonté de (sur)vivre, on comprend que le poète Éric Piette, laisse trainer, dans ses poèmes, un appel, un accroc, un destin triste. Et l’amour manque. Ce manque donne à l’œuvre un lyrisme en creux. C’est trouble, troublé, simple. Magnifique.




Liliane Wouters, Derniers feux sur terre

 

On connait Liliale Wouters, son allant, sa façon de planter le poème comme un tracé métaphysique, tout dru, tout nu, d’une limpidité incroyable : « Pharaon, si j’étais Moïse / Je serais resté près du Nil. / Je connais la Terre Promise. / C’est un autre poisson d’avril, écrit-elle par exemple au commencement de « La marche forcée », et vlan ! Liliane ne s’en cache pas, sa connaissance profonde de la poésie flamande, la longue fréquentation des mystiques de cette terre grasse et rude a fait rouler son sang dans le réel. Son poème parle en vérité et sonne juste, le plus souvent carillonné par un usage virtuose et pertinent de la rime. Mais on ne verra ici aucun archaïsme prosodique ou spirituel. Liliane Wouters n’a ni à se fier aux modes, ni à s’en défier. Sa liberté de ton la place souvent au-dessus du lot. Et, si Le style est l’homme même  (ou la femme), comme aurait dit Buffon, on peut être assuré, en lisant ces derniers poèmes publiés, qu’on a affaire, ici, à l’expression d’une humanité remarquable.

L’aveu que fait elle-même le poète, d’avoir commencé ce long texte en clinique, et le titre même de ce livre, seraient de nature à inquiéter ses amis. Mais, s’il s’agit bien d’un adieu à la vie, celui du Capitaine Nobody, on trouvera pourtant, ici même, de fortes raisons de vivre et de vivre encore. La mystique de l’auteure s’exprime dans ce « Je » transposé : il crée à la fois un décentrement tout en permettant aux choses de se dire.

Et quelles choses ! Le Capitaine médite, par exemple, sur le signe de la croix, et sa méditation est tout, sauf dévotionnelle : « Je le ferai pour la dernière fois / touchant le front, le cœur et les épaule. / D’abord le front, montant vers la lumière, / puis la poitrine au fond de l’être et puis / à gauche, à droite ceux qui m’entourèrent / et comme moi par la mort seront pris. » Mais il médite aussi sur le surgissement tardif d’un grand amour.

Voilà bien la surprise : la déglingue du corps (décrite discrètement mais sans concession) et la montée des mélancolies sont comme fouettées par le surgissement amoureux. Qui est Margaretha ? Ni l’auteure des poèmes ni son personnage de narrateur ne précisent les contours de cette présence vivifiante. De ce fait, un mystère circule, entre Nobody, Wouters et vous, leur lecteur. Et cette circulation de poèmes, d’amour et de vivre, place peut-être Margaretha au rang des métaphores. Au moment de larguer les amarres, le vieux capitaine sent encore l’appel du large. Cet appel prend la forme d’un désir.

Là où d’autres plongeraient au néant, Liliane Wouters parie sur un sursaut de vie. Car la fin de la vie ouvre peut-être une vie nouvelle. C’est ce que suggère, avec un tact infini, ce très beau livre.




Gaspard Hons, Le bel automne

 

Depuis toujours : depuis Les résidences secondaires (1981), que les Éditions Recours au poème ont l’excellente idée de republier en format numérique, cet automne, et dont j’extrais ce court évènement textuel : « Intact le poème coule au pays absent »… Et depuis bien avant cela : depuis Le bréviaire de l’attente (1974) : « les enfants vieillissent de peur (…) / et les parapluies se ferment à tout jamais », l’œuvre profonde, prolixe et essentielle de Gaspard Hons témoigne d’une absence au monde, dont rendent compte les multiples « façons » de ce poète. Il dédie un cycle à « Personne ». Il écrit quelquefois en forme litanique. Il a donné dans l’hermétisme. D’un point de vue purement formel, il sait tout faire. Et il ne cesse de le répéter : sa présence au monde est une absence, et le monde lui-même n’existe que pour révéler la pureté de la conscience, une pureté qui consisterait à disparaitre. Voilà Gaspard Hons.

On a donc pu le lire dans les formes parfois incongrues d’une poésie qui ne veut rien dire. Mais cela reste vrai : les poèmes de Gaspard ne veulent pas. Ils laissent entendre. On l’a lu dans la litanie, proche des prières, mais, chez lui, se faire proche inclut une expérience de la distance et l’oraison ne franchira pas la distance. On a considéré qu’il ne se vouait qu’à « Personne » - et jamais plus qu’alors, on a pu le cerner. On le croirait « simple », aujourd’hui, mais quelle sottise ! La poésie de Gaspard ne vit que de contradictions et la simplicité syntaxique et lexicale des deux textes rassemblés dans son dernier recueil paru, témoignent moins d’une maitrise que d’un dépouillement. Une « simplicité volontaire » habite ce livre merveilleux.

Je ne dirai jamais assez combien cet homme vrai cherche le vrai en poésie. J’aurais honte de parler ici de « culture ». Car, s’il a lu des milliers de livres, s’il en a commenté des centaines, s’il a abondamment regardé les peintres, les sculpteurs, et écouté les musiciens, Gaspard Hons n’accumule pas les savoirs. Tout ce qu’il sait le conduit à s’épurer. Bien sûr, aimer Mozart n’est pas de trop. La culture de Gaspard ne lui sert jamais de paravent. Bien au contraire, elle le mène gentiment parfois, mais rudement, le plus souvent, à considérer qu’une présence au monde demeure à jamais guettée par la pathologie. Certes, il y a du Freud, chez lui. Certes, le trou de la Shoah est souvent rappelé dans son œuvre. Mais Gaspard n’est ni malade ni maladif et encore moins morbide. Ce qu’il dénonce, c’est la pathologie cachée, et souvent meurtrière, de ceux qui s’assurent ou se rassurent, de ceux qui se croient exempts de conscience parce qu’ils savent parler.

C’est presque tout. Pour moi, qui ai longuement fréquenté  cette œuvre et cet être, profondément ancrés dans la recherche du poème, pour moi qui me situe, à certains égards, si loin de ses convictions, Gaspard Hons, en ses poèmes, demeure un éclaireur : « malgré les mains déchirées par le vent de là-haut, un marcheur, écartant les lèvres de sa plaie, allonge le pas avant la tombée du jour », écrit-il (p22).

Et comment peut-on mieux dire l’espérance, s’il s’agit de marcher, tant qu’il fait encore un peu jour, et marcher sans savoir ?

Gaspard Hons, Les Résidences secondaires c'est ici.




Frédéric Boyer, Dans ma prairie

Frédéric Boyer a déjà publié des poèmes, des essais, des romans, une édition de la Bible, traduite par des exégètes et des écrivains complices, qu’il a réunis pour une publication mémorable chez Bayard. Le voici dans un long texte, sous-titré Western. Le voici dans une prairie de l’ouest, que nous connaissons tous, même et surtout si nous n’avons jamais quitté les lieux de la petite enfance et ses jardins. Le voici dans son instant d’ipséité (je m’en explique sous peu), dans l’éternel instant de l’appropriation pure de la vie même, le voici sur la frontière ouest de l’Eden, au bord de la grande aventure, au lieu des commencements : au western.

Rejoindre ma prairie, je vous en prie, laissez-moi.

Chacun a dû connaitre cela, entre quatre et six ans, ce moment lumineux et douloureux où le « soi » émerge d’une relation fusionnelle avec la nature. Un jour, vous constatez que l’arbre n’est pas vous, que vous le regardez, que votre consistance s’affirme hors des fusions. Le plus étrange est que cette ipséité revient. Elle revient un matin à Georges Haldas, alors qu’il traverse, comme tous les jours, la petite place de Lausanne et s’en va écrire au café. Elle revient au Julien Green mûrissant, sur les bords de la Seine. Tout à coup la place suisse ou le fleuve parisien retrouvent une consistance extraordinaire. Ils existent pour que Green ou Haldas savourent leur propre existence. Pour le grand écrivain qu’est Boyer, l’affaire se joue dans la prairie.

Rejoindre ma prairie, je vous en prie, laissez-moi.

La métaphore de la grande plaine herbeuse n’est pas neuve. Tant mieux. On y rencontrerait Walt Whitman : « Quand vous vous abattez sur moi, moments naturels, c’est tout de suite, c’est maintenant, / (…) /donnez-moi la vie à cru et saignante (Feuilles d’herbe). On y rencontrerait Cooper mais aussi les cow-boys. Plantés sur les chevaux qu’ils ont domestiqués, ils traversent la sauvagerie de la prairie. L’évangile de Marc le suggère : l’humain siège entre l’ange et la bête (Mc 1, 13b), mais ici, dans la chevauchée des mots, le poète traverse la prairie sauvage. C’est elle qui accouchera de l’ange et qui fera de lui un homme. Dans cette chevauchée, Boyer nous emporte.

Rejoindre ma prairie, je vous en prie, laissez-moi.

Frédéric Boyer ne circonscrit pas son domaine intérieur. Il est aussi bien seul comme un petit scarabée noir, qu’agrandi et enivré d’espace, au point de disparaitre dans l’immense. Son livre est ample (quoique court), lumineux (quoique gorgé de mystère), superbement écrit (quoique voué à l’oralité). Sa prosodie de poète vous tient la main. Sa prairie devient vôtre et elle donne, sinon des raisons de vivre, au moins le sentiment intense d’être vivant.

 




Le don furtif, de Jean-Marie Barnaud

 

Je l’ai déjà écrit, ici ou ailleurs : une vie de lecture comporte des surprises rougissantes. Cela fait longtemps que Jean-Marie Barnaud publie de la poésie et Le don furtif est le premier livre de lui qu’il m’est donné de lire. C’est désolant. C’est magnifique. C’est magnifique, en effet, car pour toutes les raisons qui suivront ce préambule, la découverte, même tardive, d’un poète de cette haute qualité irrigue le cœur et la conscience. C’est désolant, aussi, et cela me place dans une posture modeste. Quelqu’un d’autre, qui connaitrait mieux cette œuvre, en parlerait assurément bien plus habilement que moi.

Tout cela est secondaire. Car Jean-Marie Barnaud commence par le commencement. Son recueil s’ouvre par une méditation sur son art, une méditation qu’il tire des profondeurs, mais qui remonte à la surface par le truchement d’un questionnement essentiel : Que cherche-t-on / qu’on n’ose plus nommer / de peur de se mentir / ou d’agiter les dépouilles / d’un simulacre (p. 11). Le fond du problème est posé, qui est aussi le fondement du poème. Et c’est une question.

Là où va le poème importe, c’est certain. Car le long praticien de la poésie qu’est Barnaud : auteur, critique et directeur de collection, doit savoir l’importance de la poésie. Mais il en sait d’autant mieux la fragilité. Le simulacre est aux aguets. D’emblée, le poète l’avoue et cet aveu le rend crédible.

La crédibilité poétique de Jean-Marie Barnaud tient, aussi, au fait que ce poète connait son métier. Je sais qu’il parait obsolète de s’attarder sur ce point. Et pourtant, voici septante pages de poésie qui tombent dans la bouche avec aisance. Sans aucune facilité, Jean-Marie Barnaud donne à lire des poèmes qui scandent le rythme et passent la langue par le corps. Tout sonne bien et juste, dans ce recueil, que je me suis surpris à chuchoter, à lire à voix haute, tant la prosodie en est ferme et assurée.

Rien ne vient rompre, d’ailleurs, entre les premiers textes qui regardent le geste poétique et ceux qui, ensuite, dénoncent certaines barbaries de notre temps, l’allant de cette langue maitrisée et cependant fragile. La violence peut habiter l’auteur, qui nous place, sans ménagement aucun, parmi (…) les effarés les naïfs / penchés une fois de plus / au-dessus de l’horreur / ayant statué contre toute raison / que plus jamais l’horreur (…) (p.20)

J’admire, donc, l’engagement de ces poèmes. Ils ne militent pas (Dieu merci). Ils font mieux. Ils croisent et rassemblent l’effarement poétique avec la prise de conscience politique. Ils ne proposent ni analyses, ni solutions. Ils font ce que peut faire la poésie : convoquer, aux sources d’une impossibilité de dire, un cri de révolte. Ils rassemblent. Ils font feux. Ils délient les poètes du nombrilisme. Ils veulent une « vraie vie », même impossible – parce qu’on ne peut tout de même pas se contenter de lire et d’écrire des poèmes, ou de s’y réfugier, quand la souffrance parle et risque de se perdre au sac / de la mémoire…