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Patrick LAUPIN, Le Rien qui précède

L’exergue s’ouvre sur une dédicace à Marion  Lafage (qui m’a envoyé ce petit livre en service de presse, qui anime des ateliers d’écriture et qui dirige la collection « La petite  porte »), de Louis Lafabrié à Bernard Noël — et non des moindres — car Patrick Laupin revient sur les ateliers d’écriture qu’il anime en s’appuyant sur le rôle qu’y joue la psychanalyse…

Je relève ces mots au début du texte : «  Cette marque fuligineuse et intacte du corps transfuge de l’effroi signe l’entrée des rêves, des démons, des passions et du courage dans le corps rêvé de la création » (p 11).  Je relève encore ces expressions : « un état vécu du corps » (p 12), « un geste de la parole » (idem), « mais il y a la réponse du corps qui écoute » (p 13).

La difficulté de bien comprendre ce qu’écrit Patrick Laupin vient de ce qu’il est nécessaire de débarrasser le  discours que tient celui-ci de son point de vue métaphysique. Mais toute science a besoin de créer son propre langage : «  Quelque chose de très ancien remonte et vient d’un bond sur scène » (p 24). Je n’aurais fait que dire la difficulté qu’a d’écrire  Laupin le fonds de sa pensée.  S’agit-il de la scène primordiale ? 

Patrick Laupin attire l’attention sur ces « Traces archaïques, cénesthésiques, trajectoires, balistiques des retombées du son dans le sens, tessiture, geste vocal » (p 28).

Patrick Laupin, Le Rien qui précède. Gros textes éditions, (collection la Petite porte),  64 pages, 8 euros. Sur commande chez Gros Textes à Fontfourane. 05380 CHATEAUROUX-les-ALPES.

Lardé de citations dues à des célébrités, je relève dans le discours de Laupin ces mots : « Nous retrouvons le sens et la suite quand nous renouons le fil fragmenté de la notion, vaste fresque initiale qui a sa source dans le mystère presque perdu des correspondances d’un don qui précède le langage. Un alphabet des oubliés, une épopée ou une chanson de geste de la parole » (p 26). 

Je ne suis pas certain que l’écriture entre paragraphes bien équilibrés ne rende pas obscure cette note de lecture et confuse la notation que fait Laupin : «  La destinée lisible ou illisible de ces  traces compose la fresque des empreintes  probables ou bannies  de ce qu’on peut appeler une écriture  »  (p 29). « L’écriture est souvent quelque chose qui vient du dieu de loin, en lien avec autre chose dont on ne retrouve plus la figure mais dont on pressent le rapport perdu » (p 30). C’est un mur qui sépare  ce que l’on peut de ce que l’on sent » (p 31). Voilà que je commente par un montage de citations cette « arrière-pensée d’un silence qui témoigne de ce que nous avons consenti à taire » (p 36). Mais Laupin continue qui affirme : « Nous n’avons rien à prouver, nous ne sommes pas tenus de nous acquitter, aucune objurgation ne nous contraint à écrire » (p 37), « Les phrases ne viennent pas de nulle part »  (p 39). Autant de questions qui se posent : « La bonté est-elle  le bien essentiel de la littérature, sa sincérité? L’écriture est-elle une personne? Est-ce que les livres nous ont sauvé la vie?  Qu’est-ce qu’un interlocuteur providentiel? Comment et pourquoi donner corps à cette parallèle surgie du fond? Suffit-il chaque jour de noter des phrases dans un carnet? (p 40). Le temps des questions est dépassé, celui des réponses est venu : quoi de mieux de ne pas trop réfléchir (p 41).

 

Il faudrait tout citer. L’art n’est qu’un artifice. Le but est de dire la vérité, d’accéder à celle-ci. Il faut savoir gré à Patrick Laupin de dire Nous (p 46) : c’est pour affirmer qu’il n’est rien sans les autres, mais qu’est ce « principe pluvieux et athée de l’écriture » (idem)? Il ajoute : « Avec l’écriture on entre dans le vide et le rien, le bien le plus précieux «  (idem). C’est là que l’atelier d’écriture est efficace ! Quand, « à notre insu une toile de langage se tisse et se perd au fond perdu de nous-mêmes » (p 50)…

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Pierre Dhainaut, Transferts de souffles

C’est une véritable anthologie de ses premiers recueils, de « Bulletin d’enneigement » à « Perpétuelle, la bienvenue » qu’offre Pierre Dhainaut … Parfois remaniés ou franchement inédits… 

« Mon sommeil est un verger d’embruns » commence par un vers  étonnant, vers étonnant disais-je car je pointais docilement un synonyme, à ce qualificatif « personnificateur ». Il y a quelque chose d’anthropomorphe (strophes de vers isolés ou strophes de quelques graphèmes)… Ce premier recueil est fait de poèmes épars  : un vers laisse apparaître le dualisme présent, douce et forte, présent absent (pp 27 et 25). Mais on sent l’amour de la femme aimée…

«  Le poème commencé » débute par une prose. Vers et proses sont mêlés ; on  peut oser une hypothèse : la prose émet des mots cryptés tandis que les vers sont chargés d’explorer le réel. Mais est présente la femme aimée, ce qui incite à penser qu’il s’agit de poèmes d’amour : « je traque une apparition : aimer »  (p 37). Le thème de l’enfant est aussi présent, l’important est de nommer les choses : le poème est « crypté » et devient descriptif (pp 43 à 52) ; ça se termine par une prose mise entre parenthèses (importantes, les parenthèses, p 53 où sont abordés les mots justement…). 

Pierre Dhainaut, Transferts de souffles, Editions L’Herbe qui tremble, 278 pages, sur commande ou en librairie, 18 euros. 

Tout est pesé, même les mots rares forment souffle : poèmes d’amour liés ; cela ne va pas sans mystère : « Eclat je ne suis qu’une brèche » (p 60 :  ça devient signifiant au vers suivant) : la femme aimée se confond avec le paysage. L’éphémère est la poésie !

Dans « Au plus bas mot », Pierre Dhainaut s’interroge dans cette page 115 sur le mot « en cendre à mon approche, un nom, m’entourant » : poésie réflexive donc (p 127) et mieux « silence enfin sans fin s’enfle » (p 128) : mots voisins aux sons ou aux sonorités proches ou aux habitudes d’une certaine époque (avec ses termes coupés en deux, p 129), séparés (p 149), trous dans le vers, etc… (p 132 ou 130, p 147), jeux sur les mots (« va /  geint va / cille », p 150)… Mais rien de gratuit là-dedans…

Dans « L’âge du temps », le poème est dédié à la nature et l’enfant fait une brève apparition (p 171) mais la mort  apparaît…

Dans « Le retour et le chant », j’apprends de Pierre Dhainaut « C’est à peine aujourd’hui / si j’écris encore » (p 205). Ou « L’amour s’ouvre à l’amour, / que pourrais-je ajouter ? »  (p 206). Mais qu’est-ce qu’un signe ? (p 211). « Obstinément / nous gaspillons ce que le temps peu à peu nous confie » (p 213).  « Avons-nous  pris racine / ou brisé nos attaches ? » (p 215). Pierre Dhainaut continue d’interroger le réel… Cette anthologie est émouvante, car on assiste à un murmure incertain !

Dans « Perpétuelle, la bienvenue », aux poèmes inédits, dont j’apprends qu’ils furent écrits « trente-huit ans plus tard » mais publiés dans la présente anthologie… J’apprends également, grâce à la lecture d’Isabelle Lévesque, que, depuis « Bulletin d’enneigement » jusqu’à « Perpétuelle, la bienvenue » , « la ponctuation a évolué, le chant s’est développé : les points d’interrogation se sont raréfiés (plus que quatre). L’acquiescement, dans son affirmation, se révèle  conquête à entreprendre car il reste possible de se heurter à la nuit »...

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Jean MAISON, A‑Eden

L’exergue « annonce » un abécédaire et le recueil s’ouvre sur Pirus Malus, j’ai donc cherché vainement cet abécédaire. Sans doute, suis-je conditionné par des siècles et des siècles de formes fixes. A moins que Jean Maison veuille dire la diversité du monde ? 

Dès le poème liminaire, je relève ce vers : « Le doute de la connaissance » (p 7). Pirus Malus, faut-il le rappeler, est le pommier, l’arbre de la connaissance du Paradis terrestre ? Le sens s’échappe sans cesse, il n’est pas énoncé  a priori. Reste alors à relever les indices qui viennent éclairer le sens : « Le jardinier approche le buisson » (p 19) est parmi ceux-ci (le jardin évoque le buisson, le buisson ardent) ; «  Sa soif de miséricorde » (p 29) parmi d’autres indices : il fait penser à la miséricorde divine.  Etc…

La deuxième suite, intitulée « La dernière belle », est apparemment plus sereine, plus laïque : je dis bien en apparence ; la troisième suite, la plus longue avec ses quinze poèmes, intitulée « La soif charnelle », est marquée par la volonté du poète de se défaire du monde (p 59) ; 

Jean Maison, <em>A-Eden</em>Ad Solem,
éditions, 102 pages, 10,90 euros. En librairie
ou sur commande sur catalogue.

mais ce projet est vain ce que semble indiquer un tacite acquiescement. Les indices réapparaissent : l’onction (p 67) ; mais la dispute a lieu : « La patience amoureuse / Illumine les corps » (p 69). Maison paraît être à la recherche de « La fêlure introuvable de l’amour » (p 71) : divin (?) ou corporel  (?). Il faudrait citer intégralement le poème de la page 79… La quatrième suite, qui a pour titre  « Nudité obscure », opère un retour à l’abécédaire : « Je lis sur la mantille / L’alphabet du débutant » (p 89) : innocence du poète ?  L’antépénultième poème projette un retour aux femmes. Le poirier (p 93) fait son apparition après le pommier de la page 9…

Ad Solem est une maison de spiritualité chrétienne, ce qui fait que j’ai sans mal lu le recueil de Jean Maison. Mais si c’est l’histoire de l’homme et de la femme, de l’amour charnel et de sa raison d’être à tout, alors j’ai bien lu ! Car ce recueil est une ode à l’amour sous toutes ses formes : Jean Maison pense dans ce livre que l’amour n’est pas seulement divin mis qu’il peut aussi être charnel…

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Jean ESPONDE, A la recherche de Lucy

Sous-titré « Pour que les poètes aiment  AL 288-1 » ce recueil est celui qui suit  « Le désert, Rimbaud » paru en 2018 chez le même éditeur… Jean Esponde (on se souvient de son précédent essai) est un grand voyageur ; la Corne de l’Afrique n’a pas de secret pour lui.

A mi-chemin entre le roman et l’essai, ce livre est inclassable. Il naît de la lecture de Maurice Taieb, jeune géologue (à l’époque) au CNRS, qui dirigea l’expédition internationale qui fut à l’origine de la découverte du squelette momifié de Lucy… En italiques, le roman peut commencer (pp 29-31) : le lecteur est transporté au temps de Lucy, c’est-à-dire il y a plus de 3 millions d’années… Et dès lors, cela va se poursuivre : les caractères romains (réservés au commentaire et/ou à l’essai), les caractères italiques réservés au roman en train de s’élaborer, le roman dû aux croyances ou aux hypothèses sur l’homme préhistorique, vont alterner.

Le caractère romain plus étroit va apparaître : c’est un artifice trouvé (pp 46 à 52)  par Jean Esponde pour désigner les notes qu’il reprend pour écrire la brochure (« Lucy a 40 ans ») qu’il a en projet avec Ali Robleh. Harar, toujours Harar ! Mais le roman n’est pas oublié pour autant : « Avec tout ça, je risque de perdre Gowé, le jeune chasseur errant » (p 60). Et le roman peut recommencer (pp 61-62), suivi d’une série de notes. 

Jean Esponde, A la recherche de LucyAtelier
de l’agneau, 156 pages, 18 euros. En librairie ou
sur catalogue (commande en ligne : laissez-vous
guider, port en plus).

La découverte des ossements de Lucy fut quelque chose de comparable à  « un mariage princier, ou un but du PSG en Coupe d’Europe »  (p 70).  La politique s’y mêle : « l’empereur Haïlé Sélassié avait été renversé par des militaires » (p 73). Ce qui n’est pas sans retombées sur les tribus afars… Dans l’antépénultième chapitre, Jean Esponde cède au rêve : il imagine ce que sont devenus   les membres du clan auquel appartenait Lucy, il va même jusqu’à imaginer l’esquisse d’un langage mais il ne s’agit là que d’hypothèses !

L’approche de Lucy se fait doublement,  par la fiction du roman et par les commentaires, par l’italique et les romains (j’emploie à dessin le pluriel). Mais les choses se compliquent à la page 43 où la fiction se mêle au réel via le personnage réel de Dato : on a un peu de mal à suivre ! Finalement, en mêlant les notes prises lors des lectures issues de la réflexion au commentaire, on a un texte de fiction. Jean Esponde écrit un véritable roman en en montrant le travail préparatoire ; et c’est une réussite car j’aime Lucy

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Edith Azam & Bernard Noël : Retours de langue

Si j’en crois la couverture de ce recueil publié par les éditions Faï fioc, ce livre fut écrit conjointement par Edith Azam et Bernard Noël. Mais il est difficile d’attribuer à chacune ou chacun ce qui relève d’elle ou de lui. Tout au plus, peut-on risquer quelques réponses ou quelques hypothèses… Ayant beaucoup lu Bernard Noël dans ma jeunesse, il me semble reconnaître sa griffe dans le premier poème dont l’incipit est le suivant : «  voici quelques restes de langue/une  poussière où fut l’azur » (p 7), comme on écrit retours de courrier ; il ne me reste plus qu’à supposer que leurs auteurs ont continué à  écrire le livre l’un après l’autre, en échangeant leurs écrits respectifs, leurs poèmes, par la poste… Mais cette explication est peut-être vaine ! 

Edith Azam et Bernard Noël : « Retours de langue ». Editions Faï fioc (15 rue Haute. 54200 BOUCQ), 64 pages, 8 euros. En librairie ou sur catalogue (commande en ligne, prévoir le port).

Ce qui se dit dans ce recueil écrit à quatre mains, c’est « L’oubli sans doute/a la vertu/de diviser/notre mémoire » (p 38), ou alors une langue mobile, héraclitéenne/« On ne boit pas deux fois/la même eau/du ruisseau » (p 51). On peut alors supposer que les différences (apparentes) d’écriture sont l’œuvre de Bernard Noël de la page 7 à la page 35 et celle d’Edith Azam de la page 37 à la page 55. A rapprocher de ce qu’écrit Bernard Noël : « … pas de regret/juste un peu de désir/et ce visage au fond de l’ombre » (p 7).

En tout cas, c’est un bel exemple où deux écritures poétiques différentes (que je n’ai fait qu’effleurer) dialoguent admirablement.

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Béatrice Libert, Battre l’immense

Comme le dit l’argumentaire, ce recueil « réunit des pages  écrites par une femme éloignée de l’homme qu’elle aime L’attente et la poésie deviennent sa nourriture spirituelle ». Le poèmes est court, le vers bref (parfois réduit à un seul mot : « L’enchantement », p 12). Cela ne va pas sans conseils quand s’ouvrent le poème et le jour : « Eteignez la lumière/Ouvrez votre visage/Laissez-les éclairer votre nuit » (p 15).

Béatrice Libert, Battre l’immenseEditions de Corlevour, 80 pages, 15 euros. Dans les bonnes librairies.   

Parallèlement, la nuit naît une réflexion sur l’écriture du poème : « … un mot plus un mot/Plus un mot ne fait guère un poème/A peine une lettre d’amour//Juste un télégramme de survie » (p 17). Mais Béatrice Libert ajoute (p 24) : « Du texte inachevé/Lève un nouveau poème//Qu’inachève une langue/Où boîte un corps défait ». Il est vrai que Béatrice Libert se pose de nombreuses questions (p 26). Mais c’est pour mieux apporter des réponses : « Les pierres et les mots remplissent notre vie/Les unes pour la fermer les autres pour l’ouvrir » ou encore « Où le vent malgré sa surdité/Ranime quelquefois un semblant de poésie »  (p 27).   Les mots du poème servent à cicatriser, belle leçon de thérapie ! (p 30). La poésie se fait injonction au lecteur (?), à l’autre qu’aime Béatrice Libert : « Creuse/Dans le poème/Ma vie ! » (p 38). Mais qu’est cette huile essentielle de la miséricorde  (p 41) ? Que vient faire l’âme dans le poème (p 44) ? Que sont ces invisibles versets (p 58) ? J’ai longtemps pensé, en lisant ce recueil, que l’italique employé marquait des citations (mots, vers ou titres), jusqu’à ce que, pages 22 et 47, les inscriptions Pessoa et Louis Aragon  en bas de folio viennent me détromper. Il me faudra attendre la page  70 pour découvrir la raison de cet italique ! C’est un peu tard….

Mais c’est dans ses poèmes d’amour que je préfère Béatrice Libert…

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Les Hommes Sans Epaules n° 47 (1° semestre 2019).

François Montmaneix déclare haut et fort : « Ce ne sont donc pas le retour consternant des guerres de religion, la déferlante technologique obsessionnelle, l’abrutissement, par le football, la banalisation du verbe par le développement des réseaux prétendument sociaux, la vulgarité médiatique, la sacralisation des gadgets, la mondialisation de l’uniformisation et le déclin de la conscience du monde qu’ils engendrent, qui viendront à bout  de la vérité et de la force de la parole qu’incarne la Poésie » (p 5).

De même, dans son article, Le poète ermite de Tromba, Jacques Crickillon (p 25)  note à propos de  Pierre della Faille que l’amour de Belle est aux antipodes de la conception barthienne des Fragments d’un discours amoureux et assimilable aux représentations de l’amour vu sur les sculptures des parois des temples de Maliparum et de Borobudur. Il note aussi : « La différence, c’est que, la rencontre ouvre   chez della Faille, une destinée commune, un chemin (avec Belle à deux, en étant non unique mais double dans l’unique.  Dès lors, si la femme aimée apparaît sublimée dans l’œuvre jusqu’à en faire une figure mythologique, elle est aussi présence jour à jour et alimente ainsi perpétuellement la création… » (p 24). Si j’aime François Montmaneix pour ses poèmes en général et pour son écriture, j’aime Pierre della Faille pour l’amour fou qui donne une tonalité particulière à sa vie et à son écriture poétique…

Les hommes sans épaules n° 47 : 324 pages, 17 euros. Abonnement à 2 livraisons : 30 euros.
Les Hommes sans épaules, 8 rue Charles Moiroud. 95440 ECOUEN.

Si François Montmaneix signe l’éditorial de cette livraison des Hommes sans épaules, les deux précédents (FM & PdF) font partie du premier article de la revue, Les porteurs de feu, par leurs poèmes. La revue est divisée en ses parties habituelles : Ainsi furent les Wah (avec Imasango, Adeline Baldacchino -dont j’ai lu jadis La ferme des énarques (et dont j’ai rendu compte dans Recours au poème)-, Natasha Kanapé-Fontaine, Emmanuelle Le Cam, Hamid Tibouchi, Franck Balandier et André Loubradou… De même avec le dossier Poètes à Tahiti avec Christophe Dauphin (introduction) : Teuira Henry, Henri Hiro, Flora Devatine, Loïc Herry et Alain Simon… Les inédits des HSE sont consacrés aux poèmes de Sonia Zin Al Abidine. Vers les terres libres sont réservées à une étude de Paul Farellier intitulée La poésie de Frédéric Tison suivie de Minuscules (un ensemble de proses poétiques) du même Frédéric Tison…  Suit alors une étude d’Eve Moréno ; consacrée à la chanson, la poésie, elle présente le chanteur Allain Leprest.  Suivent enfin des poèmes inédits d’Elodie Turki, de Paul Farellier, de Jacqueline Lalande, d’Alain Breton, de Christophe Dauphin et d’André Prodhomme… Viennent en final des notes de lecture de Christophe Dauphin, de Claude Luezior, d’Eric Pistouley, de Bernard Fournier, de Jean Chatard, de Thomas Demoulin, de François Folsheid, de Frédéric Tison et  de Paul Farellier…  Viennent ensuite les usuelles informations…

Jamais une revue n’a autant ressemblé à ce que doit être une revue de poésie. Et il y a des poèmes pour tous les goûts.




Béatrice Marchal et Richard Rognet, Richard Jeffries, Olivier Domerg

Béatrice MARCHAL : « R. Rognet ou l’ailleurs qui veut vivre  »
suivi de Richard ROGNET  : « Lutteur sans triomphe »
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Livre double donc : Béatrice Marchal signe un essai où elle essaie de voir clair dans l’œuvre de Richard Rognet « Ce n’est donc pas moins de vingt-cinq années de poésie, soit une quinzaine de livres, dont la présente analyse va tenter de dégager les lignes de force essentielles… » (p 13).

«  Non qu’il veuille dissimuler sa propre homosexualité » (p 14)… Le mot est lâché ; Rognet est homosexuel, non qu’il le revendique ou qu’il le proclame : il n’est pas un partisan… Le nœud central semble être atteint quand Béatrice Marchal écrit : « Une femme intérieure au poète, le Transi auquel il s’identifie, six filles venues de la mythologie antique ou de grandes œuvres littéraires… tout se passe comme si, par le recours à ces figures essentielles dans la quête d’une identité perçue comme plurielle, l’insaisissable moi avait besoin d’être saisi, partiellement, temporairement, pour redevenir insaisissable et ainsi de suite. Richard Rognet revendique ainsi l’importance majeure de la métamorphose dans son œuvre… »  (p 55). Et le second livre qui suit l’essai de Béatrice Marchal, est un recueil de poèmes de Richard Rognet, « Lutteur sans triomphe » ; mais pas n’importe lequel puisqu’il fut édité en 1997, obtint le prix Apollinaire et demeura  épuisé jusqu’à nos jours.

Béatrice MARCHAL & Richard ROGNET : «Richard Rognet
ou l’ailleurs qui veut vivre »
et « Lutteur sans triomphe ». 
L’herbe qui tremble, éditeur ; 282 pages ; 18 euros. 

Revenons à l’essai de Béatrice Marchal. C’est à une véritable traque qu’elle se livre, son étude est exhaustive, sa lecture minutieuse : moi multiple, émiettement douloureux de sa personne semblent être les caractéristiques qui se dégagent de l’œuvre… La seconde partie de l’essai, intitulée Une identité liée à l’espace et au temps prétend aller plus loin des caractéristiques précédentes. Béatrice Marchal déclare : « De façon générale, l’incapacité du poète à  coïncider avec  lui-même correspond avec une conception de l’espace et du temps » (p 77). Dès lors la démarche de Béatrice Marchal va se confondre avec une lecture exhaustive de livres de poésie de Richard Rognet comme Le Transi, Je suis cet homme, Recours à l’abandon, Seigneur Vocabulaire, La jambe coupée d’Arthur Rimbaud, Juste le temps de s’effacer et de Ni toi ni personne  Soit des livres de poèmes remontant en terme de publications à un laps de temps qui va de 1985 à 2002 (sauf un inédit à ce jour). Il est sans doute difficile, voire impossible de résumer en quelques mots ce que les livres mettront plus de quinze ans à élaborer comme réflexion car cette dernière aura pu évoluer durant cette période… La troisième partie de l’essai est intitulée « La poésie comme accès au réel », là encore, la lecture de Béatrice Marchal est minutieuse. L’écrivaine commence par un paragraphe ayant pour titre (p 115) « La dénonciation d’une poésie coupée du réel » ; elle est convaincante.  Elle relève dans  « Lutteur sans triomphe » ces vers : « contente-toi d’un monde mort, / parle sans peur, sans effroi, / de décombres, de clef perdue » (p 135) : c’est que la poésie est morte, victime des attaques répétées du poète contre des conceptions « de la poésie comme ornement et artifice » ( p 118). C’est ainsi qu’elle aboutit à une tentative de redéfinition de la poésie comme énigme (p 138) caractérisée par l’hermétisme, le besoin d’une vision nouvelle, la nécessité des mots pour se construire une identité,  la dérision anti-dogmatique à l’égard des procédés stylistiques… La difficulté de cette conception de la poésie réside dans le fait qu’elle est le refus de la quête de l’éternité pour le remplacer par le perpétuel devenir (p 171). Mais je n’aurai rien dit de cette  foudre sur laquelle se tient en équilibre Richard Rognet…

C’est une excellente idée que d’avoir réédité  «  Lutteur sans triomphe » dont il faut féliciter le professionnel du livre de poésie, car ce recueil était épuisé depuis de longues années. Fut-ce un effet du prix qu’il obtint ? Je note les nombreuses questions que le poète se pose (p 186). Je remarque le pronom on :  (p 187) qui désigne-t-il ? Le poète ou qui d’autre ? L’allitération lui sert aussi de moyen pour lutter contre les mots choisis (p 190). Je note de nombreux substantifs de genre féminin dans les vers de Richard Dognet (« la lutteuse », p 215 ; « ma provocante », p 210) ; mais je rapproche cette présence de l’introduction de Béatrice Marchal où je relève cette phrase : « De sa volonté de s’adresser à tous, le poète évite d’opposer systématiquement hétérosexualité et homosexualité » (p 16). J’aime ce ton de la conversation, j’aime cette faculté qu’a Richard Rognet de passer d’un poème à l’autre, j’aime ces pavés de prose de semblable longueur à un ou deux vers près, j’aime ces vers qui font sensiblement le même mètre (ah, ce ton de la conversation !), j’aime cette modestie : « et je dis que mes simagrées / qui m’apparentent aux galopins / valent bien mes poèmes, » (p 236). J’aime tout, quoi ! M’intéresse même le charabia du poète (p 252) et ses cris d’orfraie.

Ce livre est une vraie réussite : j’apprend beaucoup à sa lecture. Et je découvre un véritable poète… A lire le poème de la page 260 (et tant d’autres !), je m’interroge : l’homosexualité de Richard Rognet est-elle si vérifiée que cela ? Ou la citation de Béatrice Marchal à laquelle je me réfère est-elle avérée ? Ou je me projette ?

Richard JEFFERIES : « L’Histoire de mon coeur ».

Traduit de l’anglais et présenté par Marie-France de Palacio, celle-ci souligne dès les premières lignes de sa préface le manque de (re)connaissance de Jefferies en France. « L’histoire de mon cœur » est une auto-biographie spirituelle (p 8). Cette déambulation littéraire à travers l’œuvre de Jefferies ne serait rien sans les références  (nombreuses) à  Thoreau, à Thomas Hardy jusqu’à préciser que « le rapport complexe de la Nature et la culture, établie par l’homme, entre la Nature et le temps, est ainsi au cœur de L’Histoire de mon cœur, comme des écrits tardifs de Jefferies… » (p 12). 

Concernant Thoreau, elle souligne les ressemblances entre Thoreau et Jefferies dans lesquelles il faut compter la condition humaine, l’ordre établi, le fait de vivre retiré du monde, la solitude et l’indépendance. Thoreau et Jefferies (p 15) ont en partage « le même tempérament mystique, le même mépris des traditions et conventions, ou encore le même amour passionné des bois, des champs et des cours d’eau, ainsi que le même talent d’écriture pour consigner leurs observations ». Elle ajoute : « En fait, pourquoi ne pas concilier le réalisme de Jefferies, son matérialisme même et son  aspiration  à une forme diffuse de transcendance ? » (p 31). Mais Jefferies rejette absolument toutes les religions (p 37). Cependant, Jefferies pense que l’homme qui éprouve le changement autour de lui atteint en fait l’éternité en s’arrêtant au plaisir de la sensation présente (p 40). On le voit, le lecteur se trouve en plein  dans le problème de la permanence de l’être

Richard Jeffries, Histoire de mon coeur,
Arfuyen, paris.

L’essai de Richard Jefferies peut alors commencer. L’aspect cosmique n’est pas négligé que ce soit sur le plan spatial (« Me couchant dans l’herbe, je parlais en mon âme avec la terre, le soleil, l’air et la mer à distance… », (p 49) ou sur le plan temporel (« … je portais un regard rétrospectif …  jusqu’aux temps anciens des fougères  arborescentes,  du lézard volant dans les airs, du lézard-dragon se vautrant dans l’écume de la mer… », p 62). « J’ai vu si peu de bonne statuaire, c’est un regret pour moi ; néanmoins, ce que j’ai vu est au-delà de tout autre art » (p 67) : c’est là, tout simplement, que je pense toucher les limites de Jefferies ; que penserait-on de lui aujourd’hui, si on lisait sous sa plume, son goût pour l’art contemporain ? Mais le sens de l’écriture n’est jamais bien loin : « J’ai toujours envie d’écrire « psyché » à la place du mot « âme », mais le résultat est gauche » (p 48). Il me faut honnêtement dire que Richard Jefferies croit à l’immortalité de l’âme , même si je suis athée : « Au moins, pendant ma vie, je me suis réjoui à l’idée de l’immortalité et de propre âme » (p 79). Et ce ne sont pas les lignes qui suivent qui me feront changer d’avis !

Le temps n’existe pas, le temps est éternité, « maintenant est l’éternité » affirme Jefferies page 87. L’ordre chronologique  n’est pas respecté comme il l’écrit au début du chapitre 5. Page 127, il dit sa méfiance l’égard des systèmes de pensée, des philosophies prétendant cerner ou avoir pour sujet d’aller à la rencontre de chaque vie humaine, sinon ses doutes. Il semble maîtriser les écritures (ou leurs traductions)des peuplades les plus éloignées de son époque. J’aime ces lignes qui ouvrent le chapitre 8, « Si l’on voulait énumérer tout ce qui a été inutile, il faudrait énumérer  presque toutes recherches qui ont été menées jusqu’à maintenant » (p 155). Suit alors un développement  où la prudence le dispute à la notion de valeur. Ce qui prévaut, c’est qu’il n’y a pas « la moindre trace de dessein intelligent  dans la direction des affaires humaines » (p 167).

Il y aurait encore bien des faits et des déclarations à relever ! Globalement et en l’état, L’histoire de mon cœur est un excellent plaidoyer écologique et sur l’organisation du monde : c’est la grandeur de l’homme et de Jefferies. A nous de jouer contre le jeu politicien dont les politiques usent et abusent pour mieux berner nos semblables et protéger leurs petits intérêts… Une note biographique sur Jefferies et une note sur le présent ouvrage  complètent l’introduction de Marie-France de Palacio et l’essai.

 Olivier DOMERG : « Onze tableaux sauvés du zoo ».

Jamais titre n’a aussi peu indiqué le  contenu du recueil. Seul le chiffre « onze » y fait référence : onze compris dans le titre, onze comme le nombre de poèmes que comprend ce livre. L’auteur, Olivier Domerg, a consacré trois volumes à la montagne Sainte-Victoire, récemment, du point de vue de l’écriture et donne à reconsidérer généralement le relief et sa perception. 

Cela commence très fort : « Dans le fond - rebord, plinthe ou contremarche -, la blanche caillasse de  la chaîne de Vitrolles, long banc bicolore, bauxite et calcaire, ressort » (p 5). Et ça se termine (ou presque) par ces mots : c’est un bel « hommage consenti à la montagne et au paysage, en général » (p 100). En tout cas, la sensibilité au paysage n’est pas absente : « A midi, en pleine clarté, la montagne fumait  presque, en tout cas, donnait l’impression  d’une infime lévitation, voire d’une légère évaporation » (p 12).  Je me suis promené dans la montagne Sainte-Victoire, je suis même allé à Vauvenargues (p 19) et j’ai vu  « cette vague rousse surplombant » le château…Ailleurs, c’est le mélange des termes : «  ça caille et ça schlingue » (p 7) et le mot, étonnement poétique et rimbaldien, de flache et que penser d’ovalien  ? (p 11). Mais c’est un mélange de vers et de proses ! De sites industriels (l’étang de Berre, la Mède, Fos-sur-Mer) et de lieux préservés (le Pic des Mouches, la chaîne de Vitrolles).

Olivier Domerg : « Onze tableaux sauvés du zoo ».
En librairie ou sur catalogue  (prévoir le port dans
ce cas). Atelier de l’agneau, 108 pages, 16 euros.

Et je n’aurai rien dit de la justification à droite, à gauche, par le milieu ; comme je n’aurai rien affirmé de cette façon qu’a Olivier Domerg d’appeler familièrement cette chaîne montagneuse  la sainte, de Cézanne (incontournable quand on parle de la montagne Sainte-Victoire) : à la question  « A quoi sert le Sphinx ? », la réponse ne se fait pas attendre « A rien, comme Cézanne » (p 41), c’est extrait d’un poème intitulé  Dialogue des roches !




Autour de Jean-Claude Leroy, Olivier Deschizeaux, Alain Breton

Jean-Claude LEROY, Ça contre ça

Deux suites (dont une très brève) entourent une troisième. La première est composée de quintils en vers non rimés et non comptés composés de deux distiques et d’un monostiche ou d’un tercet et d’un distique. La deuxième, la plus importante, comprend de longs poèmes écrits en vers très libres tandis que la troisième, la plus courte, de trois poèmes seulement (un de cinq vers, un de quatre et le troisième de deux seulement) Si la première est intitulée Tu, si la deuxième ça contre ça et la troisième Je, Il, le thème du recueil est bien la psychanalyse, d’autant plus que la deuxième suite s’ouvre sur un exergue de Georg Groddeck, un fragment d’une lettre adressée à Sigmund Freud en date du 27 mai 1917 où il est question du ça

 

Jean-Claude Leroy, Ça contre ça, Rougerie éditeur, 64 pages, 12 euros.

Ce recueil relève d’une gageure : la psychanalyse et la poésie font mauvais ménage, elles sont comme antinomiques ou du moins le paraissent-elles. Je sais qu’il existe un éditeur spécialisé, Po&Psy, je sais que certains poètes sont par ailleurs psychanalystes comme Claudine Bohi… Mais je suis d’une double formation universitaire, lettres et sciences de l’éducation (avec une dominante sociologique). J’ai étudié en autodidacte le rôle de l’inconscient dans la production poétique avec les surréalistes. Je me refuse donc à peser le pour et le contre de « ça contre ça » mais on m’autorisera à relever les passages où le ça affronte le ça  S’il fallait citer la totalité du poème de la page 30, on me pardonnera de citer les vers des poèmes suivants :  « un ça fermé qui t’ouvre les veines » (p 32), «  je suis au cœur d’un conflit entre  ça et ça / je suis atteint par un ça ou un autre » (p 35), « quand le premier pas / quand le ça » (p 42), « l’objet d’un ça en guerre avec un autre ça » (p 56)… Ce ne sont là que des exemples… 

« ça contre ça » est un livre original digne d’intérêt, un livre à lire absolument…

 

Olivier Deschizeaux, OURS

 

L’ours, quand il n’est pas un plantigrade, désigne un encadré indiquant les noms et adresses de l’éditeur et de l’imprimeur ainsi que les noms des collaborateurs ayant participé à la fabrication d’un ouvrage imprimé… Mais le titre du recueil semble avoir été donné par dérision car rien, dans les premières pages  ne parle de  l’ursidé ni de l’encadré… il donne à lire une poésie rimbaldienne, beat ou surréaliste…

Et singulièrement, dans Ours, des poèmes en prose. Chaque fragment constitutif de ces poèmes présente une forme lapidaire qui ne va pas sans obscurité ni sans absurdité ou gratuité apparente. Qu’on en juge : « La géhenne du verbiage divin nous jette à la plèbe, marchands de lions enivrés de svastikas, seuls les faibles auront droit à la force, l’épée sur-joue sa clémence en quelques démences altruistes dépourvues de soie, dont je me fais le drone » (p 49). Il passe sans transition au nom ours (p 38). Et pratique l’allitération (p 10). Jean-Claude Leroy, autre poète publié par Olivier Rougerie, parle de « griffe anachronique » et de «  délire  sacré » : jamais expressions ne m’ont paru aussi justes, j’adhère pleinement, comme j’adhère à ce fragment d’un poème : « J’ai vécu cela mille fois déjà, les murs gelés de l’esprit, les tempêtes qui s’abattent sur des paupières enfouies dans l’alerte du feu » (p 13).  Mais, pour moi, il y a trop de Dieu, trop d’église(s), trop de liens entre les vivants et le monde des esprits ; et je ne dirai rien des évangiles, des cierges et autres bondieuseries… Mais je me console avec ces « putains du seigneur » (p 36). Je suis sensible au côté rock de cette poésie… 

Olivier Deschizeaux, Ours. Rougerie éditeur, 62 pages, 12 euros.

Le poète ne serait-il qu’un ours mal léché en face de la médiocrité ambiante, face à la mort insoutenable, car la mort apparaît en filigrane (à qui sait lire), tout au long de ce livre : « Chasse à la raison  dans le crâne d’une mère  un peu trop vieille… » (p 28) ou « Maladies déshumanisantes, fleurs de parkinson, filles d’alzheimer, paralysie du cortex, avc malheureux, dégénérescence de l’être né pour mourir. // Dans la hiérarchie de la mort hommes et femmes se partagent le tarot divinatoire. » (p 34). A moins que l’ours du titre ne corresponde à cet « ours édulcoré » de la page 38 ou  à ce fragment de prose (p 51) : « Je suis un ours à l’âme orpheline  depuis que tu n’es plus là… ». Olivier Deschizeaux exprime parfaitement par le langage cette zone de turbulences qu’il vient de traverser ou ces « zones d’ombre » (p 55). Il faut attendre la page 59 du livre (qui n’en compte que 62) pour ce qu’on pressentait devienne une vérité affirmée : la mère du poète est morte ! 

Alain BRETON : INFIMES PRODIGES

 

Qu’y a-t-il de commun entre les œuvres de jeunesse où l’on découvre la poésie et celles de la maturité quand on maîtrise l’outil poétique, le vers ou la prose ? C’est que réunir en un seul volume l’œuvre de toute une vie est chose complexe. Et pourtant, Christophe Dauphin s’y emploie, s’agissant d’Alain Breton que les plus anciens parmi nos lecteurs connaissent pour avoir été l’un des animateurs de Poésie1 … Reste alors à passer en revue les plaquettes constitutives de ce volume (de plus de 460 pages, si l’on ne compte pas la table)…

Alain Breton, Infimes prodiges (Œuvre poétique). Les hommes sans Epaules éditions, plus de 470 pages, 25 euros. 

Les proses de Tout est en ordre, sûrement qui datent de 1979 font comme un fouillis, comme un désordre à l’image du monde et ce n’est pas le portrait de Ray Sugar Robinson qui viendra me démentir… Les poèmes (brefs) de la deuxième suite (parfois réduits à un vers)  sont sertis d’allusions et disent parfaitement la sensualité de cette musique. La troisième suite est écrite en vers…

La deuxième plaquette qui s’appelle ça y est  le monde ! (1990) commence par une suite intitulée Le long du fleuve Orénoque, dédiée à la mère du poète . C’est le récit d’un accouchement distancié, qui ne va pas sans émotion : « J’ai peur de n’avoir été, de n’être / qu’une preuve insoutenable qui saigne / définitivement » (p 50). La deuxième suite, La Terre encercle les oiseaux, commence par ces vers « Ma mère, tu le sais / je suis toujours la grenouille de sang entre tes cuisses  » (p 51) : tout est dit dans ce distique.  La troisième suite, Planètes, est sans doute la plus personnelle, car constellée de souvenirs intimes (comités, dédicaces, jazz, poètes… ) ; mais je préfère les poèmes d’amour ou de tendresse à ceux écrits la gloire du sport : je sais bien que j’ai sans doute tort mais je suis ainsi !

La troisième plaquette est intitulée Juste la terre. Elle s’ouvre sur un poème intitulé Montagnard : pourquoi faut-il qu’il me rappelle les photographies de Henri Didelle ou les poèmes de maints marcheurs. Ça ne manque pas de nostalgie comme ces premiers stylos aux quatre couleurs (p 112). Alain Breton a l’art de la sentence mais cela ne va pas sans mystère : « même si quelques ruelles, de moins savantes, /  embrasent encore, le matin // un chien, un coq, un lézard, / le temps qui compte ses boxes, ses visages  » (p 114).

La quatrième plaquette est intitulée Bivouacs, elle date de 1992. Et une part d’un certain surréalisme est présente, en  2018, cela fait une cinquantaine d’année qu’un certain André Breton est mort… 

Avec Maison-Buffle (1993), Alain Breton est à l’affût de ces infimes prodiges qui donnent son titre à ce volume de mille cauchemars ou de mille rêves. Son réalisme est à l’image de ces nuages qui ne sont que le rapprochement de deux réalités très éloignées …

Le sixième recueil intitulé Messe noire des vagues a été publié en 1999. Ce sont des histoires de pirates en vers ou en prose. La fantaisie y est présente  : «De Zanzibar à Chandernagor […] / […] il faut déterrer / la botte de sept lieues / » (p 179). Histoires de pirates : Alain Breton fait preuve d’une forte maîtrise du vocabulaire de ces contes et histoires, des us et coutumes des boucaniers, des grands mythes…

Le septième recueil intitulé Une chambre avec légende (1999) est marqué par l’amour fou et l’émerveillement, accentués par la brièveté des poèmes qui confinent à des notes prises à la volée : « les tables sous les chaises rejoignent le / cimetière des éléphants » (p 205) font parfois penser à celui qu’écrivait un demi-siècle plus tôt (« Je te vertige, je te hanche ») Henri Pichette.

Dans le recueil suivant (Pour rassurer le fakir, 2000), sous-titré Carnets d’atelier, on peut deviner que ce fut écrit après la visite d’un atelier de peintre. Certes, le mot dessin, la lumière qui pare les corps et la recherche fondamentale sur les peintres le disputent à la présence des sportifs (qui est Attila Zopf ?). Mais très vite, il s’agit plutôt de textes d’ateliers, les sportifs ne sont là que pour le rappeler : le texte (poème) sur Evariste Galois (p 237) n’est là que pour le prouver… Mais la présence de portraits fait penser à l’atelier des peintres, et c’est le début de belles histoires au surréalisme marqué dont l’humour n’est pas absent. A moins qu’il ne s’agisse d’un atelier de textes  (???) dans lequel Alain Breton expérimente des sujets différents ???

Dans Le Chasseur de Rivières (2004), Alain Breton a une vision très précise : « Je ne sais pas changer la litière / des orties » ( p 279) ou « ils te donneront / la prophétie des fanges » (p 282), ce qui ne va pas pas sans une certaine obscurité…

Brûlant sombre (2008) est une ode au jardin traversée par les morts (p 296) ou par le souvenir de Rimbaud (p 298). C’est écrit en dis(ti)ques sauf dans la troisième suite où le lecteur est confronté à la prose…

Des poèmes et des proses de 2011 (qui constituent la partie suivante de l’ouvrage), je relève ces lignes : « … La poésie m’a poussé à faire émerger les problèmes liés à mon identité, la prose m’a permis d’en rire ». Je ne sais pas si ces mots s’appliquent à l’ensemble de l’œuvre complète, mais ils révèlent un bel exemple de clairvoyance. 

Les éperons d’Eden (qui datent de 2014) commencent par une prose qui est une ode au père, Jean Breton. Et ça continue par de brefs poèmes en vers qui, mis bout à bout, font comme un tombeau à la gloire de Jean Breton. C’est émouvant et un bel exemple d’amour filial : ainsi ce poème consacré au tueur de doryphores du jardin de Nibelle (p 362). Cela ne va pas sans quelque aspect obscur (mais c’est sans doute le propre de la poésie) comme dans ces poèmes qui ouvrent la deuxième suite (Une poignée de nuit) : « La mer délassée / sur les lèvres de Pénélope » (p 347). Même si l’on sait ce qu’est la mort tout en ignorant quel sens donner à ce qui est une absence éternelle…

 

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Un livre qui valait bien la peine que s’est donnée Christophe Dauphin. Des caractéristiques de cet ouvrage, je veux signaler que le surréalisme n’est pas mort et le lyrisme contenu.  Un livre nécessaire dû à Paul Farellier (qui en a signé la préface), à ce même Christophe Dauphin et à Paul Sanda. Du texte de Dauphin, je ne dirai rien puisqu’il me fait l’amitié de me citer longuement (p 406 et 407). Si la bibliographie finale dresse bien la liste des ouvrages de poésie d’Alain Breton, on regrettera cependant que ne soient pas reproduites dans ce volume les plaquettes du début (antérieures à 1979) ; ni que soit dit un mot, en passant, sur la pratique du compte d’auteur des éditions St-Germain-des-Prés qui reste à inclure dans l’édition de poésie en général…




Fil autour de Claudine Bohi, Yann Dupont, Françoise Le Bouar, Didier Jourdren

Claudine BOHI : « Mettre au monde »

Il y a dans ce recueil comme une musique d’amour inconnu qui cherche son objet… Ce qui ne va pas sans obscurité car ce long poème, comme le dit le prière d’insérer joint au livre, lui-même ne va pas sans obscurité.  Claudine Bohi écrit, mais elle doute de ce qu’elle cherche : « cette porte/fermée//qui n’a pas de clé » (p 13). D’où des tournures elliptiques, ces mots comme peut-être qui marquent le poème ; ce qui explique sans doute l’absence de majuscules et de points à la fin du vers et du poème.  

Claudine Bohi, Mettre au monde. L’Herbe qui tremble éditions, 160 pages, 14 euros. Peintures d’Anne Slacik.

Chant d’amour car il s’agit de mettre au monde : et si l’objet de ce livre n’était que d’accoucher de ce livre ? Claudine Bohi maîtrise parfaitement l’art d’évoquer sans dire les choses directement : « dans le songe/de naître » écrit-elle (p 141). La polysémie, propre au langage poétique, a besoin d’être décodée. Le vers est bref, incisif même, souvent réduit à un seul mot ; « on bouge les mots » écrit-elle (p 28) ; sait-on jamais « là où ça commence », qui est le titre d’une des huit sections de l’ouvrage (p 33) ?  Que penser de l’emploi bizarre de certains verbes comme « on t’obstine » (p 46), qu’est ce « disparu pas passé » (id) ? Claudine Bohi ne cesse de s’interroger « est-ce la chair/est-ce le mot » (p 35, mais il  faudrait citer le poème dans sa totalité).   Les mots  changent même d’une lettre seulement : « rassembles/ressembles » p 47). Cependant, qui est ce tu qui apparaît page 39 ? L’autre moi du poète ? Ou qui d’autre ?

C’est la poésie, l’expression (car "peindre" revient souvent vers la fin du recueil), et si le but de ce livre n’était que de démêler le vrai du faux, de trouver les chemins de la création poétique ? Mais voilà que je me pose aussi des questions, et ce n’est pas par pur mimétisme ! C’est plus profond que cela ; je cherche à démêler « une pelote/de mots de chair de silence » (p 47). On se souvient alors que Claudine Bohi est psychanalyste et le lecteur se trouve, à son corps défendant, embarqué sur une piste de lecture relevant de cette discipline. La cinquième section du recueil intitulée Le lieu premier (pp 51-61) y invite. D’autant que le poème de la page 55 y pousse : « nous avançons (…)//vers ce visage en nous/qui n’a pas de nom//nous avançons vers ça ». Et les mots qui reviennent dans les poèmes suivants : chair, absence, lieu, sexe, corps, mots, langues … Mais, peut-être que je me trompe, que la solution à ce livre réside dans l’amour qui se chante ici (« cela réunit les deux bords/du trou/où tu tombes toujours/et chacun à son tour//pour resurgir unique/ensemble//c’est du rassemblé/tout ça », p 74, et je m’aperçois que j’ai cité tout le poème, de la suite suivante ! Cependant, dans la section qui vient après (et qui porte en titre Là où se noie) les adjectifs de couleur apparaissent : bleus, rouges, noirs, jaune, mauve… Que veulent alors dire ces deux vers : « une main se lève  /elle est remplie de couleur » (p 89) ? Ou ces deux autres : « cette langue d’avant les mots/où tu me commences » (p 95) ? 

Un livre qui résiste à la lecture, un livre de poèmes qui n’est pas donné, un livre qui ne laisse pas indiffèrent… Oui, quel est ce tu qui apparaît dans maints fragments ?

 

 

Yann DUPONT : « Fragilité(s) »

Christophe Chomant éditeur publie sous un format à italienne, comme nous y a habitués La Porte, la récente édition de Yann Dupont. Je ne sais pourquoi (ou je n’en connais que trop les raisons) mais j’ai l’impression, d’avoir déjà vu le poème liminaire dans une toile ou un dessin d’Edward Hopper, le peintre de la solitude… Yann Dupont est un poète de la solitude : « Quand une seule mouche/se cogne contre la vitre »… Un seul être vous manque et tout se repeuple grâce à une mouche ! Ailleurs, « le sang du périphérique coule dans ses veines » (p 10). Mais Yann Dupont ne se fait pas l’écho du seul Hopper, il se fait aussi l’écho d’un poète comme Guillaume Apollinaire « Sous le pont Mirabeau coule la Seine » : « Dans le regard de ce masque en plâtre coule la Seine » (p 12). Poésie savante, bourrée de références et de connivences !

« Un bas résille lui serre la gorge » (p 15) : Yann Dupont ne dit pas clairement les choses, il n’a pas une précision d’entomologiste ou d’enquêteur sur les lieux d’un crime, mais on devine qu’il y a eu meurtre. Plus loin, il récidive avec un poème : « Sans doute a-t-il plu/Dans le cratère de sa peau jaunie/Mais rien ne ressuscitera /Ce qui lui avait plu » (p 24). Le poète n’oublie pas  qu’il n’y a nul besoin qu’en poésie les choses soient dites nettement, et en plus il y a l’homophonie de la fin des vers 1 et 4. D’ailleurs Yann Dupont répète ce procédé dans le vers liminaire du poème - imprimé page 46  «  Alanguie elle a la langue » mais c’est pour aboutir au désastre final « … le désir//Celui des hommes de son corps qui maintenant gît dans la brume rose des marécages ». On comprend alors mieux les vers finaux de la plaquette : « Et on se sent plus libres/Nos corps enfouis sous terre » ( p 56). 

Yann Dupont : « Fragilité(s) ». Christophe Chomant éditeur, 68 pages, 13,50 euros. 

 

 

Françoise LE BOUAR : « Le fouillis du ciel, de la terre et des eaux »

C’est une poésie pleine de sensibilité  que donne à lire Françoise Le Bouar avec ce recueil, son premier livre de poésie, car elle était surtout connue jusque maintenant comme auteur d’études sur la littérature enfantine publiées essentiellement dans la revue Strenæ de l’Association Française de Recherches sur les Livres et les Objets Culturels de l’Enfance (AFRELOCE). Si Arz est une île du golfe du Morbihan, face à Vannes, le premier poème de Arz vient donner un sens éclairant au titre du recueil : fouillis de ciel, de terre et d’eau… Même le cimetière est dit avec beaucoup de délicatesse (p 20) : le rythme du poème se fait lent et attentif. Mais les aquarelles de Joseph Orsolini sont juste là pour souligner cette lenteur du temps qui passe sur le paysage de l’île, « accordé(e)/à la respiration des marées ». Il y a cependant trop de cascades de perles qui viennent caractériser les rires (p 27) mais ce n’est rien, sinon pas grand-chose, à côté du murmure/de ce qui vient (p 28) car Françoise Le Bouar a l’art de suggérer. 

L’aquarelliste n’est pas oublié : un poème lui est même dédié (p 30). Mais Françoise Le Bouar s’intéresse aussi au passé : « c’était là le bassin/d’un très vieux jardin  »  (p 36) ou les mourants :  « Supérieurs, les mourants/ont un œil/qui voit » (p 38). Françoise Le Bouar capte le peu de la vie ; elle célèbre le réel, elle s’en émerveille : elle révèle le monde et c’est bien un fouillis qui en émerge… La poète essaie d’y mettre un peu d’ordre, elle interroge ce semblant d’enfance chez l’adulte qu’elle est devenue.

Mais Françoise Le Bouar s’inquiète de son corps : «  et mon corps/lointain vaguement humain »  (p 49) ; il est vrai que c’est à l’occasion d’une convalescence (c’est du moins le titre de la suite de poèmes) ; l’état de faiblesse ( ? ) est prétexte à des poèmes comme décousus mais précis quand même. On remarquera la présence de qualificatifs ou de substantifs antagonistes  : les choses-syllabes (p 58) permettent au lecteur de se repérer dans ces poèmes : le projet de Françoise Le Bouar est bien de nommer le réel… Même la pollution semble positive , le bord de la Marne est là pour le prouver (p 90).

 

Françoise Le Bouar : « Le Fouillis du ciel, de la terre et des eaux ». L’Herbe qui tremble, 100 pages, 14 euros. (En librairie ou sur commande via le catalogue).

Il me faut cependant confesser une gêne ressentie à la lecture ode ce recueil : c’est que je remarque un décalage entre le titre des ensembles de poèmes et le contenu ou le nombre de ces pièces de vers. Ainsi Arz, s’il parle bien de cette île ou de la commune parle aussi d’autres lieux (Petite suite ariégeoise, Entre Larnaca et Nicosie …) De même, Convalescence : douze poèmes comporte beaucoup plus que les annoncés (une quarantaine !) : il est vrai que je suis sans doute trop carré

 

 

Didier JOURDREN  : « Le chemin dans l’herbe »

Didier Jourdren est en particulier poète : il a publié, entre autres, deux recueils aux éditions Folle Avoine. Ceci pour expliquer que dans le texte passé en quatrième de couverture, il est noté que le poète poursuit sa quête à partir de rencontres fugitives. Et ça commence bien : Didier Jourdren donne raison à Jeanine Baude (qui a sans doute écrit cette présentation du livre de nouvelles), à savoir qu’il est à la recherche de ces sensations fugitives dont il ignore les noms botaniques (p 10) ! Et ce n’est pas pour rien que le mot fugitive revient de nombreuses fois. L’impression (auditive), cette fois, c’est le chant d’un rossignol que l’auteur ne reconnaît pas de prime abord. C’est écrit dans une prose lisse, aux circonvolutions multiples ; mais Didier Jourdren maîtrise parfaitement l’art de la chute puisqu’il nomme l’arbre vu au bas du talus dont il ignorait l’appellation au moment où il l’admirait : l’alisier torminal (p 20). Cela s’appelle poésie : « La poésie vient quand on ne sait plus rien, quand on ne peut plus parler » (p 25). Je n’ai jamais trouvé au cours de mes lectures de définition plus claire de cette chose étrange qu’on désigne sous le vocable de poésie et la place de la vie est bien « entre terre et ciel » (p 27).

Didier JOURDREN , Le chemin dans l’herbe. Editions Pétra, 152 pages, 15 euros. En librairie. Ou sur catalogue (adresse : https://www.editionspetra.fr/), onglet Les livres aux éditions Pétra, clic sur acheter suivant titre et nom de l’auteur, port gratuit.

Le troisième nouvelle, intitulée Une colline autre part, n’échappe pas à la règle. En fait, ce que dit Didier Jourdren c’est le peu de réalité du réel lui-même. Qu’on en juge : « Je ne cesse de quitter ma colline, je m’éloigne, elle me guide pourtant sans que je le voie, m’ouvrant des sentes inattendues.  Au fond, je me détourne pas d’elle » (p 37) ou  « Quelque chose là nous est propre, intime, au plus profond, au plus impalpable, tout à fait autre, nous dépossède en même temps, nous ouvrant à une autre manière d’habiter le monde » (p 38). C’est que Didier Jourdren ne cherche pas à « habiter le monde, comme je l’ai trop souvent rêvé, ne signifie pas un enracinement définitif, aussi précaire qu’illusoire, mais parvenir à cette appartenance un instant entrevue entre les deux bâtiments de ferme » (p 41). Qu’est alors cette « appartenance » ? Ce sont les choses (un toit, un menhir…) voire des des animaux (un rossignol…) que rencontre Didier Jourdren au cours de ses promenades. Mais c’est toujours la même attention empreinte de curiosité dont il tire une leçon. Il y a fraternité des hommes mêmes lointains dans le temps : « L’éternité a besoin de nous » (p 47), mais la fin de cette pierre approche car en proie aux outrages du temps. Les choses sont à l’image de l’être humain… Belle leçon de modestie. « Au fond, je ne sais rien de ce qui me touche » (p 67) avoue Didier Jourdren. C’est peut-être prétexte à interroger les mots (mis en italiques dans le texte)… 

 

C’est le terme grâce qui vient à l’esprit quand on lit Didier Jourdren (et surtout L’Instant des pins) : « Pour dire en peu de mots ce qui a eu lieu : quelque chose en cet instant en moi a cédé » (p 79) ; il faudrait citer tout le paragraphe, pour saisir ce que ce mot de grâce signifie… Mais qu’est cette brisure ? « Comment vivre ? » (p 89). Accord au monde, acceptation tranquille, jamais l’expression « adéquation soudaine » n’a eu une telle évidence : « C’est vers ce très peu qu’il me faut aller » (p 90). Tout est alors dit, il ne faut pas grand-chose pour trouver le bonheur : un peu de légèreté dans l’air, cette adéquation au lieu, au moment. Quelle est la méthode involontaire pour susciter de telles approches fugitives ? La réponse est donnée à cette question page 97 au début de la nouvelle Dans l’émerveillement des fleurs : « Je ne sais pas ce que j’ai vu. Des fleurs sur le bord de la route, en passant, alors que le regard ne s’attachait à rien et l’esprit suivait des pensées fuyantes et décousues. Je ne les ai pas  vues : aperçues tout au plus, à travers la vitre, au moment où elles disparaissaient mais ce si peu m’a d’un coup arraché à ma  rêverie ». Ce qui n’empêche pas Didier Jourdren d’établir un parallèle entre la disparition de ces fleurs et celle (fantasmée) de la jeune femme qui lui fait face non loin de lui dans le bus…

Reste encore à s’interroger sur la nature de ce qui arrive à Didier Jourdren. Cette fois-ci, c’est l’exergue de l’avant-dernière nouvelle qui en donne les raisons : «  quelque chose en nous est atteint, étonné, enflammé ». « Le plus modeste, le plus pauvre » affirme le nouvelliste (p 108). Cela relève de l’indicible : « Peut-on reconnaître sans reconnaître » s’interroge-t-il. Cela s’appellerait correspondance, fragment oublié, réminiscence, nostalgie ; quelqu’un précise Didier Jourdren (p 110). L’auteur n’arrête pas de se questionner pour mieux préciser. Ce qui vaut au lecteur une digression sur les cabanons au fond du jardin. Et digression dans la digression, ces cabanons de poésie (p 118). Et le dernier texte (intitulé Route des foins), nous amène à ces étendues de foin au bord des routes qui toujours (le) retiennent (p 125). Ce n’est pas simple témoignage pittoresque du passé ; c’est que, marchant, Didier Jourdren a la nostalgie de son enfance, d’un certain passé, de la vie… Entre autres choses !